The Project Gutenberg eBook of Clerambault, by Romain Rolland This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Clerambault Histoire d'une concience libre pendant la guerre Author: Romain Rolland Release Date: June 10, 2023 [eBook #70956] Language: French Credits: Chuck Greif & the online Distributed Proofreaders Canada team at https://www.pgdpcanada.net *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CLERAMBAULT *** ROMAIN ROLLAND CLERAMBAULT Histoire d’une Conscience libre pendant la Guerre [Illustration: colophon] ALBIN MICHEL, ÉDITEUR 22, Rue Huyghens, 22--PARIS (14ᵉ) _Copyright by Librairie Ollendorff (1920)_ _Il a été tiré à part de cette édition_ _Trente exemplaires sur papier du Japon, numérotés de I à XXX._ _Trois cent cinquante exemplaires sur vergé d’Arches_ _numérotés de 1 à 350._ INTRODUCTION A “L’UN CONTRE TOUS”[1] Le sujet de ce livre n’est point la guerre, bien que la guerre le couvre de son ombre. Le sujet de ce livre est l’engloutissement de l’âme individuelle dans le gouffre de l’âme multitudinaire. C’est, à mon sens, un événement beaucoup plus gros de conséquences pour l’avenir humain que la suprématie passagère d’une nation. Je laisse délibérément au second plan les questions politiques. Il faut les réserver pour des études spéciales. Mais quelques causes qu’on assigne aux origines de la guerre, quelles que soient la thèse et les raisons qui l’étayent, aucune raison au monde n’excuse l’abdication de l’esprit devant l’opinion. Le développement universel des démocraties, mâtinées d’une survivance fossile: la monstrueuse raison d’État, a conduit les esprits d’Europe à cet article de foi que l’homme n’a pas de plus haut idéal que de se faire le serviteur de la communauté. Et cette communauté, on la définit: État. J’ose le dire: qui se fait le serviteur aveugle d’une communauté aveugle--ou aveuglée--comme le sont tous les États d’aujourd’hui, où quelques hommes généralement incapables d’embrasser la complexité des peuples, ne savent que leur imposer, par le mensonge de la presse et le mécanisme implacable de l’État centralisé, des pensées et des actes conformes à leurs propres caprices, leurs passions et leurs intérêts,--celui-là ne sert pas vraiment la communauté, il l’asservit et l’avilit, avec lui. Qui veut être utile aux autres doit d’abord être libre. L’amour même n’a point de prix, si c’est celui d’un esclave. De libres âmes, de fermes caractères, c’est ce dont le monde manque le plus aujourd’hui. Par tous les chemins divers:--soumission cadavérique des Églises, intolérance étouffante des patries, unitarisme abêtissant des socialismes--nous retournons à la vie grégaire. L’homme s’est lentement dégagé du limon chaud de la terre. Il semble que son effort millénaire l’ait épuisé: il se laisse retomber dans la glaise; l’âme collective le happe, il est bu par le souffle écœurant de l’abîme... Allons, ressaisissez-vous, vous qui ne croyez pas que le cycle de l’homme soit révolu! Osez vous détacher du troupeau qui vous entraîne! Tout homme qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous,--et, au besoin, contre tous. Penser sincèrement, même si c’est _contre_ tous, c’est encore _pour_ tous. L’humanité a besoin que ceux qui l’aiment lui tiennent tête et se révoltent contre elle, quand il le faut. Ce n’est pas en faussant, afin de la flatter, votre conscience et votre intelligence, que vous la servirez; c’est en défendant leur intégrité contre ses abus de pouvoir: car elles sont une de ses voix. Et vous la trahissez, si vous vous trahissez. Sierre, mars 1917. R. R. PREMIÈRE PARTIE * * * * * Agénor Clerambault, assis sous la tonnelle de son jardin de Saint-Prix, lisait à sa femme et à ses enfants l’Ode qu’il venait d’écrire à la Paix souveraine des hommes et des choses: _Ara Pacis Augustae_. Il y voulait célébrer l’avènement prochain de la fraternité universelle. C’était un soir de juillet. Sur la cime des arbres un dernier rayon rosé était posé. A travers la buée lumineuse, jetée comme une voilette sur la pente des collines et sur la plaine grise et la Ville lointaine, les vitres de Montmartre flambaient d’étincelles d’or. Le dîner venait de finir. Clerambault, appuyé sur la table non desservie, promenait, en parlant, son regard plein d’une joie naïve, de l’un à l’autre de ses trois auditeurs. Il était sûr d’y trouver le reflet de son contentement. Sa femme Pauline avait peine à suivre le vol de ses images: toute lecture à haute voix la faisait tomber, dès la troisième phrase, dans un état de somnolence où les soucis du ménage prenaient une place saugrenue; on eût dit que la voix du lecteur les excitât à chanter, comme des serins en cage. Elle avait beau se forcer à suivre sur les lèvres de Clerambault et à mimer des lèvres les mots dont elle n’entendait plus le sens, ses yeux machinalement notaient un trou dans la nappe, ses mains ramassaient des miettes sur la table, son cerveau s’obstinait à une addition récalcitrante, jusqu’au moment où le regard de Clerambault semblait la prendre en faute. Alors elle se hâtait de se raccrocher aux dernières syllabes perçues, elle s’extasiait en bredouillant un lambeau de vers (jamais elle n’avait pu citer un vers exactement): --Comment est-ce que tu as dit cela, Agénor? Répète encore la phrase... Dieu! que c’est joli!... Sa fille, la petite Rose, fronçait les sourcils. Maxime, le grand garçon, grimaçait railleusement et disait, agacé: --Maman, n’interromps pas toujours! Mais Clerambault souriait et tapotait affectueusement la main de sa bonne femme. Il l’avait épousée par amour, quand il était très jeune, pauvre et inconnu; ils avaient porté ensemble les années de gêne. Elle n’était pas tout à fait à son niveau intellectuel, et la différence ne s’atténuait pas avec l’âge; mais Clerambault aimait et respectait sa vieille compagne. Elle se donnait beaucoup de mal, avec peu de succès, pour marcher du même pas que son grand homme, dont elle était fière. Il avait pour elle une indulgence extraordinaire. L’esprit critique n’était pas son fort; et il s’en trouvait bien dans la vie, malgré des erreurs sans nombre dans ses jugements. Comme ces erreurs étaient toujours à l’avantage des autres, qu’il voyait en beau, ils lui en savaient gré, avec quelque ironie; il ne les gênait pas dans leur course au butin; sa candeur provinciale était pour les blasés un spectacle rafraîchissant, tel un buisson des champs dans un square. Maxime s’en amusait, mais il en savait le prix. Ce beau garçon de dix-neuf ans, aux yeux vifs et rieurs, avait vite fait de prendre dans le milieu parisien ce don d’observation preste, nette et railleuse, qui s’applique aux nuances extérieures des objets et des êtres plus qu’aux idées: il ne laissait rien perdre de ce qu’offraient de comique même ceux qu’il aimait. Mais c’était sans pensée malveillante, et Clerambault souriait de sa jeune impertinence. Elle ne portait pas atteinte à l’admiration de Maxime pour son père. Elle en était le condiment: ces gamins de Paris ont besoin, pour aimer le bon Dieu, de lui tirer la barbe! Quant à Rosine, elle se taisait, selon son habitude; et il n’était pas facile de savoir ce qu’elle pensait. Elle écoutait, le corps penché, les mains croisées, et les bras appuyés sur la table. Il y a des natures qui semblent faites pour recevoir: comme une terre silencieuse, qui s’ouvre à tous les grains; et beaucoup s’y enfoncent qui restent endormis; mais on ne sait pas ceux qui fructifieront. L’âme de la jeune fille était pareille: les paroles du lecteur ne s’y reflétaient pas comme sur les traits intelligents et mobiles de Maxime; mais une légère roseur répandue sous la peau et l’éclat humide des prunelles que les paupières voilaient témoignaient d’une ardeur et d’un trouble intérieurs, ainsi qu’en ces images de Vierge florentine, que féconde l’_Ave_ magique de l’archange. Clerambault ne s’y trompait pas. Son regard, qui faisait le tour de son petit bataillon, couvait avec une joie spéciale la blonde tête penchée qui se sentait regardée. Et les quatre formaient, en cette soirée de juillet, un petit foyer d’affection et de bonheur tranquille, dont le centre était le père, l’idole de la famille. * * * * * Il savait qu’il l’était; et, chose rare, ce sentiment ne le rendait pas antipathique. Il avait tant de plaisir à aimer, tant d’affection à répandre sur tous, proches ou lointains, qu’il trouvait naturel qu’on l’aimât, en retour. C’était un vieil enfant. Arrivé depuis peu à la célébrité, après une vie de médiocrité nullement dorée, il n’avait pas souffert de l’une, mais il jouissait de l’autre. Il avait passé la cinquantaine et ne s’en apercevait pas; s’il avait quelques fils blancs dans sa grosse moustache blonde de Gaulois, son cœur était resté de l’âge de ses enfants. Au lieu de suivre le flot de sa génération, il allait au-devant de chaque nouvelle vague; le meilleur de la vie lui semblait dans l’élan de la jeunesse perpétuellement renouvelée; et il ne s’inquiétait pas des contradictions auxquelles pouvait l’amener cette jeunesse perpétuellement en réaction contre celle qui l’avait précédée: ces contradictions se fondaient dans son esprit plus enthousiaste que logique, enivré de la beauté qu’il voyait partout répandue. Il y joignait un souci de bonté, qui ne s’accordait pas très bien avec ce panthéisme esthétique, mais qu’il tirait de son propre fonds. Il s’était fait l’interprète de toutes les idées nobles et humaines, sympathisait avec les partis avancés, les ouvriers, les opprimés, le peuple,--qu’il ne connaissait guère: car il était un pur bourgeois, d’idées généreuses et vagues. Plus encore que le peuple, il adorait la foule, il aimait à s’y baigner; il jouissait de se fondre (il le pensait du moins) dans l’âme de tous. C’était un vertige à la mode, en ce temps, parmi les intellectuels. Et la mode ne faisait, comme à l’ordinaire, que souligner d’un trait fort une disposition générale de l’heure présente. L’humanité s’acheminait à l’idéal de la fourmilière. Les insectes les plus sensibles,--artistes, intellectuels,--avaient été les premiers à en manifester les symptômes. On n’y voyait qu’un jeu et l’on ne s’apercevait pas de l’état général dont ces symptômes étaient l’indice. L’évolution démocratique du monde depuis quarante ans avait beaucoup moins réussi à établir en politique le gouvernement du peuple que, dans la société, le règne de la médiocrité. L’élite des artistes avait, d’abord, justement réagi contre ce nivellement des intelligences; mais, trop faible pour lutter, elle s’était retirée à l’écart, exagérant son dédain et son isolement; elle avait prôné un art raréfié, accessible seulement à quelques initiés. Rien de mieux que la retraite, quand on y porte une richesse de conscience, une abondance de cœur, une âme jaillissante. Mais il y avait loin des cénacles littéraires de la fin du dix-neuvième siècle aux ermitages féconds où se concentrent les robustes pensées. Ils étaient plus préoccupés d’économiser leur petit pécule intellectuel que de le renouveler. Afin de l’épurer, ils l’avaient retiré de la circulation. Il en résulta que bientôt il n’eut plus cours. La vie de la communauté passait à côté, sans qu’elle s’en souciât. La caste des artistes s’étiolait dans des jeux raffinés. De violents coups de vent, à l’époque des bourrasques de l’Affaire Dreyfus, arrachèrent quelques esprits à cet engourdissement. Au sortir de leur serre d’orchidées, les souffles du dehors les grisèrent. Ils apportèrent la même exagération à se rejeter dans le grand flot qui passait, que leurs prédécesseurs à s’en retirer. Ils crurent que le salut était le peuple, qu’il était tout le bien, qu’il était tout le beau; et malgré les échecs qu’ils essuyèrent dans leurs efforts pour se rapprocher de lui, ils inaugurèrent un courant dans la pensée d’Europe. Ils mirent leur fierté à se dire les interprètes de l’âme collective. Ce n’était pas eux qui la conquéraient: ils étaient les conquis; l’âme collective avait fait brèche dans la tour d’ivoire; les personnalités affaiblies des penseurs se rendaient; et, pour se cacher à eux-mêmes leur abdication, ils la disaient volontaire. Dans leur besoin de se convaincre, philosophes et esthéticiens forgèrent des théories qui prouvaient que la loi était de s’abandonner au flot de la Vie Unanime, au lieu de la diriger, ou, plus modestement, de poursuivre avec calme son petit bonhomme de chemin. On s’enorgueillissait de n’être plus soi-même, de n’être plus une raison libre: (la liberté était vieux jeu, dans ces démocraties!) On se faisait gloire d’être un des globules de sang, que charrie le fleuve--les uns disaient: de la race, les autres: de la Vie universelle. Ces belles théories, dont les habiles surent extraire des recettes d’art et de pensée, étaient dans toute leur fleur, en 1914. Elles avaient ravi le cœur du naïf Clerambault. Rien ne s’accordait mieux avec son cœur affectueux et son incertitude d’esprit. A qui ne se possède pas, il est bien facile de se donner. Aux autres, à l’univers, à cette Force providentielle, inconnue, indéfinissable, sur laquelle on se décharge de la peine de penser et de vouloir. Le grand courant passait; et ces âmes paresseuses, plutôt que de continuer leur route sur la rive, trouvaient plus simple et bien plus enivrant de se laisser porter... Où donc? Nul ne se fatiguait à y songer. Bien à l’abri dans leur Occident, il ne leur venait pas à l’idée que leur civilisation pût perdre les avantages acquis; la marche du progrès leur paraissait aussi fatale que la rotation de la terre; cette conviction permettait de se croiser les bras; on s’en remettait à la Nature; et elle, creusant son gouffre, les attendait en bas. Mais en bon idéaliste, Clerambault regardait rarement à ses pieds. Cela ne l’empêchait point de se mêler de politique, à l’aveuglette, comme c’était la manie des hommes de lettres de son temps. Il y disait son mot, à tort et à travers: sollicité de le dire par des journalistes en mal de copie, et tombant dans leurs panneaux, se prenant candidement au sérieux. Au total, bon poète et bon homme, intelligent et un peu bêta, pur de cœur et faible de caractère, sensible à l’admiration comme au blâme et à toutes les suggestions de son milieu, incapable toutefois d’un sentiment mesquin d’envie ou de haine, incapable aussi de le prêter aux autres, et, dans la complexité des sentiments humains, restant myope pour le mal et presbyte pour le bien. C’est un type d’écrivain qui est fait pour plaire au public, car il ne voit pas les défauts des hommes, et il dore leurs petites vertus. Même ceux qui n’en sont pas dupes, en sont reconnaissants; à défaut d’être, on se console de paraître et l’on aime le miroir des yeux où s’embellit la médiocrité. Cette sympathie générale, qui ravissait Clerambault, n’était pas moins exquise à savourer pour les trois êtres qui l’entouraient en ce moment. Ils étaient fiers de lui, comme s’il eût été leur œuvre. Ce qu’on admire est un peu comme si on l’avait créé. Et, lorsque, par surcroît, on fait partie de l’être admiré, lorsqu’on est de son sang, on ne distingue plus très bien jusqu’à quel point on vient de lui, ou si c’est lui qui vient de vous. Les deux enfants et la femme d’Agénor Clerambault contemplaient leur grand homme, avec des yeux attendris et satisfaits de propriétaire. Et lui, qui les dominait de sa parole ardente et de sa haute taille aux épaules un peu remontées, se laissait faire: il savait bien que c’est la propriété qui tient le propriétaire. * * * * * Clerambault venait de finir par une vision Schillerienne de la joie fraternelle promise à l’avenir. Maxime, bondissant d’enthousiasme malgré son ironie, en l’honneur de l’orateur avait ouvert un ban, et l’exécutait, à lui tout seul. Pauline s’inquiétait avec bruit si Agénor ne s’était pas échauffé, en parlant. Et Rosine, la silencieuse, dans l’agitation générale, posait furtivement ses lèvres sur la main de son père. La servante apporta le courrier et les journaux du soir. Nul n’était pressé de les lire. Au sortir du rayonnant avenir, les nouvelles du jour retardaient. Maxime rompit pourtant la bande du grand journal bourgeois, parcourut d’un coup d’œil les quatre pages compassées, sauta aux dernières nouvelles et dit: --Tiens! C’est la guerre! On ne l’écoutait pas. Clerambault se berçait aux dernières vibrations de ses paroles évanouies. Rosine était dans une extase tranquille. Seule, la mère, dont l’esprit, ne pouvant se fixer à rien, voletait en tous sens, comme une mouche, attrapant au hasard une bribe, entendit le dernier mot et s’exclama: --Maxime, ne dis donc pas de bêtises! Maxime protestait, montrant dans son journal la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie. --A qui? --A la Serbie. --Oh bien! fit la bonne femme, avec l’air de dire: «Ce qui se passe dans la lune!...» Mais Maxime, insistant,--_doctus cum libro_,--prouvait que, de proche en proche, cet ébranlement lointain pourrait mettre le feu aux poudres. Clerambault, qui commençait à sortir de son agréable torpeur, sourit tranquillement et dit qu’il ne se passerait rien: --Un bluff, comme on en avait tant vu depuis trente ans: chaque année, au printemps, ou à l’été... Des matamores qui agitaient leur sabre... Ils ne croyaient pas à la guerre; personne n’en voulait... La guerre était impossible: on l’avait démontré. C’était un croquemitaine dont il restait à purger le cerveau des libres démocraties... Il développa ce thème... La nuit était sereine, douce et familière. Les grillons dans les champs. Un ver luisant dans l’herbe. Le bruit d’un train lointain. La glycine s’exhalait. Un jet d’eau s’égouttait. Dans le ciel sans lune, le sillon lumineux de la Tour Eiffel tournait. Les deux femmes rentrèrent. Maxime, las d’être assis, courait au fond du jardin, avec son jeune chien. Par les fenêtres ouvertes, on entendit Rosine au piano qui jouait, avec une émotion timide, une page de Schumann. Clerambault, resté seul, renversé en arrière dans son fauteuil d’osier, heureux de vivre et d’être homme, d’un cœur reconnaissant respirait la bonté de cette nuit d’été. * * * * * Six jours après. Clerambault avait passé l’après-midi dans les bois. Il était comme le moine légendaire. Couché au pied d’un chêne, il eût pu, au chant d’un oiseau, laisser couler, bouche bée, un siècle comme un jour. Il ne se décida à rentrer que quand le soir descendit. Dans le vestibule, Maxime, un peu pâle et riant, vint à lui et dit: --Eh bien! papa, ça y est! Il lui apprit les nouvelles: la mobilisation russe, l’état de guerre en Allemagne. Clerambault le regarda, sans comprendre. Sa pensée était si loin de ces sombres folies! Il essaya de discuter. Les nouvelles étaient précises. Ils se mirent à table. Clerambault ne mangea guère. Il cherchait des raisons de nier les conséquences de ces deux crimes: le bon sens de l’opinion, la sagesse des gouvernements, les assurances répétées des partis socialistes, les fermes paroles de Jaurès. Maxime le laissait dire, son attention était ailleurs: comme son chien, l’oreille tendue aux frémissements de la nuit... Une nuit si pure, si tendre!... Ceux qui ont vécu ces dernières soirées de juillet 1914 et celle plus belle encore du premier jour d’août gardent dans leur mémoire la splendeur merveilleuse de la nature entourant de ses bras affectueux, avec un beau sourire de pitié, l’abjecte race humaine, prête à se dévorer. Il était près de dix heures, Clerambault avait cessé de parler. Personne ne lui donnait la réplique. Ils se taisaient, le cœur gros, vaguement absorbés ou s’efforçant de l’être, les femmes par un ouvrage, Clerambault par un livre que ses yeux seuls lisaient. Maxime était sorti sur le perron, et fumait. Appuyé sur la rampe, il regardait le jardin endormi et la coulée magique du clair de lune dans l’ombre de l’allée. La sonnerie du téléphone les fit tressaillir. On demandait Clerambault. Il alla d’un pas lourd, l’air assoupi et distrait. Il ne comprit pas d’abord. --Qui parle?... Ah! c’est vous, cher ami?... (Un confrère parisien lui téléphonait, de la rédaction d’un journal.) Il continuait de ne pas comprendre: --Je ne saisis pas... Jaurès... Eh bien! Jaurès?... Ah! Mon Dieu!... Maxime, poussé par une appréhension secrète, suivait de loin l’entretien; il se précipita pour reprendre des mains de son père l’appareil, que Clerambault laissait tomber avec un geste de désespoir. --Allo!... allo!... Vous dites? Jaurès assassiné!... Les exclamations de douleur et de colère se croisaient sur le fil. Maxime écoutait les détails, qu’il redisait aux siens, d’une voix hachée. Rosine avait ramené Clerambault près de la table. Il s’assit, écrasé. L’ombre d’un malheur immense, tel le Destin antique, pesait sur la maison. Ce n’était pas seulement l’ami, dont la disparition serrait le cœur,--le bon, le joyeux visage, la main cordiale, la voix qui dissipait les nuées... C’était le dernier espoir des peuples menacés, le seul homme qui pût (ils le croyaient du moins, avec une confiance enfantine et touchante) conjurer l’orage amassé. Lui tombé, comme Atlas, le ciel croulait. Maxime courut à la gare. Il allait prendre les nouvelles à Paris et promettait de revenir, dans la nuit. Clerambault resta à la maison isolée, d’où l’on voyait au loin la grande phosphorescence de la Ville. Il n’avait pas bougé de la chaise où il s’était affalé, dans un état de stupeur. La catastrophe était en marche: cette fois, il n’en doutait plus: déjà, elle était entrée. Mᵐᵉ Clerambault tâcha de le faire coucher: il ne voulut rien entendre. Sa pensée était en ruines; il n’y pouvait rien distinguer de ferme et de constant, faire l’ordre, suivre une idée. Sa demeure intérieure s’était effondrée; dans la poussière qui s’élevait des plâtras, impossible de voir ce qui restait intact, il semblait qu’il ne restât plus rien. Un amas de souffrances. Clerambault les contemplait d’un œil stupide, sans s’apercevoir de ses larmes qui coulaient. Maxime ne revenait pas. Il avait été pris par l’excitation de Paris. Vers une heure de la nuit, Mᵐᵉ Clerambault, qui s’était couchée, vint chercher son mari et réussit à le ramener dans leur chambre commune. Il se coucha aussi. Mais quand Pauline fut endormie, (elle, l’inquiétude la faisait dormir!) il sortit du lit et retourna dans la pièce voisine. Il suffoquait, il gémissait; sa souffrance était si compacte et si dense qu’elle ne lui laissait plus l’espace de respirer. Avec l’hyperesthésie prophétique de l’artiste, qui vit souvent avec plus d’intensité dans le lendemain que dans l’instant présent, il embrassait tout ce qui allait venir, d’un regard d’épouvante et d’un cœur crucifié. Cette guerre inévitable entre les plus grands peuples du monde lui apparaissait comme la faillite de la civilisation, la ruine des espoirs les plus saints en la fraternité humaine. Il était pénétré d’horreur par la vision de cette humanité folle, qui sacrifiait ses trésors les plus précieux, ses forces, son génie, ses plus hautes vertus, à l’idole bestiale de la guerre. Une agonie morale, une communion déchirante avec les millions de malheureux. A quoi bon, à quoi bon, les efforts des siècles? Le vide lui étreignait le cœur. Il sentait qu’il ne pourrait plus vivre, si sa foi dans la raison des hommes et leur amour mutuel était détruite, s’il lui fallait reconnaître que son _Credo_ de vie et d’art était une erreur, que le mot de l’énigme du monde était le noir pessimisme. Et il était trop lâche, pour le regarder en face; il en détournait les yeux, avec effroi. Mais le monstre était là et lui soufflait au visage. Et Clerambault suppliait (il ne savait qui ni quoi) que _cela_ ne fût pas, que _cela_ ne fût pas! Tout, plutôt qu’une telle vérité. Mais la vérité dévorante se tenait derrière la porte! qui s’ouvrait. Toute la nuit, Clerambault lutta, pour repousser la porte... Jusqu’à ce que, vers le matin, commença de poindre un instinct animal, venu on ne sait d’où, qui faisait dévier le désespoir vers le sourd besoin de lui trouver une cause précise et limitée, d’objectiver le mal dans un homme, dans un groupe d’hommes, et de se décharger colériquement sur eux de la misère de l’univers... Ce ne fut encore qu’une brève apparition,--premiers effluves lointains d’une âme étrangère, obscure, énorme, impérieuse, prête à faire irruption,--de l’Ame multitudinaire... Elle prit forme avec l’arrivée de Maxime, qui en rapportait le suint, toute la nuit ramassé dans les rues de Paris. Tous les plis de ses vêtements, tous les poils de son corps en étaient imprégnés. Harassé, exalté, il ne voulait pas s’asseoir, il ne songeait qu’à repartir. Le décret de mobilisation paraîtrait aujourd’hui. La guerre était certaine. Elle était nécessaire. Elle était bienfaisante. Il fallait en finir. L’avenir de l’humanité était en jeu. Les libertés du monde étaient menacées. _Ils_ avaient escompté le meurtre de Jaurès, pour semer les divisions et soulever l’émeute dans la patrie attaquée. Mais toute la nation se dressait, serrée autour de ses chefs. Les jours sublimes de la grande Révolution allaient renaître... Clerambault ne discutait pas ces assertions; à peine disait-il: --Tu crois? Tu es bien sûr? Mais c’était comme une supplication secrète, pour que Maxime affirmât, pour que Maxime redoublât. Les nouvelles apportées ajoutaient encore au chaos, y mettaient le comble, mais en même temps, elles commençaient à diriger les forces éperdues de l’esprit vers un point fixe. Le premier aboiement du chien qui groupe le troupeau. Clerambault n’eut plus qu’un désir: rejoindre le troupeau, se frotter aux bêtes humaines, ses frères, sentir comme eux, agir comme eux.--Bien qu’il fût épuisé par la veille, il alla, malgré sa femme, prendre avec Maxime le train pour Paris. Ils attendirent longuement à la gare, puis dans le train. Les voies étaient encombrées et les wagons remplis. Dans l’agitation commune, celle de Clerambault trouvait un apaisement. Il interrogeait, il écoutait; tous fraternisaient. Et tous, sans trop savoir encore ce qu’ils pensaient, sentaient qu’ils pensaient de même: la même énigme, la même épreuve les menaçaient; mais on n’était plus tout seul pour en venir à bout, ou pour succomber sous elles: cela rassurait un peu; on sentait la chaleur les uns des autres. Plus de distinction de classes: ni ouvriers ni bourgeois; on ne regardait plus aux habits, ni aux mains; on regardait aux yeux, où palpitait la même lueur de vie, qui vacillait sous la même approche de la mort. Et tous ces pauvres gens étaient si visiblement étrangers aux causes de la catastrophe, à cette fatalité suspendue, que le sentiment de leur innocence les amenait enfantinement tous à chercher les coupables, ailleurs. Cela aussi était consolant et calmant pour la conscience. Quand Clerambault arriva à Paris, il respirait mieux; à son agonie de la nuit passée avait succédé une mélancolie stoïque et virile. Il n’était encore qu’à la première étape. * * * * * Le décret de mobilisation générale venait d’être affiché aux portes des mairies. Les gens, silencieusement, lisaient, relisaient, partaient, sans échanger un mot. Après l’anxieuse attente des jours précédents,--(la foule autour des kiosques à journaux, les gens assis sur le trottoir, guettant l’heure des nouvelles, et, quand les feuilles arrivaient, se groupant pour les lire),--c’était la certitude! Elle était une détente. Le malheur obscur qu’on sent venir, sans savoir à quelle heure et de quelle part, donne la fièvre. Mais une fois qu’il est là, on respire, on le dévisage, et on retrousse ses manches. Il y eut quelques heures de recueillement puissant. Paris prenait son souffle et préparait ses poings. Puis, ce qui gonflait les âmes se répandit au dehors. Les maisons se vidèrent, et dans les rues coula un fleuve humain, dont toutes les gouttes se cherchaient pour se fondre. Clerambault tomba au milieu, et fut bu. D’un seul coup. Au sortir de la gare, à peine avait-il mis le pied sur les pavés. Sans mots, sans gestes, sans incidents. L’exaltation sereine du flot coula en lui. Ce grand peuple était pur encore de violence. Il se savait (il se croyait) innocent, et ses millions de cœurs, en cette première heure où la guerre était vierge, brûlaient d’un enthousiasme sérieux et sacré. Dans cette calme et fière ivresse il entrait le sentiment de l’injustice qu’on lui faisait, le juste orgueil de sa force, des sacrifices qu’il allait consentir, la pitié sur soi-même, la pitié sur les autres qui étaient devenus un morceau de soi-même, ses frères, ses enfants, ses aimés, tous étant chair à chair serrés, collés ensemble par l’étreinte surhumaine,--la conscience du corps gigantesque formé par leur union,--et l’apparition, au-dessus de leurs têtes, du fantôme qui incarnait cette union,--la Patrie. Mi-bête, mi-dieu, comme le sphinx d’Égypte ou le taureau assyrien; mais nul ne voyait alors que ses yeux rayonnants: ses pieds restaient cachés. Elle était le Monstre divin, en qui chacun des vivants se retrouve multiplié,--l’Immortelle dévorante, où ceux qui vont mourir veulent croire qu’ils resteront vivants, supra-vivants, et nimbés de gloire. Sa présence invisible coulait dans l’air, comme un vin. Et chacun apportait dans la cuve aux vendanges sa hotte, son panier, sa grappe: ses idées, ses passions, son dévouement, ses intérêts. Il y avait bien des insectes répugnants dans le raisin, bien des ordures sous les sabots qui foulaient; mais le vin était de rubis et faisait flamber le cœur.--Clerambault en lampa sans mesure. Il n’en fut pourtant pas vraiment métamorphosé. Son âme n’était pas changée. Elle n’était qu’oubliée. Dès qu’il se retrouvait seul, il la retrouvait gémissante.--Aussi, son instinct lui faisait fuir la solitude. Il s’entêta à ne plus rentrer à Saint-Prix, où la famille avait l’habitude de passer la belle saison, et il se réinstalla dans son appartement de Paris, un cinquième, rue d’Assas. Il ne voulut même pas attendre huit jours, même pas retourner là-bas, pour aider au déménagement. Il avait besoin de la chaleur amicale, qui montait de Paris, qui entrait par ses fenêtres. Toute occasion lui fut bonne pour s’y plonger, pour descendre dans la rue, se joindre aux groupes, suivre les manifestations, acheter pêle-mêle tous les journaux, qu’il méprisait, en temps ordinaire. Il revenait de là toujours plus dépersonnalisé, anesthésié pour ce qui se passait au fond de lui, déshabitué de sa propre conscience, étranger dans sa maison,--son moi. C’est pourquoi il se sentait plus chez lui, dehors que dedans. * * * * * Mᵐᵉ Clerambault était rentrée à Paris avec sa fille. Le premier soir après leur arrivée, Clerambault entraîna Rosine sur les boulevards. Ce n’était plus déjà la solennelle ferveur des premiers jours. La guerre avait commencé. La vérité était coffrée. La grande Menteuse, la Presse, vidait à toute volée sur les nations, gueule bée, l’alcool des victoires sans lendemain et ses récits empoisonnés. Paris était pavoisé, comme pour un jour de fête. Les maisons, de la tête au pied, étaient vêtues des trois couleurs. Dans des rues ouvrières, chaque fenêtre de mansarde avait, fleur à l’oreille, son petit drapeau à un sou. Au coin du faubourg Montmartre, ils rencontrèrent un étrange cortège. Un grand vieillard à barbe blanche marchait en tête, avec un étendard. Il avançait à longues enjambées, souples et déhanchées, comme s’il allait ou bondir ou danser. Les basques de sa redingote battaient au vent. Derrière, une masse compacte, indistincte, beuglante. Bras dessus bras dessous, ouvriers et bourgeois; un gosse sur des épaules; une tignasse rouge de fille, entre une casquette de chauffeur et un képi de soldat; poitrines en avant, mentons levés et mâchoires ouvertes, des trous noirs, hurlant _la Marseillaise_. A droite, à gauche des rangs, un double cordon de faces patibulaires suivaient le bord des trottoirs, prêtes à insulter les passants qui, distraits, ne saluaient pas le drapeau. Rosine, saisie, vit son père, tête nue, qui chantait et emboîtait le pas à la suite du cortège; riant et parlant tout haut, il traînait à son bras la jeune fille, sans remarquer la pression de la main crispée qui tâchait de le retenir. Quand il rentrait, Clerambault restait loquace et excité. Il parlait pendant des heures. Les deux femmes, patiemment, écoutaient. Mᵐᵉ Clerambault n’entendait pas, selon son habitude, et faisait chorus. Rosine entendait tout et ne disait pas un mot. Mais elle jetait à son père un regard, à la dérobée; et son regard était un étang qui se glace. Clerambault s’exaltait. Il ne l’était pas encore à fond; mais il s’appliquait consciencieusement à l’être. Il lui restait pourtant assez de lucidité pour s’effarer parfois de ses progrès. L’artiste est plus livré par sa sensibilité aux ondes d’émotion qui lui viennent du dehors; mais il a aussi, pour y résister, des armes que les autres n’ont pas. Même le moins réfléchi, celui qui s’abandonne à ses effusions lyriques, possède, à quelque degré, une faculté d’introspection qu’il ne tient qu’à lui d’utiliser. S’il s’en abstient, c’est faute de vouloir, plutôt que de pouvoir; il a peur de se regarder de trop près: il verrait une image qui ne le flatterait pas. Mais ceux qui, comme Clerambault, ont, à défaut de dons psychologiques, la vertu de la sincérité, sont suffisamment munis pour exercer un contrôle sur leur exaltation. Un jour, il se promenait seul; il vit un attroupement, de l’autre côté de la chaussée. A la terrasse d’un café, les gens se bousculaient. Il traversa la rue. Il était calme. Il se trouva sur l’autre trottoir, dans une agitation confuse qui tourbillonnait autour d’un point invisible. Il eut assez de peine à s’y introduire. A peine fut-il intercalé dans cette roue de moulin, qu’il devint un morceau de la jante: il s’en rendit nettement compte; son esprit tourna avec elle. Il vit, au moyeu de la roue, un homme qui se débattait; et, avant de connaître le sens des fureurs de la foule, il les ressentit. Il ne savait pas s’il s’agissait d’un espion ou d’un parleur imprudent qui avait bravé les passions populaires; mais on criait autour de lui, et il s’aperçut que... oui, que lui, Clerambault, il venait de crier: --Assommez-le! Un remous de la foule le rejeta hors du trottoir; une voiture le sépara de l’attroupement; et quand le chemin se retrouva libre, la meute s’éloignait en courant après la proie. Clerambault les suivit du regard, et il entendait encore le son de sa propre voix. Il rebroussa chemin et il rentra. Il n’était pas fier... A partir de ce jour, il sortit moins souvent. Il se méfiait. Mais il continua de cultiver l’ivresse en chambre. A sa table de travail, il se croyait à l’abri. Il ne savait pas la virulence du fléau. La maladie se glisse par les fenêtres, par les fentes des portes, par le papier imprimé, par l’air, par la pensée. Les plus sensibles la respirent, avant d’avoir rien vu, avant d’avoir rien lu, en entrant dans la ville. A d’autres il suffit d’avoir subi le contact, une fois, en passant; l’infection se développe ensuite, dans l’isolement. Clerambault, éloigné de la foule, en avait pris la contagion; et le mal s’annonçait par les prodromes habituels. Cet homme affectueux et tendre haïssait, haïssait par amour. Son intelligence, qui avait toujours été profondément loyale, s’essayait en secret à tricher avec soi, à légitimer ses instincts de haine par des raisons qui y étaient contraires. Il s’apprenait l’injustice et le mensonge passionnés. Il voulait se persuader qu’il pouvait accepter le fait de la guerre et y participer, sans renier son pacifisme d’hier, son humanitarisme d’avant-hier, et son optimisme de toujours. Ce n’était pas commode; mais il n’est rien où la raison ne puisse atteindre. Quand son propriétaire sent l’impérieux besoin de se défaire, pour un temps, de principes qui le gênent, elle trouve dans les principes mêmes l’exception qui les viole, en confirmant la règle. Clerambault commençait à se fabriquer une thèse, un idéal--absurdes--où s’accordaient les contradictoires: la guerre contre la guerre, la guerre pour la paix, pour la paix éternelle. * * * * * L’enthousiasme de son fils lui était d’un grand secours. Maxime s’était engagé. Une vague de joie héroïque emportait sa génération. Il y avait si longtemps qu’elle attendait--(elle n’osait plus l’espérer!)--l’occasion d’agir et de se sacrifier! Les hommes plus âgés, qui ne s’étaient jamais donné la peine de la comprendre, étaient dans l’émerveillement. Ils se souvenaient de leur propre jeunesse, médiocre et gâchée, d’égoïsme mesquin, de petites ambitions et de plates jouissances. Ne se reconnaissant plus dans leurs enfants, ils attribuaient à la guerre la floraison de ces vertus, qui croissaient depuis vingt ans autour de leur indifférence, et que la guerre allait faucher. Même auprès d’un père aussi large d’esprit que Clerambault, Maxime s’étiolait. Clerambault était trop occupé à répandre son moi débordant et diffus, pour bien voir et pour aider les êtres qu’il aimait. Il leur apportait l’ombre chaude de sa pensée, mais il leur prenait le soleil. Ces jeunes gens, que leurs forces gênaient, en quêtaient vainement l’emploi; ils ne le trouvaient point dans l’idéal de leurs plus nobles aînés. L’humanitarisme d’un Clerambault était trop vague; il se satisfaisait d’agréables espérances, sans risques et sans vigueur, que seule permettait la quiétude d’une génération vieillie dans la paix bavarde des Parlements et des Académies; il ne cherchait pas à prévoir, sinon comme thèmes oratoires, les dangers de l’avenir; encore moins songeait-il à déterminer son attitude, au jour où le péril serait là. Entre les idéals d’action les plus opposés, on n’avait pas la force de faire un choix. On était patriote et internationaliste. On construisait, en esprit, des Palais de la Paix et des super-dreadnoughts. On voulait tout comprendre, tout embrasser, tout aimer. Ce Whitmanisme alangui pouvait avoir esthétiquement son prix. Mais son incohérence pratique n’offrait aux jeunes gens aucune direction, à la croisée des routes où ils se trouvaient amenés. Ils piétinaient sur place, frémissant de l’attente incertaine et de l’inutilité de leurs jours, qui passaient... La guerre vint trancher l’indécision. Ils l’acclamèrent. Elle choisissait pour eux. Ils se lancèrent à sa suite. Marcher à la mort, soit! Mais marcher, c’est vivre. Les bataillons partaient en chantant, trépignant d’impatience, des dahlias au képi, les fusils pomponnés de fleurs. Les réformés s’engageaient, les adolescents se faisaient inscrire, les mères les poussaient en avant. On eût dit un départ pour les Jeux Olympiques. De l’autre côté du Rhin, la jeunesse était de même. Et, là-bas, comme ici, leurs dieux les escortaient: Patrie, Justice, Droit, Liberté, Progrès du monde, rêves Édéniques de l’humanité renouvelée,--toute la fantasmagorie d’idées mystiques dont s’enveloppent les passions des jeunes gens. Aucun d’eux ne doutait que sa cause ne fût la bonne. A d’autres, de discuter! Ils étaient la preuve vivante. Qui donne sa vie se passe d’autre argument. Mais les hommes plus âgés, qui restaient en arrière, n’avaient pas leurs raisons pour s’abstenir de la raison. Elle leur était confiée, afin qu’ils en usassent, non pour la vérité, mais bien pour la victoire. Dans les guerres d’aujourd’hui, qui englobent les peuples entiers, la pensée est enrôlée; aussi bien que les canons, la pensée tue; elle tue l’âme; elle tue au delà des mers, elle tue au delà des siècles: c’est la grosse artillerie, qui travaille à distance. Tout naturellement, Clerambault pointait ses pièces. La question n’était déjà plus pour lui de voir clair, de voir large, d’embrasser l’horizon, mais de viser l’ennemi. Il avait l’illusion de secourir son fils. Avec une inconsciente et fiévreuse mauvaise foi, qu’entretenait son affection, il quémanda dans tout ce qu’il voyait, entendait ou lisait, des arguments pour étayer sa volonté de croire en la sainteté de la cause. Tout ce qui pouvait prouver que l’ennemi seul avait voulu la guerre, que l’ennemi seul était l’ennemi de la paix, que faire la guerre à l’ennemi c’était encore vouloir la paix. Les preuves ne manquaient pas. Elles ne manquent jamais. Ouvrir, fermer les yeux, à propos, tout est là.--Et, pourtant, Clerambault n’était pas entièrement satisfait. Le secret malaise, où ces demi-vérités, ces vérités à queues de mensonges, mettaient sa conscience d’honnête homme, se traduisait par une irritation de plus en plus passionnée contre l’ennemi. Et, parallèlement,--(tels les deux seaux d’un puits: quand l’un monte, l’autre descend)--son enthousiasme patriotique grossissait et noyait dans une ivresse salutaire ses derniers tourments d’esprit. Maintenant, il était à l’affût des moindres faits des journaux, à l’appui de sa thèse; et bien qu’il sût que penser de la véracité de ces feuilles, il ne la mettait jamais en doute, quand leurs assertions servaient sa passion avide et inquiète. Il adopta, pour l’ennemi, le principe que «_le pire est toujours certain_». Il fut presque reconnaissant à l’Allemagne de lui fournir, par ses actes de cruauté et ses violations répétées du droit, la solide confirmation de la sentence que, pour plus de sûreté, il avait prononcée d’avance. L’Allemagne lui fit bonne mesure. Jamais État en guerre ne sembla plus pressé de soulever contre lui la conscience universelle. Cette nation apoplectique, qui crevait de sa force, s’était ruée sur l’adversaire, dans un délire d’orgueil, de colère et de peur. La bête humaine, lâchée, fit, dès ses premiers pas, un cercle d’horreur méthodique autour d’elle. Toutes les brutalités des instincts et de la foi étaient savamment excitées par ceux qui la tenaient en laisse, par ses chefs officiels, son grand État-Major, ses professeurs enrégimentés, ses pasteurs aux armées. La guerre a toujours été, sera toujours le crime. Mais l’Allemagne l’organisait, comme elle fait de tout le reste. Elle mettait en code le meurtre et l’incendie. Là-dessus, un mysticisme colérique, fait de Bismarck, de Nietzsche, et de la Bible, versait son huile bouillante. Le Surhomme et le Christ étaient mobilisés, pour écraser le monde et le régénérer.--La régénération commença en Belgique. Dans mille années d’ici, on en parlera encore. Le monde épouvanté assistait au spectacle infernal de la vieille civilisation d’Europe, plus de deux fois millénaire, s’écroulant sous les coups barbares et savants de la grande nation qui en était l’avant-garde,--l’Allemagne, riche d’intelligence, de science et de puissance,--en quinze jours de guerre, docile et dégradée. Mais ce que ne prévoyaient pas les organisateurs du délire germanique, c’est que, comme le choléra qu’apportent les armées, il gagnerait l’autre camp et qu’une fois installé dans les pays ennemis il ne délogerait plus avant d’avoir infecté l’Europe entière et de l’avoir rendue inhabitable pour des siècles. Dans toutes les folies, dans toutes les violences de cette guerre atroce, l’Allemagne donna l’exemple. Son grand corps plus charnu, mieux nourri, offrait à l’épidémie une plus large prise; elle fut foudroyante. Mais quand le mal commença à s’atténuer chez elle, il s’était infiltré chez les autres, sous la forme d’une fièvre lente et tenace, qui, de semaine en semaine, jusqu’à l’os s’incrusta. Aux insanités des penseurs d’Allemagne répondirent sans tarder les extravagances des parleurs de Paris et d’ailleurs. C’étaient les héros d’Homère. Mais ils ne se battaient point. Ils n’en criaient que mieux. On n’insultait pas seulement l’adversaire, on insultait son père, ses grands-pères, sa lignée tout entière; on fit mieux, on nia son passé. Le plus infime académicien travaillait avec rage à diffamer la gloire des grands hommes endormis dans la paix du tombeau. Clerambault écoutait, écoutait, absorbait... Il était pourtant un des rares poètes français qui eussent, avant la guerre, des relations européennes et dont l’œuvre eût trouvé des sympathies en Allemagne. A la vérité, il ne parlait aucune langue étrangère, en bon vieil enfant gâté de France, qui ne se donne point la peine d’aller faire visite aux autres, sûr qu’on viendra chez lui. Du moins, il les recevait bien, son esprit était dénué de partis pris nationaux, et l’intuition du cœur suppléait aux lacunes de l’instruction pour lui faire prodiguer sans compter son admiration aux génies étrangers. Mais à présent qu’on lui apprenait qu’il fallait se méfier de tout, («Taisez-vous! Méfiez-vous!») que Kant menait à Krupp, il n’osait plus admirer sans garantie officielle. La sympathique modestie, qui lui faisait, en temps de paix, respectueusement accepter, comme parole d’Évangile, ce que publiaient les hommes instruits et considérés, avait pris, en temps de guerre, les proportions d’une fabuleuse crédulité. Il gobait, sans faire: «ouf!» les étranges découvertes dont s’avisaient à présent les intellectuels de son pays, fouillant et piétinant l’art, la science, l’intelligence, l’âme de l’autre pays, au cours des siècles,--ce travail de délirante mauvaise foi, qui niait au peuple ennemi tout génie, et retrouvait dans ses plus hauts titres de gloire la marque de son infamie actuelle, à moins qu’on ne lui dérobât ces titres en les attribuant à une autre race. Clerambault en était confondu, hors de lui, et,--(il ne se l’avouait pas),--au fond, il jubilait. * * * * * Pour partager son exaltation et pour l’entretenir avec de nouveaux arguments, il alla trouver son ami Perrotin. Hippolyte Perrotin était un de ces types qui deviennent rares aujourd’hui et qui ont fait la gloire du haut enseignement français,--un de ces grands humanistes, dont la curiosité vaste et sagace herborise, d’un pas tranquille, dans le jardin des siècles. Trop observateur pour rien perdre du spectacle du présent, qui était pourtant le moindre objet de son attention, il savait le ramener doucement à l’échelle, dans l’ensemble du tableau. Le plus sérieux, au regard des autres, ne l’était pas au sien; et les agitations de la politique lui faisaient l’effet de pucerons sur un rosier. Mais étant herboriste, et non jardinier, il ne se croyait pas tenu de nettoyer le rosier. Il se bornait à l’étudier, avec ses parasites; ce lui était un sujet de constante délectation. Il avait le sens le plus fin des nuances de la beauté littéraire. Sa science, loin d’y nuire, l’avivait, en offrant à sa pensée un champ presque infini d’expériences savoureuses à comparer et à déguster. Il appartenait à la grande tradition française de ces savants qui furent des maîtres écrivains, de Buffon à Renan et à Gaston Paris. Membre de l’Académie, et de deux ou trois classes, l’ampleur de ses connaissances lui assurait sur les purs hommes de lettres, ses collègues, la supériorité non seulement d’un goût sûr et classique, mais d’un esprit plus libre et ouvert aux nouveautés. Il ne s’estimait pas dispensé d’apprendre, comme la plupart d’entre eux, dès l’instant qu’ils avaient passé le seuil de la sacrée Coupole; tout vieux maître qu’il fût, il restait à l’école. Alors que Clerambault était encore inconnu du reste des Immortels, sauf de deux ou trois confrères poètes qui ne parlaient de lui (le moins possible) qu’avec un souris dédaigneux, il l’avait découvert et classé dans son herbier. Il était tombé en arrêt devant quelques images; l’originalité de certaines formes verbales, le mécanisme de l’imagination, primitive et compliquée avec naïveté, l’attirèrent; puis, l’homme l’intéressa. Clerambault, à qui il adressa un mot de compliments, vint l’en remercier, débordant de gratitude et des liens d’amitié se nouèrent entre les deux hommes. Ils ne se ressemblaient guère: Clerambault, avec ses dons lyriques et une intelligence moyenne, que le cœur dominait. Et Perrotin, muni de l’esprit le plus lucide, que ne gênaient jamais les élans de son imagination. Mais tous deux avaient en commun la dignité de vie, la probité intellectuelle, un amour désintéressé de l’art et de la science, qui trouvait sa joie en soi et non dans le succès. Cela n’avait pas empêché Perrotin de faire assez bien son chemin, comme on a pu voir. Les places et les honneurs étaient venus à lui. Il ne les recherchait pas; mais il ne les repoussait pas: il ne négligeait rien. Clerambault le trouva occupé à démailloter des langes successifs dont l’avait recouverte la lecture des siècles la pensée originelle d’un philosophe chinois. A ce jeu qui lui était coutumier, il arrivait naturellement à découvrir le contraire du sens visible d’abord: à passer de main en main, l’idole devient noire. Ce fut dans cet esprit que Perrotin, distrait et très poli, reçut Clerambault. Même en prêtant l’oreille aux entretiens de salon, il faisait de la critique de textes. Son ironie s’en amusait, à ses dépens. Clerambault lui déballa ses nouvelles acquisitions. Il partait, comme d’un fait acquis et définitif, de l’indignité reconnue de la nation ennemie; et toute la question était de savoir s’il y fallait noter la décadence irrémédiable d’un grand peuple, ou la constatation pure et simple d’une barbarie qui avait toujours été, mais se cachait sous des voiles. Clerambault inclinait vers la seconde explication. Plein de ses récentes lectures, il rendait responsables de la violation de la neutralité belge et des forfaits des armées allemandes Luther, Kant et Wagner. Comme on dit vulgairement, il n’y avait pas été voir, n’étant ni musicien, ni théologien, ni métaphysicien: il parlait sur la foi d’Académiciens. Il faisait des réserves seulement sur Beethoven, Flamand, et sur Goethe, citoyen de ville libre et presque Strasbourgeois, ce qui est à demi Français ou Français et demi. Il quêtait une approbation. Il fut surpris de ne pas trouver chez Perrotin une ardeur correspondante à la sienne. Perrotin souriait, écoutait, contemplait Clerambault avec une curiosité bonhomme et attentive. Il ne disait pas non, mais il ne disait pas oui. Sur quelques assertions, il fit de prudentes réserves; et Clerambault, bouillant, lui opposant ses textes, qui étaient signés de deux ou trois illustres collègues de Perrotin, celui-ci esquissa un petit geste, qui pouvait signifier: «Ah! vous m’en direz tant!» Clerambault s’enflamma. Perrotin alors changea d’attitude, témoignant d’un intérêt bien vif, aux «remarques judicieuses» de son «excellent ami», hochant la tête à tout ce qu’il disait, répondant à ses questions directes par des paroles vagues, ou y donnant un assentiment complaisant, comme on fait à quelqu’un qu’il ne faut pas contredire. Clerambault s’en alla, décontenancé et mécontent. Il fut rassuré sur le compte de son ami, quand, quelques jours après, il lut le nom de Perrotin sur une protestation violente des Académies contre les barbares. Il lui écrivit pour le féliciter. Perrotin remercia, en quelques mots prudents et sibyllins: «Mon cher Monsieur»--(il gardait dans ses lettres les formules cérémonieuses et compassées d’un Monsieur de Port-Royal),--«je suis toujours prêt à obéir aux suggestions de la patrie: elles sont des ordres pour nous. Ma conscience est à son service, comme c’est le devoir de tout bon citoyen...» * * * * * Un des plus curieux effets de la guerre sur l’esprit fut qu’elle révéla entre les individus des affinités nouvelles. Des gens qui jusque-là n’avaient pas une pensée commune découvraient tout à coup qu’ils pensaient de même. Et ils se rassemblaient, puisqu’ils se ressemblaient. C’était ce qu’on nommait «l’Union Sacrée». Des hommes de tout parti et de tout tempérament, des colériques, des flegmatiques, des monarchistes, des anarchistes, des cléricaux, des parpaillots, oubliaient subitement leur moi de tous les jours, leurs passions, leurs manies et leurs antipathies, laissaient tomber leur peau; et l’on se trouvait en présence d’êtres nouveaux, qui se groupaient d’une façon imprévue, comme une poussière de limaille autour d’un aimant caché. Toutes les catégories anciennes avaient momentanément disparu, et l’on ne s’étonnait pas d’être maintenant plus proche d’un inconnu d’hier que d’amis de longue date. On eût dit que par-dessous terre, les âmes communiquassent par de secrets rhyzômes, qui s’étendaient au loin, dans la nuit de l’instinct. Région peu connue, où l’observation rarement s’aventure. Notre psychologie s’en tient à cette partie du moi qui émerge du sol; elle en décrit avec minutie les nuances individuelles; mais elle ne prend pas garde que ce n’est que la cime de la plante; les neuf dixièmes sont enfouis, et reliés par le pied à d’autres plantes. Cette région de l’âme, profonde (ou basse), est insensibilisée, en temps ordinaire; l’esprit n’en perçoit rien. La guerre, en réveillant cette vie souterraine, fit prendre conscience de parentés morales qu’on ne soupçonnait pas. Une subite intimité se révéla entre Clerambault et un frère de sa femme, qu’il avait toutes les raisons de regarder, jusqu’à ce jour, comme le type du parfait Philistin. Léo Camus n’avait pas atteint la cinquantaine. Il était grand, maigre, un peu voûté, barbe noire, le teint gris, le poil pauvre--(la calvitie commençait à se voir par derrière, sous le chapeau)--de petites rides en tous sens, se coupant, se contredisant, comme un filet mal fait, l’air maussade, renfrogné, perpétuellement enrhumé. Il était depuis trente ans employé de l’État, et sa carrière s’était passée dans l’ombre d’une cour de ministère; au long des années, il avait changé de pièce, mais non pas d’ombre; il avançait, mais sur la cour. Aucune chance qu’il en sortît, dans cette vie. A présent, il était sous-chef, ce qui lui permettait de faire ombre à son tour. Presque point de rapports avec le public: il ne communiquait avec le monde extérieur qu’à travers un rempart de cartons et de dossiers entassés. Il était vieux garçon et n’avait point d’amis. Sa misanthropie prétendait qu’il n’en existait point sur terre, sinon par intérêt. Il n’avait d’affection que pour la famille de sa sœur. Encore ne la manifestait-il guère qu’en blâmant tout ce qu’ils faisaient. Il était de ces gens dont la sollicitude inquiète fait âprement le procès à celui qu’ils aiment, quand ils le voient souffrant, et s’acharnent à prouver qu’il souffre par sa faute. On ne s’en émouvait pas beaucoup chez les Clerambault. Même il ne déplaisait pas à Mᵐᵉ Clerambault, un peu molle, d’être ainsi bousculée. Quant aux enfants, ils savaient que ces rebuffades s’accompagnaient de petits cadeaux: ils empochaient les cadeaux et laissaient pleuvoir le reste. A l’égard de son beau-frère, l’attitude de Léo Camus avait, au cours des ans, varié. Quand sa sœur avait épousé Clerambault, Camus ne s’était pas gêné pour blâmer ce mariage. Un poète inconnu ne lui semblait pas «sérieux». Poète (poète inconnu), c’est un prétexte pour ne pas travailler!... Ah! quand on est «connu», c’est une autre affaire! Camus estimait Hugo; et même, il était capable de réciter des vers des _Châtiments_ ou d’Auguste Barbier. Mais ils étaient «connus». Tout est là... Or, voici que précisément, Clerambault était devenu «connu». Le journal de Camus le lui avait un jour appris. De ce jour, Camus avait consenti à lire les poésies de Clerambault. Il ne les comprenait pas; mais il ne leur en savait pas mauvais gré; il aimait à se dire «vieux jeu», il lui semblait établir ainsi sa supériorité. Ils sont beaucoup comme lui, dans le monde, à s’enorgueillir de leur incompréhension. Ne faut-il pas que chacun se targue, les uns de ce qu’ils ont, les autres de ce qu’ils n’ont point? Camus convenait d’ailleurs que Clerambault savait «écrire». (Il était du métier!) Il eut pour son beau-frère des égards grandissants avec les éloges des journaux, et il aimait à deviser avec lui. De tout temps, il avait apprécié, sans le dire, sa bonté affectueuse; et ce qui lui plaisait aussi, en ce grand poète, (car maintenant il le nommait tel), c’était son incapacité manifeste en affaires, son ignorance pratique: sur ce terrain Camus était son maître, et il le lui faisait bien voir. Clerambault avait une confiance naïve dans les hommes. Rien ne pouvait mieux convenir au pessimisme agressif de Camus. Cela le tenait en haleine. Le meilleur de ses visites était consacré à réduire en miettes les illusions de Clerambault. Mais elles avaient la vie dure. C’était à recommencer, à chaque fois. Camus s’en irritait, avec un secret plaisir. Il lui fallait un prétexte continuellement renouvelé pour trouver le monde mauvais et les hommes imbéciles. Surtout, il ne faisait grâce à aucun homme politique. Cet employé du gouvernement haïssait tous les gouvernements. Ce qu’il eût voulu à la place, il eût été bien en peine pour le dire. La seule forme politique qu’il comprît était l’opposition.--Il souffrait d’une vie gâchée, d’une nature comprimée. Il était fils de paysans et fait pour cultiver ses vignes, comme son père, ou bien pour exercer, comme chien de garde, sur le petit peuple des champs, ses instincts d’autorité. Mais les maladies de la vigne étaient venues, et l’orgueil de gratte-papier. La famille avait émigré à la ville. A présent, il n’eût pu retourner à sa vraie nature, sans déroger. L’eût-il voulu, elle s’était atrophiée. Et ne trouvant pas sa place dans la société, il accusait la société; il la servait, comme des milliers de fonctionnaires, en mauvais domestique, en ennemi caché. Un esprit de cette sorte, chagrin, amer, misanthrope, aurait dû, semble-t-il, être jeté hors des gonds par la guerre. Ce fut tout le contraire: elle lui rendit le calme. Le groupement de la horde en armes contre l’étranger est une déchéance pour les rares esprits libres embrassant l’univers; mais il grandit la foule de ceux qui végètent dans l’impuissance d’un égoïsme anarchique; il les porte à l’étage supérieur de l’égoïsme organisé. Camus s’éveilla soudain, avec le sentiment que, pour la première fois, il n’était plus seul au monde. L’instinct de la patrie est l’unique, peut-être, qui, dans les conditions actuelles, échappe à la flétrissure de la vie quotidienne. Tous les autres instincts, les aspirations naturelles, le besoin légitime d’aimer et d’agir, sont, dans la société, étouffés, mutilés, contraints à passer sous la fourche des reniements et des compromis. Et quand l’homme, arrivé au milieu de sa vie, se retourne pour les regarder, il les voit tous marqués au front de sa défaite et de ses lâchetés; alors, la bouche amère, il a honte d’eux et de lui. Seul, l’instinct de la patrie est resté à l’écart, inemployé, mais non souillé. Et lorsqu’il resurgit, il est inviolé; l’âme qui l’embrasse reporte sur lui l’ardeur de toutes ses ambitions, de ses amours, de ses désirs, que la vie a trahis. Un demi-siècle de vie comprimée prend sa revanche. Les millions de petites geôles de la prison sociale s’ouvrent. Enfin!... Les instincts enchaînés détendent leurs membres raidis, ont le droit de bondir en plein air et de crier. Le droit? Ils ont le devoir à présent de se ruer, tous ensemble, comme une masse qui tombe. Les flocons isolés se sont faits avalanche. Elle entraînait Camus. Le petit chef de bureau faisait corps avec elle. Et nulle frénésie, nulle violence vaine. Une grande force et le calme. Il était «bien». Bien de cœur, bien de corps. Il n’avait plus d’insomnies. Pour la première fois, depuis de longues années, l’estomac ne le faisait plus souffrir,--parce qu’il l’avait oublié. Il passa même l’hiver,--(cela ne s’était jamais vu)--sans un jour s’enrhumer. On ne l’entendait plus aigrement accuser et ceci et cela; il ne déblatérait plus et contre ce qu’on avait fait et contre ce qu’on n’avait pas fait; il était envahi par une piété sacrée pour tout le corps social,--ce corps qui était le sien, plus fort, plus beau et meilleur; il se sentait fraternel avec tous ceux qui le constituaient par leur étroite union, comme une grappe d’abeilles suspendue à une branche. Il enviait les plus jeunes qui partaient pour le défendre; il contemplait avec des yeux attendris son neveu Maxime, se préparant gaiement; et au départ du train qui emportait les jeunes hommes, il embrassait Clerambault, il serrait la main aux parents inconnus qui accompagnaient leurs fils; il avait les larmes aux yeux, d’émotion et de bonheur. En ces heures, Camus eût tout donné. C’était sa lune de miel avec la vie. L’âme solitaire, qui en a été sevrée, la voit soudain passer et l’étreint... La vie passe. L’euphorie d’un Camus n’est pas faite pour durer. Mais celui qui l’a connue ne vit plus que par le souvenir, et pour la ranimer. La guerre la lui a donnée. La paix lui est donc ennemie. Ennemis, ceux qui la veulent! * * * * * Clerambault et Camus échangeaient leurs pensées. Ils les échangèrent si bien que Clerambault finit par ne plus savoir ce qu’était devenue la sienne. A mesure qu’il se perdait, il avait plus impérieusement besoin d’agir: c’était une façon de s’affirmer... De s’affirmer? Hélas! C’était Camus qu’il affirmait. Malgré sa conviction et son ardeur habituelles, il n’était qu’un écho,--de quelles misérables voix! Il se mit à écrire des dithyrambes de combat. C’était une émulation entre les poètes qui ne se battaient pas. Leurs produits ne risquent pas d’encombrer la mémoire de l’avenir. Rien dans leur carrière antérieure ne préparait ces pauvres gens à une tâche semblable. Ils avaient beau grossir la voix et faire appel aux ressources de la rhétorique gauloise, les poilus haussaient les épaules. Mais le peuple de l’arrière s’y plaisait beaucoup plus qu’aux récits sans lumière et englués de boue, qui lui venaient des tranchées. La vision d’un Barbusse n’avait pas encore imposé à ces ombres bavardes sa vérité. Clerambault n’eut pas de peine à briller dans ce concours d’éloquence. Il avait le don funeste d’éloquence verbale et rythmique qui sépare les poètes de la réalité, en les enveloppant de leur toile d’araignée. En temps de paix, la toile inoffensive pendait aux buissons; le vent passait au travers; et la débonnaire Arachné ne songeait à attraper dans ses mailles que la lumière. Aujourd’hui, ces poètes cultivaient en eux des instincts carnassiers, heureusement périmés; et l’on apercevait, tapie au fond de leur toile, une vilaine bête dont l’œil guettait la proie. Ils chantaient la haine et la sainte tuerie. Clerambault fit comme eux, fit mieux qu’eux, car sa voix était plus pleine. A force de crier, ce brave homme finit par sentir les passions qu’il n’avait point. A «connaître» enfin la haine («connaître», au sens biblique), il éprouvait secrètement cette basse fierté d’un collégien qui sort pour la première fois du bordel. Maintenant il était un homme! En effet, il ne lui manquait plus rien pour ressembler à la bassesse des autres. Camus eut la primeur de chacun de ses poèmes. Ce lui était bien dû. Il en hennissait d’enthousiasme, car il s’y reconnaissait. Et Clerambault était flatté, car il pensait atteindre la fibre populaire. Les deux beaux-frères passaient les soirées en tête à tête. Clerambault lisait; Camus buvait ses vers; il les savait par cœur; il répétait à qui voulait l’entendre que Hugo était ressuscité, que chacun de ces poèmes valait une victoire. Son admiration bruyante dispensait à propos les autres membres de la famille d’énoncer un jugement. Rosine régulièrement s’arrangeait, sous quelque prétexte, pour sortir de la chambre, à la fin de la lecture. L’amour-propre de Clerambault le remarquait; et il eût voulu avoir l’opinion de sa fille; mais il trouvait plus prudent de ne pas la lui demander. Il préférait se persuader que la fuite de Rosine venait de son émotion et de sa timidité. Tout de même, il était vexé.--Mais les suffrages du dehors lui firent oublier cette petite blessure. Les poèmes avaient paru dans les journaux bourgeois; ils valurent à Clerambault le plus éclatant succès de sa carrière. Aucune autre de ses œuvres n’avait soulevé cet enthousiasme unanime. Un poète est toujours bien aise de s’entendre affirmer que sa dernière œuvre est la meilleure; et il l’est encore plus, lorsqu’il sait qu’elle est la moins bonne. Clerambault le savait parfaitement. Aussi savourait-il avec une vanité enfantine les flagorneries de la presse. Le soir, il les faisait lire à haute voix par Camus, dans le cercle de famille. Il rayonnait en les entendant; lorsque c’était fini, il eût presque dit: --Encore! La seule note un peu fausse dans ce concert d’éloges lui vint de Perrotin. (Décidément, il s’était bien trompé sur le compte de celui-là. Ce n’était pas un vrai ami...) Sans doute, le vieux savant, à qui Clerambault avait envoyé le recueil de ses poèmes, l’en avait félicité poliment; il louait son grand talent; mais il ne lui disait pas que ce livre était sa plus belle œuvre; il l’engageait même, «après avoir offert son tribut à la Muse guerrière, à écrire maintenant une œuvre de rêve pur, dégagée du présent».--Que voulait-il insinuer? Est-il séant, lorsqu’un artiste vient soumettre un ouvrage à votre admiration, de lui dire: «J’en voudrais lire un autre, qui ne lui ressemblât point?»--Clerambault voyait là un indice nouveau de l’affligeante tiédeur de patriotisme, qu’il avait déjà éventée chez Perrotin. Ce manque de compréhension acheva de le refroidir pour son vieil ami. Il pensa que la guerre était la grande épreuve des caractères, qu’elle revisait les valeurs et triait les amitiés. Et il ne jugea point que la perte de Perrotin fût trop peu compensée par l’acquisition de Camus et de tant d’amis nouveaux, assurément plus modestes, mais au cœur simple et chaud... Et cependant, la nuit, il avait des minutes d’oppression; il s’éveillait, inquiet; il était mécontent et honteux... De quoi donc? Ne faisait-il pas son devoir? * * * * * Les premières lettres de Maxime furent un réconfort, un cordial dont une goutte dissipait les découragements. On en vivait, dans les longs intervalles qui espaçaient les nouvelles. Malgré l’angoisse de ces silences, où chaque seconde pouvait être fatale à l’être aimé, sa confiance (que peut-être il exagérait, par affection pour les siens, ou par superstition) se communiquait à tous. Ses lettres débordaient de jeunesse, de joie exubérante, qui atteignit sa cime, dans les jours qui suivirent la victoire de la Marne. Toute la famille était tendue vers lui. Elle était un seul corps, une plante dont le faîte est baigné dans la lumière, et qui monte vers lui, en un frémissement d’adoration mystique... L’extraordinaire lumière où s’épanouissaient les âmes, hier encore douillettes et engourdies, que le destin jetait dans le cercle infernal de la guerre! Lumière de la mort, du jeu avec la mort! Maxime, ce grand enfant gâté, délicat, dégoûté, qui, en temps ordinaire, se soignait comme une petite maîtresse trouvait une saveur inattendue dans les privations et les épreuves de sa vie nouvelle. Émerveillé de lui-même, il en faisait parade dans ses lettres gentiment fanfaronnes, qui ravissaient le cœur de ses parents. Ni l’un ni l’autre n’était Cornélien, et la pensée d’immoler leur enfant à une idée barbare leur eût causé de l’horreur. Mais la transfiguration de leur cher petit, qui s’était subitement mué en héros, leur causait une plénitude de tendresse qu’ils n’avaient jamais éprouvée. L’enthousiasme de Maxime leur communiquait, en dépit de l’inquiétude, une ivresse. Il les rendait ingrats pour la vie de naguère, la bonne vie paisible, affectueuse, des longs jours monotones. Maxime exprimait pour elle un amusant dédain. Elle lui semblait ridicule, après qu’on avait vu ce qui se passait «là-bas»... «Là-bas», on était content de dormir trois heures par nuit, à la dure, ou sur une botte de paille, la semaine des quatre Jeudis;--content de déguerpir, à trois heures du matin, pour se réchauffer avec trente kilomètres de marche, sac au dos, et prendre un bain de sueur, qui durait huit à dix heures--content, surtout content de rencontrer l’ennemi, afin de souffler un peu, couché derrière un talus, en canardant le Boche... Ce petit Cyrano disait que le combat reposait de la marche. Quand il contait un engagement, on eût dit qu’il était au concert, ou bien au cinéma. Le rythme des obus, le bruit de leur départ et celui de leur éclatement, lui rappelaient les battements de timbales dans le divin scherzo de la Neuvième Symphonie. Aussitôt que les moustiques d’acier, espiègles, impérieux, rageurs, sournois, perfides, ou simplement animés d’une aimable désinvolture, faisaient bruire au-dessus des têtes leur boîte à musique aérienne, il avait une émotion de gamin de Paris qui se sauve de la maison pour voir un bel incendie. Plus de fatigue! L’esprit et le corps alertes. Et quand venait le «En avant!» attendu, on se relevait d’un bond, léger comme une plume, et, sous la giboulée, on volait au plus prochain abri, dans la joie de la découverte, comme le chien qui sent le gibier. On filait à quatre pattes, on rampait sur le ventre, on galopait plié en quatre, on faisait de la gymnastique suédoise à travers les taillis... Cela faisait oublier qu’on ne pouvait plus marcher; et quand tombait la nuit, on se disait: «Tiens! c’est le soir déjà! Qu’est-ce qu’on a donc fait aujourd’hui?...» A la guerre, concluait le petit coq gaulois, il n’y a de pénible que ce qu’on fait en temps de paix,--la marche sur les grandes routes... Ainsi parlaient ces jeunes gens, aux premiers mois de campagne. Les soldats de la Marne, de la guerre qui marche. Si elle eût continué, elle eût refait la race des va-nu-pieds de la Révolution qui, partis pour la conquête du monde, ne surent plus s’arrêter. Il fallut bien qu’ils s’arrêtassent. A partir du moment où ils marinèrent dans les tranchées, le ton changea. Il perdit son entrain, son insouciance gamine; il se fit de jour en jour viril, stoïque, volontaire, crispé. Maxime continuait d’affirmer la victoire finale. Puis, il n’en parla plus; il parlait seulement du devoir nécessaire.--De cela même il cessa de parler. Ses lettres devinrent ternes, grises, fatiguées. A l’arrière, l’enthousiasme n’avait pas diminué. Clerambault persistait à vibrer comme un tuyau d’orgue. Mais Maxime ne rendait plus l’écho attendu, provoqué. * * * * * Brusquement, il arriva pour une permission de sept jours. Il n’avait pas prévenu. Dans l’escalier, il s’arrêta, ses jambes étaient lourdes; bien qu’il semblât plus robuste, il se fatiguait vite; et il était ému. Il reprit son souffle, et monta. Au coup de sonnette, sa mère vint ouvrir. Elle cria de saisissement. Clerambault, qui errait à travers l’appartement, dans l’ennui et l’attente éternelle, accourut, en clamant. Ce fut un beau tapage. Après quelques minutes, on fit trêve aux étreintes et au langage inarticulé. Poussé vers une fenêtre, assis bien en lumière, Maxime fut livré à l’inspection de leurs regards ravis. Ils s’extasiaient sur son teint, ses joues pleines, son air de bonne santé. Son père, lui ouvrant les bras, l’appela: «Mon héros!»--Et Maxime, les mains crispées, sentit brusquement l’impossibilité de parler. A table, on le couvait des yeux, on buvait ses mots: il ne dit presque rien. L’exaltation des siens l’avait arrêté net, dans son premier élan. Heureusement ils ne s’en apercevaient pas; ils attribuaient son silence à la fatigue et aussi à la faim. Clerambault parlait d’ailleurs pour deux. Il racontait à Maxime la vie des tranchées. La bonne madame Pauline était devenue une Cornélie de Plutarque. Maxime les regardait, mangeait, les regardait: un fossé était entre eux. A la fin du repas, quand, rentrés dans le cabinet du père, ils le virent installé dans un fauteuil et fumant, il fallut bien en venir à satisfaire l’attente de ces pauvres gens. Il commença donc à décrire sobrement l’emploi de ses journées; il mettait une pudeur à écarter de son récit tout mot exagéré et les images tragiques. Ils écoutaient, palpitants d’attente. Ils attendaient toujours, quand il avait fini. Alors, ce fut de leur part un assaut de questions. Maxime y répondait, en quelques mots, vite éteints. Clerambault essaya de réveiller «son gaillard», lui poussa jovialement quelques bottes: --Voyons, raconte un peu... Un de vos engagements... ça devait être beau!... cette joie, cette foi sacrée!... Cristi!... Je voudrais voir cela, je voudrais être à ta place!... Maxime répondit: --Pour voir toutes ces belles choses, tu es mieux à la tienne. Depuis qu’il était dans la tranchée, il n’avait pas vu un combat, à peine un Allemand; il avait vu la boue, et il avait vu l’eau.--Mais ils ne le croyaient pas. Ils pensaient qu’il parlait ainsi par esprit contrariant, selon son habitude d’enfant. --Farceur! dit Clerambault, avec un bon rire, alors, qu’est-ce que vous faites, tout le jour, dans vos tranchées? --On se gare; on tue le temps. C’est le plus grand ennemi. Clerambault lui appliqua sur l’épaule une tape amicale. --Vous en tuez aussi d’autres! Maxime s’écarta, vit le bon regard curieux de son père, de sa mère, et dit: --Non, non, parlons d’autre chose! Et après un moment: --Voulez-vous me faire un plaisir? Ne me questionnez plus aujourd’hui. Ils acquiescèrent, étonnés. Ils jugèrent que son état de fatigue avait besoin de ménagements; et ils furent aux petits soins. Mais Clerambault, à tout instant, repartait malgré lui dans des apostrophes qui quêtaient une approbation. Le mot de «Liberté» ponctuait ses tirades. Maxime avait un pâle sourire et observait Rosine. L’attitude de la jeune fille était singulière. Quand son frère était entré, elle s’était jetée à son cou. Mais depuis, elle se tenait sur la réserve, on eût dit: à distance. Elle n’avait pas pris part aux questions des parents; bien loin de provoquer les confidences de Maxime, elle paraissait les craindre; l’insistance de Clerambault la mettait à la gêne; la peur de ce que son frère aurait pu dire se trahissait, à des mouvements imperceptibles ou de fugitifs regards, que seul saisissait Maxime. Il éprouvait la même gêne; il évitait de se trouver seul avec elle. Cependant, ils n’avaient jamais été plus rapprochés, d’esprit. Mais il leur en eût trop coûté de se dire pourquoi. Maxime dut se laisser exhiber aux connaissances du quartier; on le promena dans Paris, pour le distraire. Malgré ses robes de deuil, la ville avait repris son visage riant. Les misères et les peines se cachaient au foyer, et dans le fond des cœurs fiers. Mais l’éternelle Foire, dans les rues, dans la presse, étalait son masque satisfait. Le peuple des cafés et des salons de thé était prêt à tenir vingt ans, s’il l’eût fallu. Maxime, avec les siens, assis à une petite table de pâtisserie, dans le joyeux papotage et l’arome des femmes, voyait la tranchée où il venait d’être bombardé, vingt-six jours de suite, sans pouvoir bouger de la fosse gluante et gorgée de cadavres, qui servaient de murailles... La main de sa mère se posa sur la sienne. Il s’éveilla, vit les yeux affectueux des siens qui l’interrogeaient; il se reprocha d’inquiéter ces pauvres gens; et souriant, il se mit à lorgner et à parler gaiement. Son entrain de grand gamin était revenu. Le visage de Clerambault, sur lequel avait passé une ombre, s’éclaira de nouveau; et son regard, naïvement, remerciait Maxime. Il n’était pourtant pas au bout de ses alertes. Au sortir de la pâtisserie--(il s’appuyait sur le bras de son fils)--ils se croisèrent dans la rue avec un enterrement militaire. Il y avait des couronnes, des uniformes, un vieux de l’Institut, son épée dans les jambes, et des instruments de cuivre qui ronflaient une lamentation héroïque. La foule se rangeait avec recueillement, et Clerambault, s’arrêtant, se découvrit avec emphase; sa main gauche serrait plus fortement le bras de Maxime. Il le sentit tressaillir, et regardant son fils, il lui trouva un air étrange; il crut que Maxime était ému, et voulut l’entraîner. Mais Maxime ne bougeait pas. Maxime était ahuri: --«Un mort!» pensait-il. «Tout ça pour un mort!... Mais là-bas, on marche dessus... Cinq cents morts au tableau, c’est la ration normale.» Il eut un mauvais petit rire. Clerambault, effrayé, le tira par le bras: --Viens! dit-il. Ils s’éloignèrent. --«Si on voyait!» pensait Maxime, «si ces gens voyaient!... Toute leur société craquerait... Mais ils ne verront jamais, ils ne veulent pas voir...» Et ses yeux, cruellement aigus, découvrirent tout à coup autour de lui... l’_ennemi_: l’inconscience de ce monde, la bêtise, l’égoïsme, le luxe, le «je m’en fous!», l’immonde profit de la guerre, la jouissance de la guerre, le mensonge jusqu’aux racines... les abrités, les embusqués, les policiers, les «obusiers», avec leurs autos insolentes qui ressemblent à des canons, et leurs femmes haut-bottées, au museau saignant, ces gueules de bonbon féroces... Ils sont contents... Tout va bien!... «Ça va durer, ça dure!»...--Une moitié de l’humanité mange l’autre... Ils rentrèrent. Le soir, après dîner, Clerambault brûlait de lire à Maxime un poème qu’il venait d’écrire; l’intention en était touchante et un peu ridicule; dans son amour pour son fils, il tâchait d’être, en esprit au moins, son compagnon de gloire et de peine; et il avait décrit--de loin--«l’_Aube dans la tranchée_». Deux fois, il se leva pour chercher le manuscrit. Mais quand il tenait les feuilles, une pudeur le paralysait. Il se rassit, les mains vides. Les jours passaient. Ils se sentaient unis étroitement par les liens du corps, mais les âmes ne parvenaient point à se toucher. Aucun ne voulait le reconnaître, et chacun le savait. Une tristesse était entre eux; ils se refusaient à en voir la vraie cause; ils aimaient mieux l’attribuer à l’approche du départ. De temps en temps, le père, la mère, faisait une nouvelle tentative pour rouvrir la source d’intimité. A chaque fois, c’était la même déconvenue. Maxime s’apercevait qu’il n’avait plus aucun moyen de communiquer avec eux, avec personne de l’arrière. C’étaient des mondes différents. S’entendrait-on jamais plus?... Pourtant, il les comprenait: lui-même avait subi, naguère, l’influence qui pesait sur eux; il ne s’était dégrisé que là-bas, au contact de la souffrance et de la mort réelles. Mais justement parce qu’il avait été atteint, il savait l’impossibilité de guérir les autres, avec des raisonnements. Alors il se taisait, laissait parler, souriait vaguement, opinait sans écouter. Les préoccupations de l’arrière, les criailleries des journaux, les questions de personnes (et quelles personnes! de vieux polichinelles, des politiciens tarés et avachis!), les hâbleries patriotardes des stratèges de l’écritoire, les inquiétudes au sujet du pain rassis ou de la carte de sucre ou des jours de pâtisseries fermées, lui inspiraient un dégoût, un ennui, une pitié sans fond, pour cette race de l’arrière. Elle lui était étrangère. Il se renferma dans un silence énigmatique, souriant et sombre. Il n’en sortait que par accès, quand il pensait au peu d’instants qu’il lui restait à partager avec ces pauvres gens qui l’aimaient. Alors il se mettait à causer avec animation. N’importe de quoi. L’important était de donner de la voix, puisque l’on ne pouvait plus donner sa pensée. Et naturellement, on retombait sur les lieux-communs du jour. Les questions générales, politiques, militaires, tenaient la première place. Ils auraient pu aussi bien lire tout haut leur journal. «L’écrasement des Barbares», le «triomphe du Droit» remplissaient les discours, la pensée de Clerambault. Maxime servait la messe et disait, aux temps d’arrêt, le «_cum spiritu tuo_». Mais tous deux attendaient que l’autre _commençât à parler_... Ils attendirent si longtemps que le jour de la séparation vint. Peu avant son départ, Maxime entra dans le cabinet de son père. Il était résolu à s’expliquer: --Papa, es-tu bien sûr?... Le trouble qui se peignit sur le visage de Clerambault l’empêcha de continuer. Il eut pitié, il demanda si son père était bien sûr de l’heure du départ. Clerambault accueillit la fin de la question avec un soulagement trop visible. Et quand il eut donné les renseignements,--que Maxime n’écoutait pas--il enfourcha de nouveau son dada oratoire et se lança dans ses habituelles déclamations idéalistes. Maxime, découragé, se tut. Pendant la dernière heure, ils ne se dirent que des riens. Tous sentaient, sauf la mère, qu’ils taisaient l’essentiel. Des mots allègres et confiants, une excitation apparente. Dans le cœur, un gémissement: «Mon Dieu! Mon Dieu! Pourquoi nous avez-vous abandonnés?» Maxime s’en alla, soulagé de retourner au front. Le fossé qu’il venait de constater entre l’avant et l’arrière lui paraissait plus profond que celui des tranchées. Et le plus meurtrier n’était pas les canons. Mais les Idées. Penché à la fenêtre du wagon qui partait, il suivait du regard les visages émus des siens qui s’éloignaient, et il pensait: --Pauvres gens! Vous êtes leurs victimes! Et nous sommes les vôtres... * * * * * Le lendemain de son retour au front, se déclencha la grande offensive du printemps, que les journaux bavards annonçaient à l’ennemi depuis plusieurs semaines. On en avait nourri l’espoir de la nation, durant le morne hiver d’attente et de mort immobile. Elle fut soulevée toute par un frémissement de joie impatiente. Elle était sûre de la victoire et lui criait: «Enfin!» Les premières nouvelles semblèrent lui donner raison. Elles ne faisaient mention, comme de juste, que des pertes de l’ennemi. Les visages rayonnaient. Les parents dont les fils, les femmes dont les maris étaient là-bas, se sentaient glorieux que leur chair et leur amour prît part à l’agape sanglante; dans leur exaltation, à peine s’arrêtaient-ils à la pensée que le leur pût en être victime. Et la fièvre était telle que Clerambault, père affectueux, aimant, inquiet pour ceux qu’il aimait, en vint à craindre que son fils ne fût pas rentré à temps pour «la fête»; il voulait qu’il y fût; ses vœux ardents l’y poussaient, le jetaient dans le gouffre; il en faisait le sacrifice, il disposait de lui et de sa vie, sans s’inquiéter si la volonté de son fils était d’accord. Il ne s’appartenait plus, et il n’eût pu concevoir que quiconque était sien s’appartînt davantage. L’obscure volonté de la fourmilière avait tout dévoré. Pourtant, un reste d’habitude de l’esprit qui s’analyse lui faisait, à l’improviste, retrouver quelques traces de son ancienne nature: comme un nerf sensible qu’on touche,--un coup sourd, une ombre de douleur. Elle passe, on la nie... Au bout de trois semaines, l’offensive épuisée piétinait sur les mêmes kilomètres de charnier. Les journaux commençaient à distraire l’attention, en lui offrant ailleurs une nouvelle piste. Maxime n’avait pas écrit depuis qu’il était parti. On se cherchait les raisons de patience ordinaires, que fournit l’esprit complaisant; mais le cœur n’y croit pas. Huit jours encore passèrent. Entre eux, chacun des trois affectait l’assurance. Mais, la nuit, chacun seul dans sa chambre, l’âme criait d’angoisse. Et tout le long des heures, l’oreille était tendue, épiait chaque pas qui montait l’escalier,--les nerfs prêts de se rompre, au tintement de la sonnette, au frôlement d’une main qui passait près de la porte. Les premières nouvelles officielles des pertes commençaient d’arriver. Dans plusieurs familles amies des Clerambault, on connaissait déjà ses morts et ses blessés. Ceux qui avaient tout perdu enviaient ceux dont les aimés, saignants, mutilés peut-être, leur seraient du moins rendus. Plusieurs s’enveloppaient de leur mort, comme de la nuit; pour eux, la guerre était finie, la vie était finie. Mais chez d’autres, persistait étrangement l’exaltation du début: Clerambault vit une mère, que son patriotisme et son deuil enfiévraient au point de se réjouir presque de la mort de son fils. Elle disait, avec une joie violente et concentrée: --J’ai tout donné! j’ai tout donné!... Telle, dans l’obsession de la dernière seconde, avant de disparaître, celle qui se noie par amour avec son bien-aimé.--Mais Clerambault, plus faible, ou s’éveillant du vertige, pensait: --Moi aussi, j’ai tout donné,--même ce qui ne m’appartenait point. Il s’adressa à l’autorité militaire. On ne savait rien encore. Une huitaine après, vint la nouvelle que le sergent Clerambault Maxime était classé comme «disparu», depuis la nuit du 27 au 28 du mois passé. Aux bureaux de Paris, Clerambault ne put obtenir aucun détail de plus. Il partit pour Genève, visita la Croix-Rouge, l’Agence des Prisonniers, n’apprit rien, se lança sur des pistes, obtint la permission d’interroger dans des hôpitaux ou des dépôts de l’arrière des camarades de son fils, qui donnaient des renseignements contradictoires--(l’un le disait prisonnier, l’autre l’avait vu mort, puis tous deux, le lendemain, convenaient qu’ils s’étaient trompés... O tortures! Dieu bourreau!...)--revint après dix jours de ce chemin de croix, vieilli, cassé, épuisé. Il retrouva sa femme dans un paroxysme de douleur bruyante, qui, chez cette créature bonasse, s’était tournée en haine furieuse contre l’ennemi. Elle criait vengeance. Pour la première fois, Clerambault n’y répondit pas. Il ne lui restait plus assez de force pour haïr,--juste assez pour souffrir. Il s’enferma dans sa chambre. Durant son pèlerinage affreux de dix jours, à peine s’était-il trouvé en face de sa pensée. Une seule idée l’hypnotisait, nuit et jour. Comme un chien sur une piste: plus vite, aller plus vite! La lenteur des voitures, des trains, le consumait. Il lui était arrivé, après avoir retenu une chambre pour la nuit, de repartir le soir même, sans vouloir se reposer. Cette fièvre de hâte et d’attente dévorait tout. Elle rendait impossible (et c’était son salut) tout raisonnement suivi. Mais à présent, la course était brisée, et l’esprit se retrouvait, hors d’haleine, expirant. Clerambault avait maintenant la certitude que Maxime était mort. Il ne l’avait pas dit à sa femme, il lui avait tu certains renseignements qui enlevaient l’espoir. Elle était de ceux qui ont un besoin vital de conserver, même contre toute raison, une lueur de mensonge qui les leurre, jusqu’à ce que le gros du flot de la douleur se soit épuisé. Et peut-être Clerambault avait-il été de ceux-là, lui aussi. Mais il n’en était plus: car il voyait où ce leurre l’avait mené. Il ne jugeait pas encore, il n’essayait pas de juger. Il gisait dans sa nuit. Et trop faible pour se relever, pour tâtonner autour, il était comme quelqu’un qui, après une chute, remue son corps meurtri, reprend, à chaque douleur, conscience de sa vie et tâche de comprendre ce qui est arrivé. Le gouffre stupide de cette mort le fascinait. Ce bel enfant qu’on avait eu tant de joie, tant de peine à avoir, à élever, toute cette richesse d’espoirs en fleur, ce petit univers sans prix qu’est un jeune homme, cet arbre de Jessé, ces siècles d’avenir... Et tout cela détruit, en une heure... Pour quoi? Pour quoi?... Il fallait se persuader au moins que c’était pour quelque chose de grand et de nécessaire. Clerambault s’accrocha à cette bouée, avec désespoir, pendant les jours et les nuits qui suivirent. Si ses doigts se desserraient, il coulerait à pic. Plus durement encore, il affirma la sainteté de la cause. Il se refusait d’ailleurs à la discuter. Mais ses doigts peu à peu glissaient; chaque mouvement l’enfonçait; car chaque attestation nouvelle de sa justice et de son droit faisait surgir de la conscience une voix qui disait: --«Quand bien même vous auriez vingt mille fois plus raison dans la lutte, votre raison affirmée vaut-elle les désastres dont il la faut payer? Votre justice veut-elle que des millions d’innocents tombent, rançon des iniquités et des erreurs des autres? Le crime se lave-t-il par le crime, le meurtre par le meurtre? Et fallait-il que vos fils en fussent non seulement victimes, mais complices, et fussent assassinés et fussent des assassins?...» Il revit la dernière visite de son fils, leurs derniers entretiens, et il les rumina. Que de choses il comprenait maintenant, qu’il n’avait pas comprises! Les silences de Maxime, le reproche de ses yeux... Le pire de tout fut lorsqu’il reconnut _qu’il les avait comprises_, déjà, quand son fils était là, mais qu’il n’avait pas voulu, pas voulu en convenir. Et cette découverte, que depuis quelques semaines il sentait peser sur lui comme une menace,--et cette découverte du mensonge intérieur l’écrasa. * * * * * Rosine Clerambault, jusqu’à la crise actuelle, paraissait effacée. Sa vie intérieure était ignorée des autres et presque d’elle-même. A peine son père en avait-il une lueur. Elle avait vécu sous l’aile de la chaude, égoïste, asphyxiante affection de famille. Elle n’avait guère d’amies, de camarades de son âge. Les parents s’interposaient entre elle et le monde extérieur; elle s’était habituée à pousser dans leur ombre; et si, devenue adolescente, elle aspirait à s’en évader, elle n’osait pas, elle ne savait pas; elle était gênée dès qu’elle sortait du cercle de famille; ses mouvements étaient paralysés, elle pouvait à peine parler: on la jugeait insignifiante. Elle le savait et en souffrait, car elle avait de l’amour-propre. Alors, elle sortait le moins possible, et restait dans son milieu, où elle était simple, naturelle, silencieuse. Ce silence ne venait pas d’une torpeur de pensée, mais du bavardage des autres. Le père, la mère, le frère, étaient exubérants. La petite personne se renfermait, par réaction. Mais elle parlait, en elle. Elle était blonde, grande, mince, les formes d’un adolescent, de jolis cheveux dont les mèches se sauvaient sur les joues, la bouche grande et sérieuse, la lèvre inférieure un peu gonflée aux commissures, les yeux larges, calmes et vagues, les sourcils fins et bien marqués, un menton gracieux. Joli cou, poitrine maigre, pas de hanches; les mains un peu rouges et grandes, dont les veines étaient gonflées. Rougissant pour un rien. Le charme de la jeunesse était dans le front et le menton. Les yeux interrogeaient, rêvaient, livraient peu. Son père avait pour elle une prédilection, comme la mère pour le fils: des affinités étaient entre eux. Sans y penser, Clerambault n’avait cessé d’accaparer sa fille, de l’entourer, depuis l’enfance, de son affection absorbante. Il avait fait, en partie, son éducation. Avec la naïveté, parfois un peu choquante, de l’artiste, il l’avait prise pour confidente de sa vie intérieure. Il y était amené par son moi débordant et par le peu d’écho qu’il trouvait en sa femme: cette bonne personne, qui était, comme on dit, à ses pieds, y restait installée; elle disait oui à tout ce qu’il disait, l’admirait de confiance, mais ne le comprenait pas, et ne s’en apercevait même pas: car l’essentiel n’était pas, pour elle, la pensée de son mari, mais son mari, sa santé, son bien-être, son confort, sa nourriture, sa vêture. L’honnête Clerambault, plein de reconnaissance, ne jugeait pas sa femme, pas plus que Rosine ne jugeait sa mère. Mais leur instinct, à tous deux, savait à quoi s’en tenir et les rapprochait l’un de l’autre par un secret lien. Et Clerambault ne s’apercevait pas qu’il s’était fait de sa fille sa vraie femme, d’esprit et de cœur. Il n’avait commencé à en avoir le soupçon que dans les derniers temps où la guerre sembla rompre l’accord tacite qui régnait entre eux, et où l’assentiment de Rosine, comme un vœu qui la liait, lui manqua tout à coup. Rosine savait les choses, bien avant lui. Elle évitait d’en scruter le mystère. Le cœur n’a pas besoin, pour savoir, que l’esprit soit averti. Étranges et magnifiques mystères de l’amour qui unit les âmes! Il est indépendant des lois de la société et même de la nature. Mais bien peu d’êtres le savent; et bien moins encore osent le révéler: ils ont peur de la grossièreté du monde, qui veut des jugements sommaires et s’en tient au sens épais du langage traditionnel. Dans cette langue convenue, volontairement inexacte, par simplification sociale, les mots se gardent bien d’exprimer, en les dévoilant, les nuances vivantes de la multiple réalité: ils l’emprisonnent, ils l’enrégimentent, ils la codifient; ils la mettent au service de la raison elle-même domestiquée, de la raison qui ne jaillit pas des profondeurs de l’esprit, mais des nappes diffuses et emmurées--comme un bassin de Versailles--dans les cadres de la société constituée. En ce vocabulaire quasi juridique, l’amour est lié au sexe, à l’âge, aux classes de la société; et selon qu’il se plie aux conditions requises, il est ou non naturel, il est légitime ou non.--Mais ce n’est là qu’un filet d’eau capté des sources profondes de l’Amour. L’immense Amour, qui est la loi de gravitation qui meut les mondes, ne se soucie pas des cadres que nous lui traçons. Il s’accomplit entre des âmes que tout éloigne, dans l’espace et dans l’heure; par-dessus les siècles, il unit les pensées des vivants et des morts; il noue d’étroits et chastes liens entre les jeunes et les vieux cœurs; il fait que l’ami est plus proche de l’ami, il fait que souvent l’âme de l’enfant est plus proche de celle du vieillard, que, dans toute leur vie, ils ne trouveront peut-être, femme, de compagnon, ou homme, de compagne. Entre pères et enfants ces liens existent parfois sans qu’ils en aient conscience. Et le «siècle» (comme disaient nos vieux) compte si peu en face de l’amour éternel qu’il arrive qu’entre pères et enfants les rapports soient intervertis et que ce ne soit pas le plus jeune qui des deux soit l’enfant. Que de fils éprouvent pieusement un amour paternel pour la vieille maman! Et ne nous arrive-t-il pas de nous sentir très humbles et tout petits devant les yeux d’un enfant? Le _Bambino_ de Botticelli pose sur la Vierge candide son regard lourd d’une expérience douloureuse qui s’ignore, et vieille comme le monde. L’affection de Clerambault et de Rosine était de cette essence, auguste, religieuse, où la raison n’a point accès. C’est pourquoi, dans les profondeurs de la mer agitée, loin au-dessous des troubles et des conflits de conscience que la guerre déchaînait, un drame intime se déroulait, sans gestes, presque sans mots, entre ces deux âmes, unies par un amour sacré. Ce sentiment ignoré expliquait la finesse de leurs réactions mutuelles. Au début, le muet éloignement de Rosine, déçue dans son affection, froissée dans son culte secret, par l’attitude de son père que la guerre égarait, et s’écartant de lui, comme une petite statue antique chastement drapée. Aussitôt, l’inquiétude de Clerambault, dont la sensibilité aiguisée par la tendresse avait sur-le-champ perçu ce _Noli me tangere_! Il s’en était suivi, pendant la période qui avait précédé la mort de Maxime, une brouille inexprimée entre le père et la fille. On n’oserait parler (les mots sont si grossiers!) de «dépit amoureux», au sens le plus épuré. Ce désaccord intime, dont aucune parole ne les eût fait convenir, leur était à tous deux une souffrance, troublait la jeune fille, irritait Clerambault; il en savait la cause, et son orgueil se refusait d’abord à la reconnaître; peu à peu il n’était plus très loin d’avouer que Rosine avait raison; il eût voulu s’humilier; mais la langue restait liée par une fausse honte. Ainsi, le malentendu des esprits s’aggravait, quand les cœurs s’imploraient de céder. Dans le désarroi qui suivit la mort de Maxime, cette supplication se fit plus pressante sur l’âme moins forte pour résister. Un jour qu’ils se trouvaient tous les trois au dîner du soir,--(c’était le seul moment où ils fussent réunis, car chacun s’isolait: Clerambault prostré dans son deuil, Mᵐᵉ Clerambault toujours agitée sans but; et Rosine tout le jour absente, occupée à des «œuvres»)--Clerambault entendit sa femme qui interpellait violemment Rosine: celle-ci parlait de soigner des blessés ennemis, et Mᵐᵉ Clerambault s’en indignait, comme d’un crime. Elle en appela au jugement de son mari. Clerambault dont les yeux las, vagues et douloureux, commençaient à comprendre, regarda Rosine qui se taisait, le front baissé, attendant sa réponse. Et il dit: --Ma petite a raison. Rosine rougit de saisissement (elle ne s’y attendait pas). Elle leva vers lui ses yeux qui le remerciaient; leur regard semblait dire: --Enfin! je t’ai retrouvé! Après le bref repas, tous trois se séparèrent: chacun se rongeait à part. Devant sa table de travail, Clerambault, la figure enfoncée dans ses mains, pleurait. Le regard de sa fille avait détendu son cœur, raidi de douleur: c’était son âme perdue, depuis des mois étouffée, la même qu’avant la guerre, qu’il avait retrouvée; et elle le regardait... Il essuya ses larmes, écouta à la porte... Sa femme, comme tous les soirs, dans la chambre de Maxime, enfermée à double tour, dérangeait et rangeait le linge, les effets du mort... Il entra dans la pièce où Rosine était seule, assise près de la fenêtre, et cousait. Elle était absorbée dans ses pensées; elle ne l’entendit venir que lorsqu’il était là, devant elle; il appuyait contre elle sa tête grisonnante, et disait: --Ma petite fille!... Alors son cœur se fondit aussi. Elle laissa tomber son ouvrage, elle prit entre ses mains la vieille tête aux cheveux rudes, et dit, mêlant ses larmes à celles qu’elle voyait couler: --Mon cher papa!... Ni l’un ni l’autre n’avait besoin de demander, d’expliquer pourquoi il était là. Après un long silence, quand il eut repris son calme, il dit, la regardant: --Il me semble que je m’éveille d’un égarement affreux... Elle lui caressait les cheveux, sans parler. --Mais tu veillais sur moi, n’est-ce pas? Je l’ai bien vu... Tu avais de la peine?... Elle fit oui de la tête, sans oser le regarder. Il lui baisa les mains, se releva et dit: --Mon bon ange, tu m’as sauvé. * * * * * Il rentra dans sa chambre. Elle resta sans bouger, transpercée d’émotion. Longtemps, elle fut ainsi, tête baissée, les mains jointes sur ses genoux. Les flots de sentiments qui se heurtaient en elle coupaient sa respiration. Elle avait le cœur gros d’amour, de bonheur et de honte. L’humilité de son père la bouleversait... Et soudain, un élan de tendresse et de piété passionnée la délia de la paralysie qui tenait ses membres et son âme ligotés, tendit ses bras vers l’absent et la fit se jeter confuse, au pied de son lit, remerciant Dieu, le priant qu’il gardât toute la douleur pour elle et qu’il donnât le bonheur à celui qu’elle aimait. Mais le Dieu qu’elle priait ne tint pas compte de sa recommandation: car ce fut sur les yeux de la jeune fille qu’il versa le bon sommeil d’oubli; mais Clerambault devait gravir jusqu’au bout son calvaire. * * * * * Dans la nuit de sa chambre, sa lampe éteinte, Clerambault regardait en lui. Il était décidé à pénétrer au fond de son âme menteuse et peureuse qui fuyait. La main de sa fille, dont il sentait encore la fraîcheur sur son front, avait effacé ses hésitations. Il était décidé à faire face au monstre Vérité, dût-il être lacéré par ses griffes, qui ne lâchent plus, une fois qu’elles ont étreint. Avec angoisse, mais d’une main courageuse, il commença d’arracher par lambeaux saignants l’enveloppe de préjugés mortels, de passions et d’idées étrangères à son âme, qui la recouvrait tout entière. D’abord, l’épaisse toison de la bête aux mille têtes, l’âme collective du troupeau. Il s’y était réfugié par peur et par lassitude. Elle tient chaud, on y étouffe, c’est un sale édredon; quand on y est englouti, on ne peut plus faire un mouvement pour en sortir, et on ne le veut plus; on n’a plus à penser, on n’a plus à vouloir; on est à l’abri du froid, des responsabilités. Paresse et lâcheté!... Allons! Écartons-la!... Par les fentes, aussitôt, entre le vent glacé. On se rejette en arrière... Mais déjà cette bouffée a secoué l’engourdissement; l’énergie viciée se remet sur pied, en trébuchant. Que va-t-elle trouver au dehors? N’importe! Il faut voir... Il vit d’abord, le cœur soulevé de dégoût, ce qu’il n’eût pas voulu croire,--combien cette grasse toison s’était incrustée dans sa chair. Il reniflait en elle comme un relent lointain de la bête primitive, les sauvages instincts inavoués de la guerre, du meurtre, du sang répandu, de la viande palpitante que les mâchoires broient. La Force élémentaire de la mort pour la vie. Au fond de l’être humain, l’abattoir dans la fosse, que la civilisation, au lieu de la combler, voile du brouillard de ses mensonges, et sur laquelle flotte la fade odeur de boucherie... Ce souffle infect acheva de dégriser Clerambault. Il arracha avec horreur la peau de bête, dont il était la proie. Ah! comme elle était lourde! Elle est à la fois chaude, soyeuse, belle, puante, et sanglante. Elle est faite des instincts les plus bas et des plus hautes illusions. Aimer, se donner à tous, se sacrifier pour tous, n’être qu’un corps et qu’une âme, la Patrie seule vivante!... Mais qu’est-ce donc que cette Patrie, cette seule vie, à laquelle on sacrifie non seulement sa vie, toutes les vies, mais sa conscience, toutes les consciences? Et qu’est-ce que cet amour aveugle, dont l’autre face de Janus aux yeux crevés est une aveugle haine?... «... _L’on a ôté mal à propos le nom de la raison à l’amour_, dit Pascal, _et on les a opposés sans un bon fondement, car l’amour et la raison n’est qu’une même chose. C’est une précipitation de pensées qui se porte d’un côté sans bien examiner tout; mais c’est toujours une raison._..» Eh bien, examinons tout!--Mais n’est-ce pas que cet amour, justement, n’est, pour une grande part, que la peur d’examiner tout, l’enfant qui, pour ne point voir l’ombre qui passe sur le mur, se renfonce la tête sous ses draps?... La Patrie? Un temple hindou: des hommes, des monstres et des dieux. Qu’est-elle? La terre maternelle? La terre entière est notre mère à tous. La famille? Elle est ici et là, chez l’ennemi comme chez moi, et ne veut que la paix. Les pauvres, les travailleurs, les peuples? Ils sont des deux côtés, également misérables, également exploités. Les hommes de pensée? Ils ont un champ commun; et quant à leurs vanités et leurs rivalités, elles sont aussi ridicules au Levant qu’au Couchant; le monde ne se bat point pour les querelles de Vadius et de Trissotin. L’État? L’État n’est pas la Patrie. Seuls, créent la confusion ceux qui y ont profit. L’État est notre force, dont usent et dont abusent quelques hommes comme nous, qui ne valent pas mieux que nous, et qui souvent valent pis, dont nous ne sommes pas dupes, qu’en temps de paix nous jugeons librement. Mais que vienne la guerre, on leur laisse carte blanche, ils peuvent faire appel aux plus vils instincts, étouffer tout contrôle, tuer toute liberté, tuer toute vérité, tuer toute humanité; ils sont maîtres, il faut serrer les rangs pour défendre l’honneur et les erreurs de ces Mascarilles vêtus des habits du maître! Nous sommes solidaires, dit-on? Terrible filet des mots! Solidaires, sans doute, nous le sommes des pires et des meilleurs de nos peuples. C’est un fait, nous le savons bien. Mais que ce soit un devoir qui nous lie, jusqu’à leurs injustices et leurs insanités,--je le nie!... Il ne s’agit point de médire de la solidarité. Personne (pense Clerambault) n’en a plus passionnément que moi savouré la jouissance et célébré la grandeur. Il est bon, il est sain, il est reposant et fort de plonger l’égoïsme solitaire, nu, raidi et glacé, dans le bain de confiance et d’offrande fraternelle qu’est l’âme collective. On se détend, on se donne, on respire. L’homme a besoin des autres, et il se doit aux autres. Mais il ne se doit pas tout entier. Car que lui resterait-il, pour Dieu? Il doit donner aux autres. Mais pour qu’il donne, il faut qu’il ait, il faut qu’il _soit_. Or, comment _serait-il_, s’il se fond avec les autres? Il y a bien des devoirs; mais le premier de tous, est _d’être_ et de rester soi, jusque dans le sacrifice et le don de soi. Le bain dans l’âme de tous ne saurait devenir sans danger un état permanent. Qu’on s’y trempe, par hygiène! Mais qu’on en sorte, sous peine d’y laisser toute vigueur morale! A notre époque, on est, dès l’enfance, plongé, bon gré, mal gré, dans la cuve démocratique. La société pense pour vous, sa morale veut pour vous, son État agit pour vous, sa mode et son opinion vous volent jusqu’à l’air qu’on respire, vous reniez votre souffle, votre cœur, votre lumière. Tu sers ce que tu méprises, tu mens dans tous tes gestes, tes paroles, tes pensées, tu abdiques, tu n’es plus... Le beau profit pour tous, si tous ont abdiqué! Au bénéfice de qui? de quoi? D’instincts aveugles, ou de fripons? Est-ce un Dieu qui commande, ou quelques charlatans qui font parler l’oracle? Levez le voile! Ce qui se cache derrière, regardez-le en face!... La Patrie!... Le grand mot! Le beau mot! Le père, les bras enlacés des frères!... Mais ce n’est pas ce que vous m’offrez, votre fausse patrie, un enclos, une fosse aux bêtes, des tranchées, des barrières, des barreaux de prison!... Mes frères! Où sont mes frères? Où sont ceux qui peinent dans l’univers? Caïns, qu’en avez-vous fait? Je leur tends les bras; un fleuve de sang m’en sépare; dans ma propre nation, je ne suis plus qu’un instrument anonyme, qui doit assassiner... Ma Patrie! Mais c’est vous qui la tuez!... Ma patrie était la grande communauté des hommes. Vous l’avez saccagée. La pensée ni la liberté n’ont plus de toit en Europe... Je dois refaire ma maison, votre maison à tous. Car vous n’en avez plus: la vôtre est un cachot... Comment ferai-je? Où chercher? Où m’abriter?... Ils m’ont tout pris! Il n’est plus un pouce de la terre ni de l’esprit, qui soit libre; tous les sanctuaires de l’âme, l’art, la science, la religion, ils ont tout violé, ils ont tout asservi! Je suis seul et perdu, je n’ai plus rien, je tombe!... * * * * * Quand il eut tout arraché, il ne lui restait plus que son âme nue. Toute cette fin de nuit, elle se tint grelottante et transie. Mais en cette âme qui frissonnait, en cet être minuscule perdu dans l’univers comme un de ces εἴδωλα que les peintres primitifs représentaient sortant de la bouche des mourants, une étincelle couvait. Dès l’aube, commença de s’éveiller la flamme imperceptible, que la lourde enveloppe des mensonges étouffait. Au souffle de l’air libre, elle se ralluma. Et rien ne pouvait plus l’empêcher de grandir. * * * * * Lente et grise journée, qui suit cette agonie, ou cet enfantement. Grand repos brisé. Vaste silence inusité. Bien-être courbaturé du devoir accompli... Clerambault, immobile et la tête appuyée au dossier de son fauteuil, rêvait, le corps fiévreux, le cœur lourd de souvenirs. Ses larmes coulaient sans y penser. Au dehors, s’éveillait la nature mélancolique, aux derniers jours d’hiver, comme lui frissonnante et encore dépouillée. Mais, sous la glace de l’air, tremblait un feu nouveau. Il embrasera tout, bientôt. DEUXIÈME PARTIE * * * * * Après huit jours, Clerambault recommença de sortir. La terrible crise qu’il venait de traverser le laissait brisé, mais résolu. L’exaltation du désespoir était tombée; il lui restait la volonté stoïque de poursuivre jusqu’en ses dernières retraites la vérité. Mais le souvenir de l’égarement d’esprit où il s’était complu et du demi-mensonge dont il s’était nourri, le rendait humble. Il se méfiait de ses forces; et, voulant avancer pas à pas, il était prêt à accueillir les conseils de guides plus expérimentés que lui. Il se souvint de Perrotin, écoutant ses confidences de naguère, avec une réserve ironique, qui l’irritait alors, qui l’attirait aujourd’hui. Et sa première visite de convalescence fut pour le sage ami. Bien que Perrotin fût meilleur observateur des livres que des visages--(assez myope et un peu égoïste, il ne se donnait pas beaucoup de peine pour voir exactement ce dont il n’avait pas besoin)--il ne laissa pas d’être frappé de l’altération des traits de Clerambault. --Mon bon ami, lui dit-il, vous avez été malade? --Bien malade, en effet, répondit Clerambault. Mais je vais mieux maintenant. Je me suis ressaisi. --Oui, c’est le coup le plus cruel, dit Perrotin: perdre, à notre âge, un ami comme l’était pour vous votre pauvre enfant... --Le plus cruel n’est pas encore de le perdre, dit Clerambault, c’est d’avoir contribué à sa perte. --Que dites-vous là, mon bon? fit Perrotin, surpris. Qu’avez-vous pu trouver, pour ajouter à votre peine? --Je lui ai fermé les yeux, dit amèrement Clerambault. Et lui, me les a ouverts. Perrotin laissa tout à fait le travail qu’il continuait de ruminer, selon son habitude, tandis qu’on lui parlait; et il se mit à observer curieusement Clerambault. Celui-ci, la tête basse, d’une voix sourde, douloureuse, passionnée, commença son récit. On eût dit un chrétien des premiers temps, faisant sa confession publique. Il s’accusait de mensonge, de mensonge envers sa foi, de mensonge envers son cœur, de mensonge envers sa raison. La lâcheté de l’apôtre avait renié son dieu, dès qu’il l’avait vu enchaîné; mais il ne s’était pas dégradé, au point d’offrir ses services aux bourreaux de son dieu. Lui, Clerambault, n’avait pas seulement déserté la cause de la fraternité humaine, il l’avait avilie; il avait continué de parler de fraternité, en excitant la haine; comme ces prêtres menteurs qui font grimacer l’Évangile pour le mettre au service de leur méchanceté, il avait sciemment dénaturé les plus généreuses idées, pour couvrir de leur masque les passions du meurtre; il se disait pacifiste, en célébrant la guerre; il se disait humanitaire, en mettant au préalable l’ennemi en dehors de l’humanité... Ah! comme il eût été plus franc d’abdiquer devant la force que de se prêter avec elle à des compromis déshonorants! C’était grâce à des sophismes comme les siens qu’on lançait dans la tuerie l’idéalisme des jeunes gens. Les penseurs, les artistes, les vieux empoisonneurs, emmiellaient de leur rhétorique le breuvage de mort que, sans leur duplicité, toute conscience eût aussitôt éventé et rejeté avec dégoût... --Le sang de mon fils est sur moi, disait douloureusement Clerambault. Le sang des jeunes gens d’Europe, dans toutes les nations, rejaillit à la face de la pensée d’Europe. Elle s’est faite partout le valet du bourreau. --Mon pauvre ami, dit Perrotin, penché vers Clerambault et lui prenant la main, vous exagérez toujours... Certes, vous avez raison de reconnaître les erreurs de jugement auxquelles vous avait entraîné l’opinion publique; et je puis bien vous avouer aujourd’hui qu’elles m’affligeaient en vous. Mais vous avez tort de vous attribuer, d’attribuer aux parleurs, une telle responsabilité dans les faits d’aujourd’hui! Les uns parlent, les autres agissent; mais ce ne sont pas ceux qui parlent qui font agir les autres: ils s’en vont tous à la dérive. Cette pauvre pensée européenne est une épave comme les autres. Le courant l’entraîne; elle ne fait pas le courant. --Elle engage à y céder, dit Clerambault. Au lieu de soutenir ceux qui nagent et de leur crier: «Luttez contre le flot!» elle dit: «Laissez-vous emporter!» Non, mon ami, ne tentez pas de diminuer sa responsabilité. Elle est plus lourde que toute autre, car notre pensée était mieux placée pour voir, son office était de veiller; et si elle n’a point vu, c’est qu’elle n’a point voulu. Elle ne peut accuser ses yeux: ses yeux sont bons. Vous le savez bien, vous, et je le sais aussi, maintenant que je me suis ressaisi. Cette même intelligence qui me bandait les yeux, c’est elle qui vient de m’arracher le bandeau. Comment peut-elle être, à la fois, un pouvoir de mensonge et un pouvoir de vérité? Perrotin branla la tête: --Oui, l’intelligence est si grande et si haute qu’elle ne peut, sans déchoir, se mettre au service d’autres forces. Il faut tout lui donner. Dès qu’elle n’est plus libre et maîtresse, elle s’avilit. C’est le Grec dégradé par le Romain, son maître, et supérieur à lui, obligé de se faire son pourvoyeur. _Græculus._ Le sophiste. Le _læno_... Le vulgaire entend user de l’intelligence comme d’une domestique à tout faire. Elle s’en acquitte avec l’habileté malhonnête et rouée de cette espèce. Tantôt elle est aux gages de la haine, de l’orgueil, ou de l’intérêt. L’intelligence flatte ces petits monstres, elle les habille en idéalisme, amour, foi, liberté, générosité sociale: (quand un homme n’aime pas les hommes, il dit qu’il aime Dieu, la Patrie, ou bien l’Humanité.) Tantôt le pauvre maître de l’intelligence est lui-même esclave, esclave de l’État. Sous la menace du châtiment, la machine sociale le contraint à des actes qui lui répugnent. La complaisante intelligence lui persuade aussitôt que ces actes sont beaux, glorieux, et qu’il les accomplit librement. Dans un cas comme dans l’autre, l’intelligence sait à quoi s’en tenir. Elle est toujours à notre disposition, si nous voulons vraiment qu’elle nous dise la vérité. Mais nous nous en gardons bien! Nous évitons de la voir seule à seul. Nous nous arrangeons de façon à ne la rencontrer qu’en public, et nous lui posons les questions sur un ton qui commande les réponses...--Au bout du compte, la terre n’en tourne pas moins, _e pur si muove_, et les lois du monde s’accomplissent, et l’esprit libre les voit. Tout le reste est vanité: les passions, la foi ou sincère ou factice, ne sont que l’expression fardée de la Nécessité qui entraîne le monde, sans souci de nos idoles: famille, race, patrie, religion; société, progrès... Le Progrès? La grande Illusion! L’humanité n’est-elle pas soumise à une loi de niveau, qui veut que lorsqu’on le dépasse, une soupape s’ouvre et le récipient se vide?... Un rythme catastrophique... Des cimes de civilisation et la dégringolade. On monte. On fait le plongeon... * * * * * Perrotin, tranquillement, dévoilait sa pensée. Elle n’était pas habituée à se montrer nue; mais elle oubliait qu’elle avait un témoin; et, comme si elle était seule, elle se déshabillait. Elle était d’une hardiesse extrême, ainsi que l’est souvent la pensée d’un grand homme de cabinet, non obligé à l’action, et qui n’y tient nullement: bien au contraire! Clerambault, effaré, écoutait bouche bée; certains mots le révoltaient, d’autres lui serraient le cœur; et il avait le vertige; mais, surmontant sa faiblesse, il ne voulait rien perdre des profondeurs entr’ouvertes. Il pressa de ses questions Perrotin qui, flatté, souriant, complaisamment déroula ses visions pyrrhoniennes, paisibles et destructrices... Ils étaient enveloppés des vapeurs de l’abîme, et Clerambault admirait l’aisance de ce libre esprit, niché au bord du vide et qui s’y complaisait, lorsque la porte s’ouvrit, et le domestique remit à Perrotin une carte de visite. Les fantômes redoutables de l’esprit aussitôt se dissipèrent, une trappe retomba sur le vide, et le tapis officiel du salon en recouvrit la place. Perrotin, réveillé, dit avec empressement: --Certainement... Faites entrer!... Et, se tournant vers Clerambault: --Vous permettez, mon cher ami? C’est Monsieur le Sous-Secrétaire d’État de l’Instruction Publique... Déjà il s’était levé et allait au-devant du visiteur,--un jeune premier, à menton bleu, figure rasée de prêtre, d’acteur, ou de yankee, portant la tête haute et le torse bombé dans une jaquette grise, que fleurissait la rosette des braves et des valets. Le vieillard, épanoui, faisait les présentations: --Monsieur Agénor Clerambault... Monsieur Hyacinthe Monchéri... et demandait à «Monsieur le Sous-Secrétaire d’État» ce qui lui valait l’honneur de sa visite. «Monsieur le Sous-Secrétaire d’État», nullement étonné de l’accueil obséquieux du vieux maître, se carrait dans son fauteuil, en l’attitude de supériorité familière que lui assurait son rang sur les deux illustrations de la pensée française: il représentait l’État. Il parlait du haut de son nez, et bramait comme un dromadaire. Il transmit à Perrotin l’invitation du ministre à présider une séance solennelle d’intellectuels guerriers de dix nations, au grand amphithéâtre de la Sorbonne,--«une séance imprécatoire», comme il disait. Perrotin accepta avec empressement, se confondant de l’honneur. Son ton de domestique avec le serin breveté par le gouvernement contrastait étrangement avec la témérité de ses propos, il n’y avait qu’un moment. Et Clerambault, choqué, pensait au _Græculus_. Quand ils se retrouvèrent seuls, après que Perrotin eut reconduit jusqu’au seuil son «Chéri», qui marchait le cou raide et la tête levée, comme l’âne chargé de reliques, Clerambault voulut reprendre l’entretien. Il était un peu refroidi et ne le cachait point. Il invita Perrotin à déclarer en public les sentiments qu’il lui avait professés. Perrotin s’y refusa, naturellement, en riant de la naïveté. Et il le mit en garde, affectueusement, contre la tentation de se confesser tout haut. Clerambault se fâcha, discuta, s’entêta. Perrotin, en veine de franchise, et afin de l’éclairer, lui dépeignit son entourage, les grands intellectuels de la haute Université, dont il était le représentant officiel: historiens, philosophes, rhétoriqueurs. Il en parlait avec un mépris voilé, poli, profond, auquel se mêlait une pointe d’amertume personnelle: car, malgré sa prudence, il était trop intelligent pour ne pas être suspect aux moins intelligents de ses collègues. Il se définissait un vieux chien d’aveugle, au milieu des mâtins aboyants, et obligé, comme eux, d’aboyer aux passants... Clerambault le quitta, sans brouille, mais avec une grande pitié. * * * * * Il fut quelques jours avant de ressortir. Ce premier contact avec le monde extérieur l’avait déprimé. L’ami en qui il comptait trouver un guide lui manquait piteusement. Il se sentait plein de trouble. Clerambault était faible; il n’était pas accoutumé à se diriger seul. Ce poète, si sincère pourtant, ne s’était jamais vu dans l’obligation de penser sans le secours des autres; il n’avait eu besoin jusqu’alors que de se laisser porter par leur pensée; il l’épousait; il en était la voix exaltée et inspirée.--Le changement était brusque. Malgré la nuit de crise, il était repris par ses incertitudes; la nature ne peut être, d’un seul coup, transformée, surtout chez qui a passé la cinquantaine, si souples que soient restés les ressorts de son esprit. Et la lumière qu’apporte une révélation ne demeure pas égale, comme la nappe ruisselante du soleil dans un ciel d’été. Elle ressemble plutôt au fanal électrique, qui cligne et qui s’éteint plus d’une fois, avant que le courant se régularise. Dans les syncopes de cette pulsation saccadée, l’ombre paraît plus noire, et l’esprit plus trébuchant.--Clerambault ne prenait pas son parti de se passer des autres. Il résolut de faire le tour de ses amis. Il en avait beaucoup, dans le monde des lettres, de l’Université, de la bourgeoisie intelligente. Il ne se pouvait pas que, dans le nombre, il ne trouvât des esprits qui, comme lui, mieux que lui, eussent l’intuition des problèmes qui l’obsédaient et l’aidassent à les éclaircir! Sans se livrer encore, timidement, il essaya de lire en eux, d’écouter, d’observer. Mais il ne s’apercevait pas que ses yeux étaient changés; et la vision qu’il eut d’un monde, cependant bien connu, lui apparut nouvelle, et le glaça. * * * * * Tout le peuple des lettres était mobilisé. On ne distinguait plus les personnalités. Les Universités formaient un ministère de l’intelligence domestiquée; il avait pour office de rédiger les actes du maître et patron, l’État. Les différents services se reconnaissaient à leurs déformations professionnelles. Les professeurs de lettres étaient surtout experts au développement moral, en trois points, au syllogisme oratoire. Ils avaient la manie de simplification excessive dans le raisonnement, se payaient de grands mots pour raisons, et abusaient des idées claires, peu nombreuses, toujours les mêmes, sans ombres, sans nuances et sans vie. Ils les décrochaient à l’arsenal d’une soi-disant antiquité classique, dont la clé était jalousement gardée, au cours des âges, par des générations de mamelouks académiques. Ces idées éloquentes et vieillies, qu’on nommait, par abus, «humanités», encore que sur beaucoup de points elles blessassent le bon sens et le cœur de l’humanité d’aujourd’hui, avaient reçu l’estampille de l’État Romain, prototype de tous les États européens. Leurs interprètes attitrés étaient des rhéteurs au service de l’État. Les philosophes régnaient dans la construction abstraite. Ils avaient l’art d’expliquer le concret par l’abstrait, le réel par son ombre, de systématiser quelques observations hâtives, partialement choisies, et, dans leurs alambics, d’en extraire des lois pour régir l’univers; ils s’appliquaient à asservir la vie multiple et changeante à l’unité de l’esprit--c’est-à-dire de _leur_ esprit. Cet impérialisme de la raison était favorisé par les roueries complaisantes d’un métier sophistique, rompu au maniement des idées; ils savaient les tirer, étirer, tordre et nouer ensemble, comme des pâtes de guimauve: ce n’est pas à eux qu’il eût été difficile de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille! Ils pouvaient aussi bien prouver le blanc que le noir, et trouvaient à volonté dans Emmanuel Kant la liberté du monde, ou le militarisme prussien. Les historiens étaient les scribes nés, les notaires et avoués de l’État, préposés à la garde de ses chartes, de ses titres et procès, et armés jusqu’aux dents pour les chicanes futures... L’histoire! Qu’est-ce que l’histoire? L’histoire du succès, la démonstration du fait accompli, qu’il soit injuste ou juste! Les vaincus n’ont pas d’histoire. Silence à vous, Perses de Salamine, esclaves de Spartacus, Gaulois, Arabes de Poitiers, Albigeois, Irlandais, Indiens des deux Amériques, et races coloniales!... Quand un homme de bien, en butte aux injustices de son temps, met, pour se consoler, son espoir dans la postérité, il se ferme les yeux sur le peu de moyens qu’a cette postérité d’être instruite des événements passés. Elle n’en connaît que ce que les procureurs de l’histoire officielle jugent avantageux à la cause de leur client, l’État. A moins que n’intervienne l’avocat de la partie adverse--soit d’une autre nation, soit d’un groupe social ou religieux opprimé. Mais il y a peu de chances: le pot aux roses est bien gardé! Rhéteurs, sophistes et procéduriers: les trois corporations aux Facultés des Lettres, des Lettres de l’État, visées et patentées. Les «scientifiques» seraient, par leurs études, un peu mieux à l’abri des suggestions et des contagions du dehors,--s’ils restaient dans leur métier. Mais on les en a fait sortir. Les applications des sciences ont pris une telle place dans la réalité pratique que les savants se sont vus jetés aux premiers rangs de l’action. Il leur a bien fallu subir les contacts infectieux de l’esprit public. Leur amour-propre s’est trouvé directement intéressé à la victoire de la communauté; et celle-ci englobe aussi bien l’héroïsme des soldats que les folies de l’opinion et les mensonges des publicistes. Bien peu ont eu la force de s’en dégager. La plupart y ont apporté la rigueur, la raideur de l’esprit géométrique,--avec les rivalités professionnelles, qui sont toujours aiguës entre les corps savants des différents pays. Quant aux purs écrivains, poètes, romanciers, sans attaches officielles, ils devraient avoir le bénéfice de leur indépendance. Fort peu, malheureusement, sont en état de juger par eux-mêmes d’événements qui dépassent les limites de leurs préoccupations habituelles, esthétiques ou commerciales. La plupart, et non des moins illustres, sont ignorants comme des carpes. Le mieux serait qu’ils restassent cantonnés dans leur rayon de boutique; et leur instinct naturel les y maintiendrait. Mais leur vanité a été sottement taquinée, sollicitée de se mêler aux affaires publiques et de dire leur mot sur l’univers. Ils ne peuvent rien en dire qu’à tort et à travers. A défaut de jugements personnels, ils s’inspirent des grands courants. Leurs réactions sous le choc sont extrêmement vives, car ils sont ultra-sensibles et d’une vanité maladive, qui, lorsqu’elle ne peut exprimer de pensées propres, exagère les pensées des autres. C’est la seule originalité dont ils disposent, et Dieu sait qu’ils en usent! Que reste-t-il? Les gens d’Église? Ce sont eux qui manient les plus gros explosifs: les idées de Justice, de Vérité, de Bien, de Dieu; et ils mettent cette artillerie au service de leurs passions. Leur orgueil insensé, dont ils n’ont même pas conscience, s’arroge la propriété de Dieu, et le droit exclusif de le débiter en gros et en détail. Ils ne manquent pas tant de sincérité, de vertu, ou même de bonté, qu’ils ne manquent d’humilité. Ils n’en ont aucune, bien qu’ils la professent. Celle qu’ils pratiquent consiste à adorer leur nombril, reflété dans le Talmud, la Bible, ou l’Évangile. Ce sont des monstres d’orgueil. Ils ne sont pas si loin du fou légendaire, qui se croyait Dieu le Père! Est-il beaucoup moins dangereux de se croire son intendant, ou bien son secrétaire? Clerambault était saisi du caractère morbide de la gent intellectuelle. La prépondérance qu’ont prise chez une caste bourgeoise les facultés d’organisation et d’expression de la pensée a quelque chose de tératologique. L’équilibre vital est détruit. C’est une bureaucratie de l’esprit qui se croit très supérieure au simple travailleur. Certes, elle est utile... Qui songe à le nier? Elle amasse, elle classe la pensée dans ses casiers; elle en fait des constructions variées. Mais qu’il lui vient rarement à l’idée de vérifier les matériaux qu’elle met en œuvre et de renouveler le contenu de la pensée! Elle reste la gardienne vaniteuse d’un trésor démonétisé. Si du moins cette erreur était inoffensive! Mais les idées qu’on ne confronte point constamment avec la réalité, celles qui ne baignent pas à toute heure dans le flot de l’expérience, prennent, en se desséchant, des caractères toxiques. Elles étendent sur la vie nouvelle leur ombre lourde, qui fait la nuit, qui donne la fièvre... Stupide envoûtement des mots abstraits! A quoi sert-il de détrôner les rois, et quel droit de railler ceux qui meurent pour leurs maîtres, si c’est pour leur substituer des entités tyranniques qu’on revêt de leurs oripeaux? Mieux vaut encore un monarque en chair et en os, qu’on voit, qu’on tient, et qu’on peut supprimer! Mais ces abstractions, ces despotes invisibles, que nul ne connaîtra, ni n’a connus jamais!... Car nous n’avons affaire qu’aux grands Eunuques, aux prêtres du «crocodile caché» (ainsi que le nommait Taine), aux ministres intrigants, qui font parler l’idole. Ah! que le voile se déchire et que nous connaissions la bête qui se dissimule en nous! Il y aurait moins de danger pour l’homme à être une franche brute qu’à habiller sa brutalité d’un idéalisme menteur et maladif. Il n’élimine pas ses instincts animaux; mais il les déifie. Il les idéalise et tâche de les expliquer. Comme il ne le peut sans les soumettre à une simplification excessive (c’est une loi de son esprit qui, pour comprendre, détruit autant qu’il prend), il les dénature en les intensifiant, dans une direction unique. Tout ce qui s’écarte de la ligne imposée, tout ce qui gêne la logique étroite de sa construction mentale, il fait plus que le nier, il le saccage, il en décrète la destruction, au nom de sacrés principes. De là que, dans l’infinité vivante de la nature, il opère des abatis immenses, pour laisser subsister les seuls arbres de pensée qu’il a élus: ils se développent dans le désert et les ruines,--monstrueusement. Tel l’empire accablant d’une forme despotique de la Famille, de la Patrie, et de la morale bornée, qu’on met à leur service. Le malheureux en est fier; et il en est victime! L’humanité qui se massacre n’oserait plus le faire pour ses seuls intérêts. Des intérêts, elle ne se vante point, mais elle se vante de ses Idées, qui sont mille fois plus meurtrières. L’homme voit dans les Idées, pour lesquelles il combat, sa supériorité d’homme. Et j’y vois sa folie. L’idéalisme guerrier est une maladie qui lui est propre. Ses effets sont pareils à l’alcoolisme. Il centuple la méchanceté et la criminalité. Son intoxication détériore le cerveau. Il le peuple d’hallucinations et il y sacrifie les vivants... L’extraordinaire spectacle, vu de l’intérieur des crânes! Une ruée de fantômes, qui fument des cerveaux fiévreux: Justice, Liberté, Droit, Patrie... Tous ces pauvres cerveaux également sincères, tous accusant les autres de ne l’être point! De cette lutte fantastique entre des ombres légendaires, on ne voit rien au dehors que les convulsions et les cris de l’animal humain, possédé par les troupeaux de démons... Au-dessus des nuées chargées d’éclairs, où combattent de grands oiseaux furieux, les réalistes, les gens d’affaires, comme des poux dans une toison, grouillent et rongent: gueules avides, mains rapaces, excitant sournoisement les folies qu’ils exploitent, sans les partager... O Pensée, fleur monstrueuse et splendide, qui pousse sur l’humus des instincts séculaires!... Tu es un élément. Tu pénètres l’homme, tu l’imprègnes; mais tu ne viens pas de lui. Ta source lui échappe et ta force le dépasse.--Les sens de l’homme sont à peu près adaptés à son usage pratique. Sa pensée ne l’est point. Elle le déborde et elle l’affole. Quelques êtres, en nombre infiniment restreint, réussissent à se diriger sur ce torrent. Mais il entraîne l’énorme masse, au hasard, à toute volée. Sa puissance formidable n’est pas au service de l’homme. L’homme tâche de s’en servir, et le plus grand danger est qu’il croit qu’il s’en sert. Il est comme un enfant qui manie des explosifs. Il n’y a pas de proportion entre ces engins colossaux et l’objet pour lequel ses mains débiles les emploient. Parfois, ils font tout sauter... Comment parer au danger? Étouffer la pensée, arracher les idées ivres? Ce serait châtrer l’homme de son cerveau, le priver de son principal stimulant à la vie. Et pourtant, l’eau-de-vie de la pensée contient un poison d’autant plus redoutable qu’elle est répandue dans les masses, en drogues frelatées... Homme, dessoûle-toi! Regarde! Sors des idées, fais-toi libre de ta propre pensée! Apprends à dominer ta Gigantomachie, ces fantômes enragés qui s’entre-déchirent... Patrie, Droit, Liberté, Grandes Déesses, nous vous découronnerons d’abord de vos majuscules. Descendez de l’Olympe dans la crèche, et venez sans ornements, sans armes, riches de votre seule beauté et de notre seul amour!... Je ne connais point des dieux Justice, Liberté. Je connais mes frères hommes et je connais leurs actes, tantôt justes, tantôt injustes. Et je connais les peuples, qui sont tous dénués de vraie liberté, mais qui tous y aspirent et qui tous, plus ou moins, se laissent opprimer. * * * * * La vue de ce monde en proie à la fièvre chaude eût inspiré à un sage le désir de se retirer à l’écart et de laisser passer l’accès. Mais Clerambault n’était pas un sage. Il savait seulement qu’il ne l’était pas. Il savait que parler était vain; et pourtant, il savait qu’il lui faudrait parler, il savait qu’il le ferait. Il chercha à retarder le dangereux moment; et sa timidité, qui ne pouvait se faire à l’idée de rester seul, aux prises avec tous, mendia autour de lui un compagnon de pensée. Ne fût-on que deux ou trois, ensemble il serait moins dur d’engager le combat. Les premiers dont il alla discrètement tâter la sympathie étaient de pauvres gens qui, comme lui, avaient perdu un fils. Le père, peintre connu, avait un atelier, rue Notre-Dame-des-Champs. Les Clerambault voisinaient avec les Omer Calville. C’était un bon vieux couple, très bourgeois, très uni. Ils avaient cette douceur de pensée, commune à nombre d’artistes de ce temps qui avaient connu Carrière et reçu les reflets lointains du Tolstoïsme; comme leur simplicité, elle semble un peu factice, quoiqu’elle réponde à une bonhomie de nature; mais la mode du jour y a mis une ou deux touches de trop. Nul n’est moins capable de comprendre les passions de la guerre que ces artistes qui professent avec une emphase sincère le respect religieux de tout ce qui vit. Les Calville s’étaient tenus en dehors du courant; ils ne protestaient point, ils acceptaient, mais comme on accepte la maladie, la mort, la méchanceté des hommes, tristement, dignement, sans acquiescer. Les poèmes enflammés de Clerambault, qu’il était venu leur lire, écoutés poliment, rencontraient peu d’écho...--Mais voici qu’à l’heure même où Clerambault, désabusé de l’illusion guerrière, pensait les rejoindre, eux s’éloignaient de lui, car ils retournaient à la place qu’il venait de quitter. La mort du fils avait eu sur eux un effet opposé à celui qui transformait Clerambault. Maintenant, ils entraient gauchement dans la bataille, comme pour remplacer le disparu; ils respiraient avidement la puanteur des journaux. Clerambault les trouva réjouis, dans leur misère, de l’assertion que l’Amérique était prête à faire une guerre de vingt ans. Il essaya de dire: --Que restera-t-il de la France, de l’Europe, dans vingt ans? Mais ils écartèrent cette pensée, avec une hâte irritée. Il semblait qu’il fût inconvenant d’y songer, et surtout d’en parler. Il s’agissait de vaincre. A quel prix? On compterait après.--Vaincre? Et s’il ne restait plus, en France, de vainqueurs?--N’importe! Pourvu que les autres, là-bas, fussent vaincus! Non, il ne fallait pas que le sang du fils mort eût été versé en vain... Et Clerambault pensait: --Faut-il que, pour le venger, d’autres vies innocentes soient aussi sacrifiées? Et, au fond de ces braves gens, il lisait: --Pourquoi pas? Il le lut chez presque tous ceux à qui, comme aux Calville, la guerre avait pris le plus cher, un fils, un mari, un frère... --Que les autres souffrent aussi! Nous avons bien souffert! Il ne nous reste plus rien à perdre... Plus rien? Si fait, une seule chose, que le farouche égoïsme de ces deuils gardait jalousement: leur foi en l’utilité du sacrifice. Que rien ne vienne l’ébranler! Défense de douter que la cause ne soit sainte, pour qui leurs morts étaient tombés. Ah! qu’ils le savaient bien, les maîtres de la guerre, et comme ils s’entendaient à exploiter ce leurre!--Non, il n’y avait aucune place à ces foyers en deuil, pour les doutes de Clerambault et son esprit de pitié. --Qui a eu pitié de nous? pensaient ces malheureux. Pourquoi en aurions-nous?... * * * * * Il en était de moins éprouvés; mais ce qui caractérisait presque tous ces bourgeois, c’était l’emprise sous laquelle ils vivaient des grands mots du passé: «Comité de Salut Public... La Patrie en danger... Plutarque... _De Viris_... Le vieil Horace...» Impossible qu’ils regardent le présent avec des yeux d’aujourd’hui! Mais avaient-ils seulement des yeux pour regarder? En dehors du cercle étroit de leurs affaires, combien, passé trente ans, ont, dans la bourgeoisie anémiée de nos jours, le pouvoir de penser par eux-mêmes? Ils n’y songent même pas! On leur fournit leur pensée toute faite, ainsi que leur manger, et à meilleur marché. Pour un ou deux sous par jour, ils la trouvent dans leur presse. Ceux, plus intelligents, qui la cherchent dans les livres, ne se donnent pas la peine de la chercher dans la vie et prétendent que celle-ci soit le reflet de ceux-là. Comme des vieillards précoces: leurs membres s’ankylosent, l’esprit se pétrifie. Dans le vaste troupeau de ces âmes ruminantes qui pâturent le passé, se distinguait alors le groupe des cagots de la Révolution Française. Ils avaient paru incendiaires en des temps très anciens,--à l’époque du Seize-Mai, et quelque temps après, dans la bourgeoisie attardée. Tels des quinquagénaires rangés et épaissis, qui se rappellent avec orgueil qu’ils furent des mauvais sujets: ils vivaient sur le souvenir des émois que soulevait leur hardiesse d’antan. S’ils n’avaient pas changé pour leur miroir, le monde avait changé autour d’eux. Mais ils ne s’en doutaient pas; ils continuaient de copier leurs modèles décrépits. Curieux instinct d’imitation, servitude du cerveau, qui reste hypnotisé sur un point du passé. Au lieu de chercher à suivre en sa course Protée,--la vie changeante,--il ramasse la vieille peau d’où s’est depuis longtemps échappé le jeune serpent. Et il voudrait l’y recoudre. Les dévots pédantesques des Révolutions mortes prétendent que celles de l’avenir prennent mesure sur ces tombeaux. Et ils n’admettent point qu’une Liberté nouvelle marche d’un autre pas et franchisse les barrières où fit halte, essoufflée, sa grand’mère de 93. Ils en veulent davantage encore à l’irrespect des jeunes qui les dépassent qu’au glapissement haineux des vieux qu’ils ont dépassés. Ce n’est pas sans raison: car ces jeunes leur révèlent qu’ils sont devenus des vieux; et ils glapissent contre eux. Il en sera toujours ainsi. A peine quelques esprits vieillissants permettent à la vie de poursuivre son cours, et généreusement, quand s’éteignent leurs yeux, jouissent de l’avenir par les yeux de leurs cadets. Mais la plupart de ceux qui, jeunes, aimèrent la liberté, en veulent faire une cage pour les nouvelles couvées, quand eux ne peuvent plus voler. L’internationalisme d’aujourd’hui ne trouvait pas de plus haineux adversaires que certains servants du culte nationaliste révolutionnaire, à la mode de Danton ou bien de Robespierre. Eux-mêmes ne s’entendaient pas toujours entre eux; et les gens de Danton et ceux de Robespierre, que séparait encore l’ombre de la guillotine, avec d’aigres menaces se traitaient d’hérétiques. Mais ils étaient d’accord pour vouer au dernier supplice ceux qui ne croyaient point qu’on porte la liberté à la gueule des canons, ceux qui osent confondre dans la même aversion la violence, qu’elle soit exercée par César, par Démos, ou par ses corroyeurs. Et fût-ce même au nom du Droit ou de la Liberté! Le masque peut changer. Dessous, la gueule est la même. Clerambault connaissait plusieurs de ces fanatiques. Il n’était pas question de discuter avec eux si le Droit ou le Tortu ne se trouvaient pas, en guerre, de plus d’un seul côté. Autant eût valu, pour un manichéen, discuter avec la Sainte Inquisition. Les religions laïques ont leurs grands séminaires et leurs sociétés secrètes, où se conserve orgueilleusement le dépôt de la doctrine. Qui s’en écarte est excommunié,--en attendant qu’il soit du passé, à son tour; alors, il aura chance de devenir aussi un dieu; et en son nom, on excommuniera l’avenir! * * * * * Mais si Clerambault n’était pas tenté de convertir ces durs intellectuels casqués de leur étroite vérité, il en connaissait d’autres qui n’avaient point cet orgueil de certitude: tant s’en fallait! Ils péchaient plutôt par souplesse un peu molle et par dilettantisme.--Arsène Asselin était un aimable Parisien, célibataire, homme du monde, intelligent et sceptique, qu’une faute de goût choquait dans le sentiment comme dans l’expression; comment eût-il pu se plaire aux outrances de pensée, qui sont le bouillon de culture où se développe la guerre? Son esprit critique et son ironie devaient l’incliner au doute: il n’y avait pas de raison pour qu’il ne comprît point les raisons de Clerambault!... Aussi bien s’en était-il fallu d’un cheveu qu’il pensât comme lui. Son choix avait dépendu de circonstances fortuites. Mais à partir du moment où il avait mis le pied dans l’autre direction, impossible de revenir en arrière! Et plus il s’embourbait et plus il s’obstinait. L’amour-propre français ne reconnaît jamais son erreur, il se ferait tuer pour elle... Français ou non, combien sont-ils dans le monde, qui auraient l’énergie de dire: «Je me suis trompé. Allons, tout est à refaire...»--Mieux vaut nier l’évidence... «Jusqu’au bout!»... Et crever. Bien curieux était un pacifiste d’avant-guerre, Alexandre Mignon. Vieil ami de Clerambault, à peu près de son âge, bourgeois, intellectuel, universitaire, la dignité de sa vie le faisait justement respecter. Il ne fallait pas le confondre avec les pacifistes de banquets, fleuris d’ordres officiels et lacés de grands cordons internationaux, pour qui la paix en palabres est, dans les années calmes, un placement de tout repos. Il avait, pendant trente ans, sincèrement dénoncé les menées dangereuses des politiciens et des spéculateurs véreux de son pays; il était de la Ligue des Droits de l’Homme et avait la démangeaison de parler, pour l’un, pour l’autre, au petit malheur! Il lui suffisait que son client se nommât opprimé. Il ne se demandait pas si le dit opprimé n’était pas, d’aventure, un oppresseur manqué. Sa générosité brouillonne lui avait valu quelque ridicule, qui se conciliait avec l’estime. Il n’en était point fâché. Un peu d’impopularité même ne lui eût pas fait peur,--pourvu qu’il se sentît encadré par son groupe, dont l’approbation lui était nécessaire. Il se croyait un indépendant. Il ne l’était pas. Il était l’un des membres d’un groupe, qui était indépendant, quand tous se tenaient ensemble. L’union fait la force, dit-on. Oui, mais elle habitue à ne plus pouvoir se passer d’union. Alexandre Mignon en fit l’expérience. La disparition de Jaurès avait désorienté le groupe. Que manquât une seule voix, qui parlait la première, toutes les autres manquaient: elles attendaient le mot d’ordre, et nulle n’osait le donner. Incertains, au moment où croulait le torrent, ces hommes généreux et faibles furent entraînés par la poussée des premiers jours. Ils ne la comprenaient pas; ils ne l’approuvaient pas; mais il n’avaient rien à y opposer. Dès la première heure, des désertions se produisirent dans leurs rangs: elles étaient provoquées par ces affreux rhéteurs qui gouvernaient l’État,--les avocats démagogues, rompus à tous les sophismes de l’idéologie républicaine: «la Guerre pour la Paix, la Paix éternelle au bout...» (_Requiescat!_) Les pauvres pacifistes virent dans ces artifices une occasion unique, sinon très reluisante (ils n’en étaient pas fiers) de se tirer de l’impasse: ils se flattèrent de mettre d’accord, par une hâblerie dont ils n’aperçurent point l’énormité, leurs principes de paix et le fait de violence. S’y refuser, c’eût été se livrer à la meute de la guerre: elle les eût dévorés. Alexandre Mignon aurait eu le courage de faire face aux gueules sanglantes, s’il avait senti près de lui sa petite communauté. Mais seul, c’était au-dessus de ses forces. Sans se prononcer d’abord, il laissa faire. Il souffrait. Il passa par des angoisses assez proches de celles de Clerambault. Mais il n’en sortit pas de même. Il était moins impulsif et plus intellectuel; pour effacer ses derniers scrupules, il les recouvrit de raisonnements serrés. Avec l’aide de ses collègues, il prouva laborieusement par _a_ + _b_ que la guerre était le devoir du pacifisme conséquent. Sa Ligue avait beau jeu à relever les actes criminels de l’ennemi; mais elle ne s’attardait pas sur ceux de son propre camp. Alexandre Mignon entrevoyait, par instants, l’injustice universelle. Vision intolérable... Il ferma ses volets... A mesure qu’il s’emmaillotait dans sa logique de guerre, il lui devenait plus difficile de s’en dépêtrer. Alors, il s’acharna comme un enfant qui, par un acte irréfléchi de nervosité maladroite, vient d’arracher l’aile d’un insecte. L’insecte est perdu, maintenant. L’enfant honteux, qui souffre et qui s’irrite, se venge sur la bête et la met en pièces. On peut juger du plaisir qu’il eut à entendre Clerambault lui faire son _mea culpa_! L’effet fut surprenant. Mignon, déjà troublé, s’indigna contre Clerambault. En s’accusant, Clerambault paraissait l’accuser. Il devint l’ennemi. Nul ne fut, par la suite, plus enragé que Mignon contre ce remords vivant. * * * * * Clerambault eût rencontré plus de compréhension chez quelques politiciens. Ceux-là en savaient autant que lui et même bien davantage; mais ils n’en dormaient pas plus mal. Depuis leur première dent gâtée, ils avaient l’habitude des _combinazioni_, des tripotages de pensée; ils se donnaient à bon compte l’illusion de servir leur parti, au prix de quelque compromis: un de plus, un de moins!... Aller droit, penser droit, était la seule chose impossible à ces êtres flasques, toujours biaisant, qui avançaient en serpentant, qui avançaient en reculant, qui, pour mieux assurer le succès à leur bannière, la traînaient dans la crotte, et qui fussent montés à plat ventre au Capitole. * * * * * Enfin, se dissimulaient çà et là quelques esprits clairvoyants. On devait les deviner, plus qu’on ne les voyait: car ces mélancoliques vers luisants avaient eu soin d’éteindre leur lanterne; ils semblaient dans les transes qu’il n’en filtrât une lueur. Certes, ils étaient dénués de foi dans la guerre, mais sans foi contre la guerre. Fatalistes. Pessimistes. Clerambault constatait que, lorsque fait défaut l’énergie personnelle, les plus hautes qualités du cœur et de l’esprit contribuent à accroître encore la servitude publique. Le stoïcisme qui se soumet aux lois de l’univers empêche de lutter contre celles qui sont cruelles. Au lieu de dire au Destin: --Non!... Tu ne passeras pas... (S’il passe, on verra bien!)... le stoïque s’efface poliment, et dit: --Mais entrez donc! L’héroïsme cultivé, le goût du surhumain, de l’inhumain, se gargarise l’âme avec les sacrifices; et plus ils sont absurdes, et plus ils sont sublimes.--Les chrétiens d’aujourd’hui, plus généreux que leur Maître, rendent _tout_ à César: c’est assez qu’une cause leur demande de s’immoler, pour qu’elle leur paraisse sainte; ils offrent pieusement à l’ignominie de la guerre la flamme de leur foi et leurs corps sur le bûcher.--La résignation ironique et passive des peuples fait le gros dos, accepte... «_Faut pas s’en faire_»... Et, sans doute, les siècles, les siècles de misère ont roulé sur cette pierre. Mais la pierre s’use à la longue, et devient boue. * * * * * Clerambault essaya de causer avec l’un, avec l’autre... Il se heurta partout au même mécanisme de résistance sournoise, à demi inconsciente. Ils étaient cuirassés de la volonté de ne pas entendre, ou, plutôt, d’une merveilleuse non-volonté d’entendre. Aux arguments contraires leur esprit était imperméable, comme un canard dans l’eau. Les hommes en général sont doués, pour leur commodité, d’une faculté précieuse: ils peuvent, au commandement, se rendre aveugles et sourds, quand il ne leur convient pas de voir et d’ouïr; ou si, par mégarde, ils ont saisi au passage un objet qui les gêne, ils le laissent retomber et l’oublient aussitôt. Dans toutes les patries, combien de citoyens savaient à quoi s’en tenir sur les responsabilités partagées de la guerre et sur le rôle néfaste de leurs hommes politiques, mais, se dupant eux-mêmes, feignaient de n’en savoir rien et y réussissaient! Si chacun se fuyait à toutes jambes, on imagine qu’il fuyait encore mieux ceux qui voulaient, comme Clerambault, l’aider à se rattraper! Afin de s’esquiver, des hommes intelligents, sérieux, honorables, ne rougissaient pas d’user des petites ruses employées par la femme ou l’enfant qui veut avoir raison. Dans la peur d’une discussion qui eût pu les troubler, ils sautaient sur le premier mot maladroit de Clerambault, l’isolaient du contexte, au besoin le maquillaient, et s’enflammaient dessus, faisaient la grosse voix, les yeux sortant de la tête, paraissant indignés et finissant par l’être, sincèrement, à crever;--répétaient _mordicus_, même après la preuve faite;--obligés de la reconnaître, partaient, claquant les portes: «Et en voilà assez!»--deux jours après, ou dix, reprenaient l’argument effondré, comme si de rien n’était. Quelques-uns, plus perfides, provoquaient l’imprudence qui devait leur servir, poussaient avec bonhomie Clerambault à dire plus qu’il ne voulait, et soudain, explosaient. Les plus bienveillants l’accusaient de manquer de bon sens. («Bon» veut dire: «c’est le mien!») Il y avait aussi les beaux parleurs, qui, n’ayant rien à craindre d’une joute de mots, acceptaient l’entretien, se flattaient de ramener l’égaré au bercail. Ils ne discutaient pas le fond de sa pensée, mais son opportunité; ils faisaient appel aux bons sentiments de Clerambault: --«Certainement, certainement, vous avez raison, au fond; au fond, je pense comme vous, je pense _presque_ comme vous; je vous comprends, cher ami... Mais, cher ami, prenez garde, évitez de troubler les consciences des combattants! Toute vérité n’est pas bonne à dire,--du moins, pas tout de suite. La vôtre sera très belle... dans cinquante ans. Il ne faut pas devancer la nature; il faut attendre...» --«Attendre que soient lassés l’appétit des exploiteurs et la bêtise des exploités? Comment ne comprennent-ils pas que la pensée clairvoyante des meilleurs qui abdique au profit de la pensée aveugle des plus grossiers, va droit contre les plans de la nature qu’ils prétendent suivre, et contre le destin historique, sous lequel ils mettent leur point d’honneur à s’aplatir? Est-ce respecter les desseins de la nature qu’étouffer une partie de sa pensée, et la plus haute? Cette conception qui élague de la vie ses forces les plus hardies, pour la plier aux passions de la multitude, conduirait à supprimer l’avant-garde et à laisser le gros de l’armée sans direction... La barque penche; m’empêcherez-vous de me porter de l’autre côté pour faire contrepoids? Et faudra-t-il que nous nous mettions tous du côté où l’on penche? Les idées avancées sont le contrepoids, voulu par la nature, au lourd passé qui s’obstine. Sans elles, la barque sombre.--Quant à l’accueil qui leur sera fait, c’est question accessoire. Qui les dit peut s’attendre à être lapidé. Mais, qui, les pensant, ne les dit point, se déshonore. Il est comme le soldat chargé d’un message périlleux dans la bataille. A-t-il la liberté de s’y soustraire?...» Alors, quand ils voyaient que la persuasion était sans prise sur Clerambault, ils démasquaient leurs batteries et le taxaient violemment d’orgueil ridicule et criminel. Ils lui demandaient s’il se croyait plus intelligent que tous, pour opposer son jugement à celui de la nation. Sur quoi pouvait-il fonder cette monstrueuse confiance? Le devoir est d’être humble et de se tenir modestement à sa place dans la communauté. Le devoir est de s’incliner, après qu’elle a parlé et--qu’on y croie ou non--d’exécuter ses ordres. Malheur à l’insurgé contre l’âme de son peuple! Avoir raison contre elle, c’est avoir tort. Et le tort est un crime, à l’heure de l’action. La République veut que ses fils lui obéissent. --La République ou la Mort! disait ironiquement Clerambault. Beau pays de liberté! Libre, oui, parce qu’il a toujours eu et qu’il aura toujours des âmes comme la mienne, qui se refusent à subir un joug que leur conscience désavoue. Mais quelle nation de tyrans! Ah! nous n’avons pas gagné à prendre la Bastille! Naguère, on encourait la prison perpétuelle, quand on se permettait de penser autrement que le prince,--le bûcher, quand on pensait autrement que l’Église. A présent, il faut penser comme quarante millions d’hommes, il faut les suivre dans leurs contradictions frénétiques, hurler un jour: «A bas l’Angleterre!» demain: «A bas l’Allemagne!» après-demain: «A bas l’Italie!»... pour recommencer, la semaine d’après, acclamer aujourd’hui un homme ou une idée, qu’on insultera le lendemain; et celui qui refuse, il risque le déshonneur, ou le coup de revolver! Ignoble servitude! la plus honteuse de toutes!... Et de quel droit cent hommes, mille hommes, un ou quarante millions, exigent-ils que je renie mon âme? Chacun d’eux n’en a qu’une, comme moi. Quarante millions d’âmes ensemble ne font trop souvent qu’une âme qui s’est, quarante millions de fois, reniée...--Je pense ce que je pense. Pensez ce que vous pensez! La vérité vivante ne peut naître que de l’équilibre des pensées opposées. Pour que les citoyens respectent la cité, il faut que la cité respecte les citoyens. Chacun d’eux a son âme. C’est son droit. Et le premier devoir est de ne la point trahir... Je ne me fais pas illusion, je n’attribue pas à ma conscience une importance exagérée dans l’univers de proie. Mais si peu que nous soyons et si peu que nous fassions, il faut le faire et l’être. Chacun peut se tromper. Mais qu’il se trompe ou non, il doit être sincère. L’erreur sincère n’est pas le mensonge, elle est l’étape vers la vérité. Le mensonge est d’en avoir peur et de vouloir l’étouffer. Quand vous auriez mille fois raison contre une erreur sincère,--en recourant à la force pour l’écraser, vous commettez le plus odieux des crimes contre la raison même. Si la raison est persécutrice et l’erreur persécutée, je suis pour la persécutée. Car l’erreur est un droit égal à la vérité... Vérité, Vérité... La vérité c’est de chercher toujours la vérité. Respectez les efforts de ceux qui peinent à sa poursuite. Outrager l’homme qui se fraye durement un sentier, persécuter celui qui veut--et ne pourra peut-être--trouver au progrès humain des voies moins inhumaines, c’est faire de lui un martyr. Votre chemin est le meilleur, le seul bon, dites-vous? Suivez-le donc, et laissez-moi suivre le mien! Je ne vous oblige point à le prendre. Qu’est-ce qui vous irrite? Avez-vous peur que j’aie raison? * * * * * Clerambault se décida à revoir encore Perrotin. Malgré le sentiment de pitié attristée que lui avait laissé sa dernière entrevue, il comprenait mieux maintenant son attitude ironique et prudente à l’égard du monde. S’il n’avait plus beaucoup d’estime pour le caractère de Perrotin, il gardait entière son admiration pour la haute raison du vieux savant; il continuait d’y voir un guide qui l’aiderait à faire en lui la lumière. On ne peut dire que Perrotin se montra enchanté de revoir Clerambault. Il était trop fin pour n’avoir pas gardé un souvenir désagréable de la petite lâcheté qu’il lui avait fallu, l’autre jour, non seulement commettre (ce n’eût été rien! il y était habitué...), mais reconnaître tacitement, sous le regard d’un témoin incorruptible. Il prévoyait une discussion; et il avait horreur des discussions avec des gens convaincus. (Il n’y a plus de plaisir! Ils prennent tout au sérieux!...)--Mais il était très poli, faible, assez bon d’ailleurs, incapable de se refuser, quand on le prenait d’assaut. Il tenta d’esquiver d’abord les questions sérieuses; puis, quand il vit que Clerambault avait vraiment besoin de lui, et que peut-être il lui éviterait quelque imprudence, il consentit, avec un soupir, à sacrifier sa matinée. Clerambault exposa le résultat de ses démarches. Il se rendait compte que le monde actuel obéissait à une foi différente de la sienne. Il l’avait servie et partagée cette foi; aujourd’hui encore, il était assez juste pour lui reconnaître une certaine grandeur, une beauté certaine. Mais depuis les dernières épreuves, il en avait vu aussi l’absurdité et l’horreur; il s’en était détaché, et il avait dû épouser un autre idéal, qui fatalement le mettait aux prises avec le premier. Cet idéal, Clerambault l’exprima en traits brefs et passionnés; et il demanda à Perrotin de lui dire s’il le trouvait vrai ou faux. Mais clairement, franchement, en laissant de côté toute forme de politesse, tout ménagement. Et Perrotin, frappé du sérieux tragique de Clerambault, changea complètement de ton, se mit au diapason. --Enfin, est-ce que j’ai tort? demandait Clerambault, angoissé. Je vois bien que je suis seul; mais je ne puis autrement. Dites-moi, sans m’épargner: ai-je tort de penser ce que je pense? Perrotin répondit gravement: --Non, mon ami, vous avez raison. --Alors, je dois combattre l’erreur meurtrière des autres? --Cela, c’est une autre affaire. --Si j’ai la vérité, est-ce pour la trahir? --La vérité, mon pauvre ami?... Non, ne me regardez pas ainsi! Vous croyez que je vais dire comme l’autre: «Qu’est-ce que la vérité?»... Je l’aime, comme vous, et peut-être, depuis plus longtemps que vous... La Vérité, mon ami, est plus haute et plus vaste que vous, que nous, que tous ceux qui ont vécu, qui vivent et qui vivront. En croyant servir la Grande Déesse, nous ne servons jamais que les _Dî minores_, les saints des chapelles latérales, que la foule tour à tour adule et délaisse. Celui en l’honneur de qui le monde d’aujourd’hui s’égorge ou se mutile avec une frénésie de Corybante, ne peut évidemment plus être le vôtre ni le mien. L’idéal de la patrie est un grand dieu cruel, qui laissera dans l’avenir l’image d’un Cronos croquemitaine ou de son fils l’Olympien que Christ a dépassé. Votre idéal d’humanité est l’échelon supérieur, l’annonce du dieu nouveau. Et ce dieu sera lui-même plus tard détrôné par un autre plus haut encore qui embrassera plus d’univers. L’idéal et la vie ne cessent d’évoluer. Ce devenir constant est, pour un esprit libre, le véritable intérêt du monde.--Mais si l’esprit peut impunément brûler les étapes, dans le monde des faits on avance pas à pas; et, en toute une vie, c’est à peine si l’on gagne quelques pouces de terrain. L’humanité traîne la jambe. Votre tort, votre seul tort, est d’être en avance sur elle, d’une ou plusieurs journées. Mais ce tort est de ceux qu’on pardonne le moins... Non sans raison, peut-être. Quand un idéal vieillit, comme celui de la patrie, avec la forme de société qui en dépend étroitement, il s’exaspère et jette un feu forcené; la moindre atteinte à sa légitimité le rend féroce: car en lui-même déjà le doute est entré. Ne vous y trompez pas! Ces millions d’hommes qui s’assassinent, au nom de la patrie, n’ont plus la jeune foi de 1792 ou de 1813, bien qu’elle fasse aujourd’hui plus de ruines et de fracas. Beaucoup de ceux qui meurent et même de ceux qui font tuer sentent, au fond d’eux, l’horrible morsure du doute. Mais, pris dans l’engrenage et trop faibles pour en sortir, ou même pour concevoir une voie de salut, ils se bandent les yeux et se jettent dans l’abîme, en affirmant avec désespoir leur foi blessée. Ils y jetteraient surtout, par fureur de vengeance inavouée, ceux qui, par leurs paroles ou par leur attitude, ont mis le doute en eux. Vouloir arracher leur illusion à ceux qui meurent pour elle, c’est vouloir les faire mourir deux fois. Clerambault tendit la main, pour l’arrêter. --Ah! vous n’avez pas besoin de me dire ce qui me torture. Croyez-vous que je ne sente pas l’angoisse d’ébranler des âmes infortunées? Épargner la foi des autres, ne pas scandaliser un seul de ces petits... Dieu! Mais comment faire? Aidez-moi à sortir de ce dilemme: ou laisser faire le mal, laisser les autres se perdre,--ou risquer de leur faire mal, les blesser dans leur foi, se faire haïr d’eux en tentant de les sauver. Quelle est la loi? --Se sauver soi-même. --Me sauver, c’est me perdre, si c’est au prix des autres. Si nous ne faisons rien pour eux,--(vous, moi, tous les efforts ne sont pas de trop)--la ruine est imminente pour l’Europe, pour le monde... Perrotin, bien tranquille, les deux coudes appuyés sur les bras du fauteuil, les mains jointes sur son bedon bouddhique et se tournant les pouces, regarda Clerambault avec bonhomie, hocha la tête et dit: --Votre cœur généreux, votre sensibilité d’artiste vous abusent, heureusement, mon ami. Le monde n’est pas près de finir. Il en a vu bien d’autres! Et il en verra d’autres. Ce qui se passe aujourd’hui est certes fort pénible, mais anormal, non pas. La guerre n’a jamais empêché la terre de tourner, ni la vie d’évoluer. C’est même l’une des formes de son évolution. Permettez à un vieux savant, philosophe, d’opposer à votre saint Homme de douleur l’inhumanité calme de sa pensée. Peut-être y trouverez-vous, malgré tout, un bienfait.--Cette crise qui vous épouvante, cette grande mêlée, n’est rien de plus, en somme, qu’un simple phénomène de systole, une contraction cosmique, tumultueuse et ordonnée, analogue aux plissements de la croûte terrestre, accompagnés de tremblements destructeurs. L’humanité se resserre. Et la guerre est son séisme. Hier, c’étaient, dans chaque nation, les provinces en guerre; avant-hier, dans chaque province, les villes. Maintenant que les unités nationales sont accomplies, une unité plus vaste s’élabore. Il est évidemment regrettable que ce soit par la violence. Mais c’est le moyen naturel. Du mélange détonant des éléments qui se heurtent, un nouveau corps chimique va naître. Sera-ce l’Occident, ou l’Europe? Je ne sais. Mais, sûrement, le composé sera doué de propriétés nouvelles, plus riches que les composants. On n’en restera pas là. Si belle que soit la guerre à laquelle nous assistons... (Je vous demande pardon! Belle aux yeux de l’esprit, pour qui la souffrance n’est plus)... de plus belles, encore, de plus amples se préparent. Ces bons enfants de peuples, qui s’imaginent qu’ils édifient à coups de canon la paix éternelle!... Il faut d’abord attendre que l’univers entier ait passé par la cornue. La guerre des deux Amériques, celle du nouveau Continent et du Continent Jaune, puis celle du vainqueur et du reste de la terre... voilà de quoi nous occuper encore pendant quelques siècles! Et je n’ai pas très bonne vue, je n’aperçois pas tout. Naturellement, chacun de ces chocs aura pour contrecoup de bonnes guerres sociales. Quand tout sera effectué, dans une dizaine de siècles, (je serais porté à croire que ce sera pourtant plus rapide qu’il ne semble d’après la comparaison avec le passé, car le mouvement s’accélère dans la chute), on parviendra sans doute à une synthèse un peu appauvrie: nombre des éléments constitutifs, les meilleurs et les pires, seront détruits en route, les premiers trop délicats pour résister aux intempéries, les seconds trop malfaisants et décidément irréductibles. Ce seront les fameux États-Unis de la terre; leur union sera d’autant plus solide que, comme il est probable, l’humanité se trouvera menacée par un danger commun: les canaux de Mars, le dessèchement de la planète, refroidissement, peste mystérieuse, le pendule d’Edgar Poë, la vision de la mort fatale descendant sur le genre humain... Que de belles choses on verra! Dans ces angoisses suprêmes, le génie de l’Espèce, surexcité. Au reste, peu de liberté. La multiplicité humaine, sur le point de disparaître, se fera déjà Unité de volonté. (N’y tend-on pas dès à présent?) Ainsi s’effectuera, sans brusque mutation, la réintégration du complexe à l’un, de la Haine à l’Amour du vieil Empédocle. --Et après? --Après? On recommencera, sans doute, après un stage. Un jeune cycle. Un nouveau Kalpa. Sur la roue reforgée, le monde se remettra à tourner. --Et le mot de l’énigme? --Les Hindous répondraient: «Çivâ». Çivâ qui détruit et qui crée. Qui crée et qui détruit. --Quel effroyable rêve! --Affaire de tempérament. La sagesse affranchit. Pour les Hindous, Bouddhâ délivre. Pour mon compte, la curiosité m’est un suffisant adjuvant. --Elle ne l’est pas pour moi. Et je ne puis non plus me contenter de la sagesse du Bouddhâ égoïste, qui se libère, en abandonnant les autres. Je connais comme vous les Hindous. Je les aime. Même chez eux, Bouddhâ n’a point dit le dernier mot de la sagesse. Souvenez-vous de ce Bodhisattvâ, du Maître de la Pitié, qui a fait le serment de ne pas devenir Bouddhâ, de ne pas se réfugier dans le Nirvâna libérateur, avant d’avoir guéri tous les maux, racheté tous les crimes, consolé toutes les douleurs! Perrotin se pencha vers le visage douloureux de Clerambault, avec un bon sourire, lui tapota affectueusement la main, et dit: --Mon cher Bodhisattvâ, qu’est-ce que vous voulez faire? Qu’est-ce que vous voulez sauver? --Oh! je sais bien, dit Clerambault, baissant la tête, je sais bien le peu que je suis, je sais bien le peu que je puis, l’inanité de mes vœux et de mes protestations. Ne me croyez pas si vain! Mais qu’y puis-je, si mon devoir me commande de parler? --Votre devoir est de faire ce qui est utile et raisonnable; il ne peut être de vous sacrifier en vain. --Et que savez-vous de ce qui est en vain? Êtes-vous sûr d’avance du grain qui germera et de celui qui pourrira, stérile? Est-ce une raison pour ne pas semer? Quel progrès eût jamais été accompli, si celui qui en portait le germe s’était arrêté, terrifié, devant le bloc énorme et prêt à l’écraser, de la routine du passé? --Je comprends que le savant défende la vérité qu’il a trouvée. Mais vous, cette action sociale, est-ce bien votre mission? Poète, gardez vos rêves, et que vos rêves vous gardent! --Avant d’être poète, je suis homme. Tout honnête homme a une mission. --Vous portez en vous des valeurs de l’esprit trop précieuses. C’est un meurtre de les sacrifier. --Oui, vous laissez le sacrifice aux petites gens, qui n’ont pas grand’chose à perdre... Il se tut un moment et reprit: --Perrotin, j’ai souvent pensé: nous ne faisons pas notre devoir. Nous tous, hommes de pensée, artistes... Pas seulement aujourd’hui. Depuis longtemps. Depuis toujours. Nous avons en nous une part de vérité, des lueurs, que nous réservons prudemment. J’en ai eu, plus d’une fois, le remords obscur. Mais alors, je craignais de regarder. L’épreuve m’a appris à voir. Nous sommes des privilégiés; et cela nous crée des devoirs. Nous ne les remplissons pas. Nous avons peur de nous compromettre. L’élite de l’esprit est une aristocratie, qui prétend succéder à celle du sang; mais elle oublie que celle-ci commença par payer de son sang ses privilèges. Depuis des siècles, l’humanité entend beaucoup de paroles de sagesse; mais elle voit rarement des sages se sacrifier. Cela ne ferait pourtant pas de mal au monde qu’on en vît quelques-uns, comme aux temps héroïques, mettre leur vie pour enjeu de leur pensée. Rien de fécond ne peut être créé, sans le sacrifice. Pour que les autres croient, il faut croire soi-même, il faut prouver qu’on croit. Il ne suffit pas qu’une vérité soit, pour que les hommes la voient. Il faut qu’elle ait la vie. Cette vie, nous pouvons, nous devons la lui donner:--la nôtre. Sinon, toutes nos pensées ne sont que des jeux de dilettantes, un théâtre, qui n’a droit qu’à des applaudissements de théâtre. Les hommes qui font avancer l’humanité sont ceux qui lui font de leur vie un marchepied. C’est par là que l’emporte sur nos grands hommes le fils du charpentier de Galilée. L’humanité a su faire la différence entre eux et le Sauveur. --L’a-t-il sauvée?... «_Lorsque Jahvé Sébaot l’a résolu,_ _Les peuples travaillent pour le feu._» --Votre cercle de feu est le suprême épouvantement. L’homme n’existe que pour le briser, pour tâcher d’en sortir, d’être libre. --Libre? fit Perrotin, avec son tranquille sourire. --Libre! Le plus haut bien, aussi exceptionnel que le nom est commun. Aussi exceptionnel que le vrai beau, que le vrai bien. Libre, j’entends celui qui peut se dégager de soi, de ses passions, de ses instincts aveugles, et de ceux du milieu, et de ceux du moment, non pas pour obéir à sa raison, comme on dit,--(la raison, au sens où vous l’entendez, est un leurre, c’est une autre passion, durcie, intellectualisée, et, par ce fait, fanatisée),--mais pour tâcher de voir par-dessus les nuages de poussière qui s’élèvent des troupeaux sur la route du présent, pour embrasser l’horizon, afin de situer ce qui passe, dans l’ensemble des choses et l’ordre universel. --Et donc, dit Perrotin, pour s’assimiler ensuite aux lois de l’univers. --Non, répliqua Clerambault; pour s’opposer à elles en pleine conscience, si elles sont contraires au bonheur et au bien. Car c’est en cela même que consiste la liberté, que l’homme libre est à soi seul une loi de l’univers, loi consciente, seule chargée de faire contrepoids à l’écrasante machine, à l’Automate de Spitteler, à l’Ananké d’airain. Je vois l’Être universel, aux trois quarts engagé encore dans la glaise, ou l’écorce, ou la pierre, et subissant les implacables lois de la matière où il est incrusté. Il n’a que le regard et le souffle qui sont libres.--«J’espère», dit le regard. Et le souffle dit: «Je veux». Et soutenu par eux, il cherche à se dégager. Le regard, le souffle, c’est nous, c’est l’homme libre. --Le regard me suffit, dit doucement Perrotin. Clerambault répondit: --Si je n’ai le souffle, je meurs. * * * * * Entre les paroles et l’acte, il s’écoule du temps, chez un homme de pensée. Même l’action décidée, il trouve des prétextes pour la remettre au lendemain. Il voit trop bien ce qui va suivre, les luttes et les peines; et pour quel résultat? Afin de tromper son inquiétude, il se dépense en paroles énergiques, seul ou avec les intimes. Il se donne ainsi, à bon compte, l’illusion d’agir. Mais il n’y croit pas, au fond; il attend, comme Hamlet, que l’occasion le force. Clerambault, si brave dans ses discours à l’indulgent Perrotin, retrouva ses hésitations, à peine rentré chez lui. Sa sensibilité, affinée par le malheur, percevait les émotions des êtres qui l’entouraient; elle lui faisait imaginer le désaccord que ses paroles soulèveraient entre sa femme et lui. Bien plus, il ne se sentait pas sûr de l’assentiment de sa fille; il n’eût su dire pourquoi; mais il craignait d’en faire l’épreuve. Le risque était pénible pour un cœur affectueux... Sur ces entrefaites, un docteur de ses amis lui écrivit qu’il avait dans son service d’hôpital un grand blessé, qui avait participé à l’offensive de Champagne et connu Maxime. Clerambault se hâta d’aller le voir. Il trouva sur un lit un homme sans âge, ligoté comme une momie, couché sur le dos, immobile, sa maigre figure de paysan tannée, ridée, au grand nez, au poil gris, émergeant de bandelettes blanches. L’avant-bras droit, dégagé, appuyait sur le drap une main rude et déformée; au médius, une phalange manquait;--mais ceci ne comptait point: c’était une blessure de paix.--Sous les sourcils en broussaille, les yeux étaient calmes et clairs. On ne s’attendait point à trouver cette lumière grise dans ce visage brûlé. Clerambault s’approcha, s’informa de son état. L’homme d’abord remercia, poliment, sans donner de détails, comme si ce n’était pas la peine de parler de soi: --Je vous remercie bien, Monsieur. Ça va bien, ça va bien... Mais Clerambault insistait affectueusement; et les yeux gris ne furent pas longtemps à voir qu’il y avait dans les yeux bleus penchés sur eux quelque chose de plus que la curiosité. --Mais où êtes-vous blessé? demandait Clerambault. --Oh bien! Monsieur, ça serait trop long à raconter. Il y en a un peu partout. Et, pressé de questions: --Il y en a ici et là. Partout où il y a de la place. Je suis pourtant pas bien gros. Jamais j’aurais pensé qu’il y avait dans l’corps tant d’place... Clerambault finit par savoir qu’il avait reçu une vingtaine de blessures,--exactement dix-sept. Il avait été littéralement arrosé (il disait «entrelardé») par un shrapnell. --Dix-sept blessures! s’exclamait Clerambault. L’homme rectifia: --Pour dire vrai, j’en ai plus qu’une dizaine. --Les autres sont guéries? --On m’a coupé les jambes. Clerambault fut si saisi qu’il en oubliait presque l’objet de sa visite. Tant de misères! Mon Dieu! Qu’est-ce que la nôtre, cette goutte dans la mer!... Il mit la main sur la main rude, il la serra. Les yeux calmes de l’homme faisaient le tour de Clerambault; ils virent le crêpe du chapeau; il dit: --Vous avez eu aussi des malheurs? Clerambault se ressaisit. --Oui, dit-il. Vous avez connu, n’est-ce pas, le sergent Clerambault? --Sûrement, je l’ai connu. --C’était mon fils. Le regard s’apitoya. --Ah! mon pauvre Monsieur!... Sûrement que je l’ai connu, votre brave petit gars! Nous avons été ensemble pendant près d’une année. Et ça compte, cette année-là! Pendant des jours, des jours, terrés, comme des taupes, dans le même trou... Ah! on a bien partagé la misère ensemble... --Il a beaucoup souffert? --Dame, Monsieur, c’était dur, quelquefois. Le petit a eu du mal. Surtout au commencement. N’était pas accoutumé. Nous, ça nous connaissait. --Vous êtes de la campagne? --J’étais valet de ferme. On vit de la vie des bêtes; on vit un peu comme les bêtes... Quoique, Monsieur, à vrai dire, l’homme, au temps d’aujourd’hui, traite l’homme pire que les bêtes... «_Soyez bons pour les animaux_»: il y avait, dans notre tranchée, un farceur qui avait accroché cette pancarte... Mais ce qui n’est pas bon pour eux est assez bon pour nous... Ça va bien... Je ne me plains pas. C’est comme ça. Et quand y faut, y faut. Mais le petit sergent, on voyait qu’il n’avait pas l’habitude. Tout, la pluie et la boue et la méchanceté, et surtout la saleté, tout ce qu’on touche, tout ce qu’on mange, et sur soi, la vermine... Au commencement, des fois, je l’ai vu près de pleurer. Alors j’allais l’aider, le blaguer, le remonter,--mais sans faire semblant, car il était fier, le petit, voulait pas être aidé!--mais était bien content de l’être, tout de même. Et moi pareillement. On a besoin de se serrer. Finalement, il était devenu aussi endurant que moi; à son tour, m’a aidé. Et ne se plaignait jamais. Même qu’on riait ensemble. Car il faut bien qu’on rie: il n’y a pas de malheur qui tienne! Ça venge de la guigne. Clerambault écoutait, oppressé. Il demanda: --Alors, il était moins triste, à la fin? --Oui, Monsieur. L’était ben résigné. On l’était tous, d’ailleurs. On ne sait pas comment que ça se fait: on se lève à peu près tous du même pied, chaque jour; on se ressemble pourtant pas; mais on finit par ressembler aux autres plus qu’à soi. C’est mieux, on a moins de mal, on se sent moins, on est un tas... N’y a que pour les permissions. Après, ceux qu’en reviennent,--ainsi, tout justement, le petit sergent, quand il est retourné pour la dernière fois...--c’est mauvais, ça ne va plus... Clerambault, le cœur serré, dit précipitamment: --Ah! quand il est revenu?... --Il était ben oppressé. Jamais je ne l’avais vu si défait que ce jour-là... Une expression de douleur se peignit sur les traits de Clerambault. A un geste qu’il fit, le blessé, qui regardait le plafond en parlant, tourna les yeux vers lui, vit et comprit sans doute, car il ajouta: --Mais il s’est remis, après. Clerambault, de nouveau, prit la main du malade: --Dites-moi ce qu’il vous a dit. Racontez-moi bien tout. L’homme hésita et dit: --Je ne me rappelle plus très bien. Il ferma les yeux et resta immobile. Penché sur lui, Clerambault tâchait de voir ce que voyaient ces yeux sous leurs volets. * * * * * ... Nuit sans lune. Air glacé. Du fond du boyau creux, on voyait le ciel froid et les étoiles figées. Des balles claquaient sur le sol dur. Accroupis dans la tranchée, les genoux sous le menton, Maxime et son compagnon, côte à côte, fumaient. Le petit venait de rentrer de Paris, dans la journée. Il était accablé. Il ne répondait pas aux questions: il se clôturait dans un mutisme farouche. L’autre l’avait laissé toute l’après-midi cuver sa peine; il le guettait du coin de l’œil et, dans l’obscurité, sentant le moment venu, il s’était approché. Il savait que le petit, de lui-même, allait parler. Le ricochet d’une balle, au-dessus de leur tête, fit s’ébouler une motte de terre glacée. --Hé! le fossoyeur, dit l’autre. T’es trop pressé! --Autant que ce soit fini, dit Maxime, puisqu’ils le veulent tous! --Pour faire plaisir aux Boches, tu veux donner ta peau? T’en as de la bonté! --Il n’y a pas que les Boches. Ils mettent tous la main à la fosse. --Qui? --Tous. Ceux de là-bas, d’où je viens, ceux de Paris, les amis, les parents, les vivants, ceux de l’autre bord. Nous, nous sommes déjà morts. Il y eut un silence. Le jet d’un projectile ululait dans le ciel. Le compagnon aspira une bouffée: --Alors, ça n’a pas été, mon petit, là-bas? Je m’en doutais!... --Pourquoi? --Quand l’un peine et l’autre pas, on n’a rien à se dire. --Ils souffrent aussi, pourtant. --Mais c’est pas le même pain. Tu as beau être malin, tu n’expliqueras jamais à qui ne l’a pas eu ce que c’est qu’une rage de dents. Va donc leur faire comprendre, à ceux qui couchent dans leur lit, ce qui se passe ici!... C’est pas nouveau pour moi. Pas besoin d’être en guerre! J’ai vu ça, toute ma vie. Tu crois que, quand je peinais sur la terre et que je suais toute la graisse de mes os, les autres s’en inquiétaient? C’est pas qu’ils soyent mauvais. Ni mauvais ni bons. A peu près comme tout le monde. Peuvent pas se rendre compte. Pour comprendre, il faut prendre. Prendre la tâche. Prendre la peine. Sinon--et c’est non, mon gars--il n’y a qu’à se résigner. N’essaie pas d’expliquer. Le monde est comme il est; on n’y peut rien changer. --Ce serait trop affreux. Ce ne serait plus la peine de vivre. --Pourquoi diantre? Moi, je l’ai bien supporté. Tu vaux pas moins que moi. Tu es plus intelligent; tu peux apprendre. Supporter, ça s’apprend. Tout s’apprend. Et puis, supporter ensemble, c’est pas tout à fait un plaisir, mais c’est plus tout à fait une peine. C’est d’être seul qu’est le plus dur. Tu n’es pas seul, mon petit. Maxime le regarda en face, et dit: --C’est là-bas que je l’étais. Je ne le suis plus, ici... * * * * * Mais l’homme aux yeux fermés, étendu sur le lit, ne dit rien de ce qu’il avait revu. Rouvrant tranquillement les yeux, il retrouva le regard angoissé du père, qui le suppliait de parler. Alors, avec une gauche et affectueuse bonhomie, il tâcha d’expliquer que, si le petit était triste, c’était probablement d’avoir laissé les siens, mais qu’_on_ l’avait remonté. _On_ comprenait sa peine. Quoique, pour ce qui était de lui, le stropiat, il n’avait jamais eu de père; mais quand il était enfant, il imaginait, pour ceux qui en ont un, quelle chance ça devait être... --Alors, je me suis permis... je lui ai parlé, Monsieur, comme si moi, j’étais vous... Le petit s’est calmé. Il a dit que, tout de même, on devait une chose à cette garce de guerre: c’est qu’elle avait montré qu’on est bien des pauvres gens sur terre qui ne se connaissaient pas, qui sont faits de même matière. On se dit bien qu’on est des frères, des fois, sur les affiches, ou encore dans le sermon; seulement, on n’y croit pas! Pour le savoir, faut avoir bien trimé ensemble... Alors, il m’a embrassé. Clerambault se leva, et, courbé sur le visage emmailloté, embrassa la joue râpeuse du blessé. --Dites-moi ce que je puis faire pour vous, demanda-t-il. --Vous êtes bien bon, Monsieur. Y a plus grand chose à faire. Je suis fini, quasiment. Sans jambes, un bras cassé, plus trop rien de bien sain... à quoi je puis servir? D’ailleurs, il n’est pas dit encore que je m’en tire. Ça sera comme ça pourra. Si je pars, bon voyage! Si je reste, y a qu’à attendre. Y aura toujours des trains. Clerambault admirait sa patience. L’autre répétait son refrain: --J’ai coutumance. Patient, y a pas de mérite, quand on ne peut autrement!... Et puis, ça nous connaît! Un peu plus, un peu moins... La guerre, c’est toute la vie. Clerambault s’aperçut que, dans son égoïsme, il ne lui avait rien demandé encore de sa vie; il ne savait même pas son nom. --Mon nom? Ah! il est bien seyant! Courtois Aimé, que je m’appelle... Aimé, c’est le petit nom. Pour un qui a la guigne, ça me va comme un gant... Et Courtois, par là-dessus. Vlà un joli coco!... J’ai pas connu les miens. Je suis Enfant Assisté. Le nourricier de l’Assistance, un métayer de Champagne s’est chargé de mon dressage. Il s’y entendait, le bonhomme!... J’ai été bien façonné. Au moins, j’ai su de bonne heure ce qui m’attendait dans la vie. Ah! il a plu dans mon écuelle!... Là-dessus, il raconta en quelques phrases brèves, sèches, sans émotion, la série de malchances qui composaient sa vie: mariage avec une fille comme lui, sans le sou, «la faim qui marie la soif», des maladies, des morts, bataille contre la nature,--ça ne serait encore rien, si l’homme n’y mettait du sien... _Homo homini... homo_... Toute l’injustice sociale qui pèse sur ceux d’en bas.--Clerambault ne pouvait cacher sa révolte, en l’entendant. Aimé Courtois ne s’émouvait point. C’est ainsi, c’est ainsi. Toujours c’était ainsi. Les uns sont faits pour pâtir. Les autres, non. Pas de montagnes sans vallées. La guerre lui paraissait imbécile. Mais il n’eût pas remué un doigt pour l’empêcher. Il y avait, dans sa façon, la passivité fataliste du peuple, qui, sur le sol des Gaules, se voile d’ironique insouciance, le «Faut pas s’en faire!» des tranchées.--Et il y avait aussi cette mauvaise honte des Français, qui n’ont peur de rien tant que du ridicule et risqueraient vingt fois la mort pour une absurdité, et par eux jugée telle, plutôt que la raillerie pour un acte de bon sens inaccoutumé. S’opposer à la guerre, autant vouloir s’opposer au tonnerre! Quand il grêle, rien à faire qu’à tâcher, si l’on peut, de couvrir ses châssis, et puis après, à faire le tour de la récolte ruinée. Et l’on recommencera, jusqu’à la prochaine grêle, jusqu’à la prochaine guerre, jusqu’à la fin des temps. «Faut pas s’en faire!»... L’idée ne lui venait pas que l’homme pût changer l’homme. Clerambault s’irritait sourdement de cette résignation héroïque et imbécile, qui peut faire, à juste titre, l’enchantement des classes privilégiées: car elles lui doivent de subsister,--mais qui fait de la race humaine et de son effort millénaire un tonneau des Danaïdes, puisque tout son courage, ses vertus, ses labeurs se dépensent à bien mourir... Mais quand ses yeux se reportaient sur le tronçon d’homme étendu devant lui, une infinie pitié l’étreignait. Que pouvait-il faire, que pouvait-il vouloir, cet Homme de misère, ce symbole du peuple sacrifié, mutilé? Tant de siècles qu’il souffre et saigne sous nos yeux, sans que nous, ses frères plus heureux, nous lui donnions, que de loin, quelque éloge négligent qui ne trouble point notre quiétude et l’engage à continuer! Quelle aide lui apportons-nous? A défaut de notre action, même pas notre parole. Ces loisirs de la pensée, que nous devons à ses sacrifices, nous en gardons pour nous le fruit; nous n’osons pas le lui faire goûter; nous avons peur de la lumière; nous avons peur de l’opinion impudente et des maîtres de l’heure, qui disent: «Éteignez-la! Vous qui avez la lumière, tâchez qu’on n’en voie rien, si vous voulez qu’on vous la pardonne!...»--Assez de lâcheté! Qui parlera, sinon nous? Les autres meurent, sous le bâillon... * * * * * Un nuage de souffrance passa sur le visage du blessé. Ses yeux fixaient le plafond. Sa grande bouche tordue, obstinément fermée, ne voulait plus répondre.--Clerambault s’éloigna. Il était résolu. Le silence du peuple, sur son lit d’agonie, le décidait à parler. TROISIÈME PARTIE * * * * * Clerambault rentra de l’hôpital et, s’enfermant dans sa chambre, il se mit à écrire. Mᵐᵉ Clerambault une fois voulut entrer, s’informa de ce qu’il faisait, avec une sorte de méfiance. On eût dit qu’une intuition, bien rare chez cette brave femme qui ne devinait jamais rien, lui inspirât une crainte obscure de ce que son mari préparait. Il réussit à défendre sa retraite, jusqu’à ce qu’il eût achevé. D’ordinaire, il ne faisait grâce aux siens d’aucune de ses lignes: c’était un plaisir de naïve, d’affectueuse vanité; c’était aussi un devoir de tendresse, dont pas plus qu’eux il n’aurait pu se passer. Cette fois, il s’en dispensa, et il évita de s’en avouer les raisons. Quoiqu’il fût loin d’imaginer les conséquences de son acte, il avait peur des objections; et il n’était pas assez sûr de lui pour s’y exposer; il voulait mettre les autres en face du fait accompli. Son premier cri était pour s’accuser: “O Morts, pardonnez-nous!” Cette Confession publique portait en épigraphe la phrase musicale d’une vieille plainte de David, pleurant sur le corps de son fils Absalon: [Illustration: Fi-li mi Fi-li mi Fi-li mi, Fi-li mi Fi-li mi!] _J’avais un fils. Je l’aimais. Je l’ai tué. Pères de l’Europe en deuil, ce n’est pas pour moi seul, c’est pour vous que je parle, millions de pères, pères veufs de vos fils, ennemis ou amis, tous couverts de leur sang, comme moi. C’est vous tous qui parlez, par la voix d’un des vôtres, ma misérable voix qui souffre et se repent._ _Mon fils a été tué, pour les vôtres, par les vôtres? (je ne sais), comme les vôtres. Comme vous, j’ai accusé l’ennemi, j’ai accusé la guerre. Mais le principal coupable, je le vois aujourd’hui, je l’accuse: c’est moi. C’est moi; et moi, c’est vous. C’est nous. Que je vous force à entendre ce que vous savez bien, mais ne voulez pas savoir!_ _Mon fils avait vingt ans, lorsqu’il est tombé sous les coups de la guerre. Vingt ans, je l’ai chéri, défendu contre la faim, le froid, contre les maladies, contre la nuit de l’esprit, l’ignorance, l’erreur, contre toutes les embûches dissimulées dans l’ombre de la vie. Mais qu’ai-je fait pour le défendre contre le fléau qui venait?_ _Je n’étais pourtant pas de ceux qui pactisaient avec les passions des nationalismes jaloux. J’aimais les hommes, j’avais joie à me représenter leur fraternité future. Pourquoi donc n’ai-je rien fait contre ce qui la menaçait, contre la fièvre qui couvait, contre la paix menteuse, qui, le sourire aux lèvres, se préparait à tuer?_ _Peur de déplaire, peut-être? Peur des inimitiés? J’aimais trop à aimer, surtout à être aimé. Je craignais de compromettre la bienveillance acquise, cet accord fragile et fade avec ceux qui nous entourent, cette comédie qu’on joue aux autres et à soi, et dont on n’est pas dupe, puisque des deux côtés on redoute de dire le mot qui effriterait le plâtre et dénuderait la maison crevassée. Peur de voir clair en soi. Équivoque intérieure... Vouloir tout ménager, faire tenir ensemble les vieux instincts et la nouvelle croyance, les forces qui s’entre-détruisent et s’annulent mutuellement, Patrie, Humanité, Guerre et Paix... Ne pas savoir au juste de quel côté l’on penche. Pencher de l’un à l’autre, comme en se balançant. Peur de l’effort à faire, pour prendre une décision et pour faire son choix... Paresse et lâcheté! Le tout bien recrépit d’une foi complaisante en la bonté des choses, qui sauraient, pensions-nous, s’organiser d’elles-mêmes. Et nous nous contentions de regarder, de glorifier le cours impeccable du Destin... Courtisans de la Force!_... _A notre défaut, les choses,--ou les hommes (d’autres hommes),--ont choisi. Et nous avons compris alors que nous nous étions trompés. Mais il nous était si affreux d’en convenir, et nous étions si déshabitués d’être vrais que nous avons agi comme si nous étions d’accord avec le crime. Pour gage de l’accord, nous avons livré nos fils_... _Ah! nous les aimons bien! Sûrement, plus que nos vies... (S’il ne s’était agi que de donner nos vies...) mais pas plus que notre orgueil, s’exténuant à voiler notre désarroi moral, le vide de notre esprit et la nuit de notre cœur._ _Passe encore pour ceux qui croient à la vieille idole, hargneuse, envieuse, poissée de sang caillé,--la Patrie barbare! Ceux-là, en lui sacrifiant les autres et les leurs, tuent; mais du moins ils ne savent ce qu’ils font!--Mais ceux qui ne croient plus, qui seulement veulent croire, (Et c’est moi! Et c’est nous!), en sacrifiant leur fils ils l’offrent à un_ mensonge _(affirmer dans le doute, c’est mentir); ils l’offrent pour se prouver à eux-mêmes leur_ mensonge. _Et maintenant que nos aimés sont morts pour notre_ mensonge, _bien loin de l’avouer, nous nous y enfonçons jusqu’au-dessus des yeux, afin de ne plus le voir. Et il faut qu’après les nôtres, les autres, tous les autres, meurent pour notre_ mensonge!... _Mais moi, je ne peux plus! Je pense aux fils encore vivants. Est-ce que cela me fait du bien que cela fasse du mal aux autres? Suis-je un barbare du temps d’Homère pour croire que j’apaiserai la douleur de mon fils mort et sa faim de la lumière, en répandant sur la terre qui le dévore le sang des autres fils? En sommes-nous toujours là?--Non. Chaque meurtre nouveau tue mon fils une fois de plus, fait peser sur ses os la lourde boue du crime. Mon fils était l’avenir. Si je veux le sauver, je dois sauver l’avenir, je dois épargner aux pères qui viendront la douleur où je suis. Au secours! Aidez-moi! Rejetez ce mensonge! Est-ce pour nous que se livrent ces combats entre États, ce brigandage de l’univers? De quoi avons-nous besoin? La première des joies, la première des lois, n’est-elle pas celle de l’homme, qui, pareil à un arbre, monte droit et s’étend sur le cercle de terre qui est à sa mesure, et par sa libre sève et son calme labeur voit sa multiple vie, en lui et en ses fils, patiemment s’accomplir? De qui donc d’entre nous, frères du monde, est jaloux pour les autres de ce juste bonheur, voudrait le leur voler? Qu’avons-nous à faire de ces ambitions, de ces rivalités, de ces cupidités, de ces maladies d’esprit, que des blasphémateurs couvrent du nom de patrie? La patrie, c’est vous, pères. La patrie, c’est nos fils. Tous nos fils. Sauvons-les!_ * * * * * Sans consulter personne, il alla porter ces pages, à peine écrites, chez un petit éditeur socialiste du quartier. Il revint, soulagé. Il pensait: --Maintenant, j’ai parlé. Cela ne me regarde plus. Mais, la nuit qui suivit, il perçut brusquement, par un coup dans la poitrine, que cela le regardait plus que jamais. Il s’éveilla... --Qu’est-ce que j’ai fait? Il éprouvait une souffrance de pudeur, à livrer au public sa douleur sacrée. Et sans imaginer qu’elle pût soulever des colères, il avait le sentiment des incompréhensions, des commentaires grossiers, qui sont des profanations. Les journées suivantes passèrent. Il ne se produisit rien. Silence. L’appel avait plongé dans l’inattention publique. L’éditeur était peu connu, le lancement de la brochure négligemment fait. Et il n’y a pire sourd que qui ne veut pas entendre. Les quelques lecteurs qu’avait attirés le nom de Clerambault avaient, dès les premières lignes, écarté cette lecture importune. Ils pensaient: --Le pauvre homme! Son malheur est en train de lui troubler la tête. Bon prétexte pour ne pas risquer de compromettre l’équilibre de la leur. Un second article suivit. Clerambault y prenait congé du vieux fétiche sanglant: la Patrie. Ou plutôt, il opposait au grand carnassier auquel se livrent en pâture les pauvres hommes de ce temps, à la Louve romaine, l’auguste Mère de tout ce qui respire: la Patrie universelle. A Celle qu’on a aimée _Nulle douleur plus amère que de se séparer de celle qu’on a aimée. En l’arrachant de mon cœur, c’est mon cœur que j’arrache. La chère, la bonne, la belle,--si du moins on avait l’aveugle privilège de ces amants passionnés qui peuvent oublier tout, tout l’amour, tout le beau et le bon d’autrefois, pour ne plus voir que le mal qu’elle vous fait aujourd’hui et ce qu’elle est devenue! Mais je ne sais pas, je ne sais pas oublier; je te verrai toujours comme je t’ai aimée, quand je croyais en toi, quand tu étais mon guide et ma meilleure amie,--Patrie! Pourquoi m’as-tu laissé? Pourquoi nous as-tu trahis? Encore si j’étais seul à souffrir, je cacherais la triste découverte sous ma tendresse passée. Mais je vois tes victimes, ces peuples, ces jeunes hommes crédules et épris (je reconnais en eux celui que je fus aussi)... Comme tu nous as trompés! Ta voix nous semblait celle de l’amour fraternel; tu nous appelais à toi afin de nous unir: plus d’isolés! Tous frères! A chacun tu prêtais les forces de milliers d’autres, tu nous faisais aimer notre ciel, notre terre et l’œuvre de nos mains; et nous nous aimions tous en t’aimant... Où nous as-tu conduits? Ton but, en nous unissant, était-il seulement de nous faire plus nombreux, pour haïr et pour tuer? Ah! nous avions assez de nos haines isolées. Chacun avait son faix de ses mauvaises pensées! Du moins, en y cédant, nous les savions mauvaises. Mais toi, tu les nommes sacrées, empoisonneuse des âmes_... _Pourquoi ces combats? Pour notre liberté? Tu fais de nous des esclaves. Pour notre conscience? Tu l’outrages. Pour notre bonheur? Tu le saccages. Pour notre prospérité? Notre terre est ruinée... Et qu’avons-nous besoin de nouvelles conquêtes, quand le champ de nos pères nous est devenu trop grand? Est-ce pour l’avidité de quelques dévorants? La patrie a-t-elle pour mission d’emplir ces ventres, avec le malheur public?_ _Patrie vendue aux riches, aux trafiquants de l’âme et du corps des nations, Patrie qui es leur complice et leur associée, qui couvres leurs vilenies de ton geste héroïque,--prends garde! Voici l’heure où les peuples secouent leur vermine, leurs dieux, leurs maîtres qui les abusent! Qu’ils poursuivent parmi eux les coupables! Moi, je vais droit au Maître, dont l’ombre les couvre tous. Toi qui trônes impassible, tandis que les multitudes s’égorgent en ton nom, toi qu’ils adorent tous en se haïssant tous, toi qui jouis d’allumer le rut sanglant des peuples, femelle, dieu de proie, faux Christ qui planes au-dessus des tueries, avec tes ailes en croix et tes serres d’épervier! Qui t’arrachera de notre ciel? Qui nous rendra le soleil et l’amour de nos frères?... Je suis seul, et je n’ai que ma voix, qu’un souffle va éteindre. Mais avant de disparaître, je crie: «Tu tomberas! Tyran, tu tomberas! L’humanité veut vivre. Le temps viendra, où l’homme va briser ton joug de mort et de mensonge. Le temps vient. Le temps est là»._ Réponse de l’Aimée _Ta parole, mon fils, est la pierre qu’un enfant lance contre le ciel. Elle ne m’atteint pas. C’est sur toi qu’elle retombe. Celle que tu outrages, qui usurpe mon nom, est l’idole que tu as sculptée. Elle est à ton image, et non pas à la mienne. La vraie Patrie est celle du Père. Elle est commune à tous. Elle vous embrasse tous. Ce n’est pas sa faute, si vous la rapetissez à votre taille... Malheureux hommes! Vous souillez tous vos dieux, il n’est pas une grande idée que vous n’avilissiez. Le bien qu’on veut vous faire, vous le tournez en poison. La lumière qu’on vous verse vous sert à vous brûler. Je suis venue parmi vous, pour réchauffer votre solitude. J’ai rapproché vos âmes grelottantes, en troupeaux. J’ai fait de vos faiblesses dispersées un faisceau. Je suis l’amour fraternel, la grande Communion. Et c’est en mon nom, ô fous, que vous vous détruisez!_... _Je peine, depuis des siècles, à vous délivrer des chaînes de la bestialité. J’essaie de vous faire sortir de votre dur égoïsme. Sur la route du Temps, vous avancez en ahanant. Les provinces, les nations, sont les bornes milliaires qui jalonnent vos haltes essoufflées. C’est votre débilité qui seule les a plantées. Pour vous mener plus loin, j’attends que vous ayez repris haleine. Mais vous êtes si pauvres de souffle et de cœur que de votre impuissance vous vous faites une vertu; vous admirez vos héros, pour les limites auxquelles ils ont dû s’arrêter, épuisés, et non parce qu’ils ont su y atteindre les premiers! Parvenus sans effort au point où ces héros avant-coureurs sont tombés, vous croyez être des héros à votre tour!... Qu’ai-je à faire aujourd’hui de vos ombres du passé? L’héroïsme dont j’ai besoin n’est plus celui des Bayard, des Jeanne d’Arc, chevaliers et martyrs d’une cause à présent dépassée, mais d’apôtres de l’avenir, de grands cœurs qui se sacrifient pour une patrie plus large, pour un idéal plus haut. En marche! Franchissez les frontières! Puisqu’il faut encore ces béquilles à votre infirmité, reportez-les plus loin, aux portes de l’Occident, aux bornes de l’Europe, jusqu’à ce que pas à pas vous arriviez au terme et que la ronde des hommes fasse le tour du globe, en se donnant la main_... _Misérable écrivain, qui m’adresses des outrages, redescends en toi-même, ose t’examiner! Je t’ai donné le pouvoir de parler pour guider les hommes de ton peuple; et tu en as usé pour te tromper toi-même et pour les égarer; tu as enfoncé dans leur erreur ceux que tu devais sauver, tu as eu le triste courage de sacrifier à ton mensonge ceux que tu aimais:--ton fils. Maintenant, pauvre ruine, oseras-tu du moins t’offrir en spectacle aux autres et dire: «Voilà mon œuvre, ne l’imitez pas!»--Va, et que ton infortune puisse éviter ton sort à ceux qui viendront après! Ose parler! Crie-leur_: «_Peuples, vous êtes fous. Vous tuez la patrie, en croyant la défendre. La patrie, c’est vous tous. Vos ennemis sont vos frères. Embrassez-vous, millions d’êtres!_» * * * * * Le même silence parut engloutir ce nouveau cri. Clerambault vivait en dehors des milieux populaires, où ne lui eût point manqué la chaude sympathie des cœurs simples et sains. D’un écho éveillé par sa pensée, il ne percevait rien. Mais quoiqu’il se vît seul, il savait qu’il ne l’était point. Deux sentiments extrêmes, qui paraissaient contraires,--sa modestie et sa foi,--s’unissaient pour lui dire: «Ce que tu penses, d’autres le pensent. Ta vérité est trop grande, et tu es trop petit, pour qu’elle n’existe qu’en toi. Ce que tu as pu voir, avec tes mauvais yeux, d’autres yeux en reçoivent, comme toi, la lumière. En ce moment la Grande Ourse s’incline à l’horizon. Des milliers de regards la contemplent peut-être. Tu ne vois pas les regards. Mais la flamme lointaine les marie à tes yeux.» La solitude de l’esprit n’est qu’une illusion. Amèrement douloureuse, mais sans réalité profonde. Nous appartenons tous, même les plus indépendants, à une famille morale. Cette communauté d’esprits n’est pas groupée en un pays, ou en un temps. Ses éléments sont dispersés à travers les peuples et les siècles. Pour un conservateur, ils sont dans le passé. Les révolutionnaires et les persécutés les trouvent dans l’avenir. Avenir et passé ne sont pas moins réels que le présent immédiat, dont le mur borne les regards satisfaits du troupeau. Et le présent, lui-même, n’est pas tel que voudraient le faire croire les divisions arbitraires des États, des nations, et des religions. L’humanité actuelle est un bazar de pensées; sans les avoir triées, on les a mises en tas, que séparent des clôtures hâtivement construites: ainsi, les frères sont séparés des frères, et parqués avec des étrangers. Chaque État englobe des races différentes, qui ne sont nullement faites pour penser et agir ensemble; chacune des familles ou des belles familles morales qu’on appelle des patries, enveloppe des esprits qui, en fait, appartiennent à des familles différentes, actuelles, passées, ou à venir. Ne pouvant les absorber, elle les opprime; ils n’échappent à la destruction que par des subterfuges:--soumission apparente, rébellion intérieure,--ou par la fuite:--exilés volontaires, _Heimatlos_. Leur reprocher d’être insoumis à la patrie, c’est reprocher aux Irlandais, aux Polonais, d’échapper à l’engloutissement par l’Angleterre ou par la Prusse. Ici et là, ces hommes restent fidèles à la vraie Patrie. O vous qui prétendez que cette guerre a pour but de rendre à chaque peuple le droit de disposer de soi, quand rendrez-vous ce droit à la République dispersée des libres âmes du monde entier? Cette République, Clerambault, isolé, savait qu’elle existait. Comme la Rome de Sertorius, elle était toute en lui. Toute en chacun de ceux,--les uns aux autres, inconnus,--pour qui elle est la Patrie. * * * * * Brusquement, la muraille de silence qui bloquait la parole de Clerambault, tomba. Et ce ne fut pas la voix d’un frère qui répondit à la sienne. Où la force de sympathie eût été trop faible pour rompre les barrières, la sottise et la haine aveuglément firent une brèche. Après quelques semaines, Clerambault se croyait oublié et songeait à une publication nouvelle, quand un matin Léo Camus tomba chez lui, avec fracas. Il était crispé de colère. Avec un front tragique, il tendit à Clerambault un journal grand ouvert: --Lis! Et, debout derrière lui, tandis que Clerambault lisait: --Qu’est-ce que cette saloperie? Clerambault, consterné, se voyait poignardé par une main qu’il croyait amie. Un écrivain notoire, en bons termes avec lui, collègue de Perrotin, homme grave, honorable, avait, sans hésiter, assumé le rôle de dénonciateur public. Bien qu’il connût depuis assez longtemps Clerambault pour n’avoir aucun doute sur la pureté de ses intentions, il le présentait sous un jour déshonorant. Historien habitué à manipuler les textes, il détachait de la brochure de Clerambault quelques phrases tronquées, et il les brandissait, comme un acte de trahison. Sa vertueuse indignation ne se fût point satisfaite d’une lettre privée; elle avait fait choix du plus bruyant journal, basse officine de chantage, dont un million de Français méprisaient, mais avalaient les bourdes, bouche bée. --Ce n’est pas possible! balbutiait Clerambault, que cette animosité inattendue trouvait sans défense. --Pas un instant à perdre! dit Camus. Il faut répondre. --Répondre? Que puis-je répondre? --D’abord, naturellement, démentir cette ignoble invention. --Mais ce n’est pas une invention, dit Clerambault, en relevant la tête et regardant Camus. Ce fut au tour de Camus d’être frappé de la foudre. --Ce n’est pas...? Ce n’est pas...? bégaya-t-il, de saisissement. --La brochure est de moi, dit Clerambault; mais le sens en est dénaturé par cet article... Camus n’avait pas attendu la fin de la phrase pour hurler: --Tu as écrit ça, toi, toi...! Clerambault, essayant de calmer son beau-frère, le priait de ne pas juger avant de savoir exactement. Mais l’autre le traitait, à tue-tête, d’aliéné, et criait: --Je ne m’occupe pas de cela. Oui, ou non, as-tu écrit contre la guerre, contre la patrie? --J’ai écrit que la guerre est un crime, et que toutes les patries en sont souillées... Camus bondit, sans permettre à Clerambault de s’expliquer davantage, fit le geste de l’empoigner au collet, et se retenant, il lui souffla à la face que le criminel, c’était lui, et qu’il méritait de passer _illico_ en conseil de guerre. Aux éclats de sa voix, la domestique écoutait à la porte. Mᵐᵉ Clerambault, accourue, tâchait d’apaiser son frère, avec un flot de paroles sur le mode suraigu. Clerambault, assourdi, offrait vainement à Camus de lui lire la brochure incriminée mais Camus s’y refusait avec fureur, disant qu’il lui suffisait de connaître de cette ordure ce que les journaux en exposaient. (Il traitait les journaux de menteurs; mais il ratifiait leurs mensonges.) Et, se posant en justicier, il somma Clerambault d’écrire sur-le-champ, devant lui, une lettre de rétractation publique. Clerambault haussa les épaules; il dit qu’il n’avait de comptes à rendre qu’à sa conscience,--qu’il était libre... --Non! cria Camus. --Quoi! Je ne suis pas libre, je n’ai pas le droit de dire ce que je pense? --Non, tu n’es pas libre! Non, tu n’as pas le droit! criait Camus, exaspéré. Tu dépends de la patrie. Et d’abord, de la famille. Elle aurait le droit de te faire enfermer! Il exigea que la lettre fût écrite, à l’instant. Clerambault lui tourna le dos. Camus partit, en frappant les portes, criant qu’il ne remettrait plus les pieds ici: entre eux, tout est fini. Après, Clerambault eut à subir les questions éplorées de sa femme qui, sans savoir ce qu’il avait fait, se lamentait de son imprudence et lui demandait «pourquoi, pourquoi il ne se taisait pas? N’avaient-ils pas assez de malheur? Quelle démangeaison de parler? Et quelle manie surtout de vouloir parler autrement que les autres?» Rosine rentrait d’une course. Clerambault la prit à témoin, il lui raconta confusément la scène pénible qui venait de se passer, et la pria de s’asseoir auprès de sa table, pour qu’il lui donnât lecture de l’article. Sans prendre le temps d’enlever ses gants et son chapeau, Rosine s’assit près de son père, l’écouta sagement, gentiment, et quand il eut fini, elle alla l’embrasser, et dit: --Oui, c’est beau!... Mais, papa, pourquoi as-tu fait cela? Clerambault fut démonté: --Comment? Comment?... Pourquoi je l’ai fait?... Est-ce que ce n’est pas juste? --Je ne sais pas... Oui, je crois... Cela doit être juste, puisque tu le dis... Mais peut-être que ce n’était pas nécessaire de l’écrire... --Pas nécessaire? Si c’est juste, c’est nécessaire. --Puisque cela fait crier! --Mais ce n’est pas une raison! --A quoi bon faire crier? --Voyons, ma petite fille, ce que j’ai écrit, tu le penses aussi? --Oui, papa, je crois... --Voyons, voyons, «tu crois»?... Tu détestes la guerre, comme moi, tu voudrais la voir finie; tout ce que j’ai dit là, je te l’ai dit, à toi; et tu pensais comme moi... --Oui, papa. --Alors, tu l’approuves? --Oui, papa. Elle avait passé ses bras autour de son cou: --Mais il n’y a pas besoin de tout écrire... Clerambault, attristé, essaya d’expliquer ce qui lui semblait évident, Rosine écoutait, répondait tranquillement; et la seule évidence fut qu’elle ne comprenait pas. Pour finir, elle embrassa encore son père, et dit: --Moi, je t’ai dit ce que je crois. Mais tu sais mieux que moi. Ce n’est pas à moi de juger... Elle rentra dans sa chambre, en souriant à son père; et elle ne se doutait pas qu’elle venait de lui retirer son meilleur appui. * * * * * L’attaque injurieuse ne resta pas isolée. Une fois le grelot attaché, il ne cessa plus de tinter. Mais dans le tumulte général, son bruit se fût perdu, sans l’acharnement d’une voix, qui groupa contre Clerambault tout le chœur des malignités diffuses. C’était celle d’un de ses plus anciens amis, l’écrivain Octave Bertin. Ils avaient été camarades au lycée Henri IV. Le petit Parisien Bertin, fin, élégant, précoce, avait accueilli les avances gauches et enthousiastes de ce grand garçon qui arrivait de sa province, aussi dégingandé de corps que d’esprit, les bras, les jambes qui n’en finissaient pas dans des vêtements trop courts, un mélange de candeur, d’ignorance naïve, de mauvais goût, d’emphase, et de sève débordante, de saillies originales, d’images saisissantes. Rien n’avait échappé aux yeux malins et précis du jeune Bertin, ni les ridicules ni les richesses intérieures de Clerambault. Tout compte fait, il l’avait agréé pour intime. L’admiration que lui témoignait Clerambault n’avait pas été sans influence sur sa décision. Pendant plusieurs années, ils partagèrent la surabondance bavarde de leurs pensées juvéniles. Tous deux rêvaient d’être artistes, se lisaient leurs essais, s’escrimaient en d’interminables discussions. Bertin avait toujours le dernier mot,--comme il primait en tout. Clerambault ne songeait pas à lui contester sa supériorité; il l’eût beaucoup plutôt imposée à coups de poing à qui l’aurait niée. Il admirait bouche bée la virtuosité de pensée et de style de ce brillant garçon, qui récoltait en se jouant tous les succès universitaires et que ses maîtres voyaient d’avance appelé aux plus hautes destinées,--ils voulaient dire: officielles et académiques. Bertin l’entendait bien ainsi. Il était pressé de réussir, et pensait que le fruit de la gloire est meilleur, quand on le mange avec des dents de vingt ans. Il n’était pas sorti de l’École qu’il trouvait moyen de publier dans une grande revue parisienne une série d’Essais, qui lui valurent une immédiate notoriété. Sans même prendre haleine, il produisit coup sur coup un roman à la d’Annunzio, une comédie à la Rostand, un livre sur l’Amour, un autre sur la Réforme de la Constitution, une enquête sur le Modernisme, une monographie de Sarah Bernhardt, enfin des «_Dialogues des vivants_», dont la verve sarcastique et sagement dosée lui procura la chronique parisienne dans un des premiers journaux du boulevard. Après quoi, entré dans le journalisme, il y resta. Il était un des ornements du Tout-Paris des lettres, quand le nom de Clerambault était encore inconnu. Clerambault, lentement, prenait possession de son monde intérieur; il avait assez à faire de lutter contre lui-même, pour ne pas consacrer beaucoup de temps à la conquête du public. Aussi, ses premiers livres, péniblement édités, ne dépassèrent pas un cercle de dix lecteurs. Il faut rendre cette justice à Bertin qu’il était des dix, et qu’il savait apprécier le talent de Clerambault. Il le disait même, à l’occasion; et tant que Clerambault ne fut pas connu, il se donna le luxe de le défendre,--non sans ajouter aux éloges quelques conseils amicaux et protecteurs, que Clerambault ne suivait pas toujours, mais que toujours il écoutait avec le même respect affectueux. Et puis, Clerambault fut connu. Et puis, ce fut la gloire. Bertin, bien étonné, content sincèrement du succès de l’ami, un peu vexé tout de même, laissait entendre qu’il le trouvait exagéré et que le meilleur Clerambault était le Clerambault inconnu,--celui d’avant la renommée. Il entreprenait parfois de le démontrer à Clerambault, qui ne disait ni oui ni non, car il n’en savait rien, et ne s’en occupait guère: il avait toujours une nouvelle œuvre en tête.--Les deux vieux camarades étaient restés en excellents termes; mais ils avaient laissé leurs relations peu à peu s’espacer. La guerre avait fait de Bertin un furieux cocardier. Autrefois, au lycée, il scandalisait le provincial Clerambault par son irrespect effronté pour toutes les valeurs, politiques ou sociales: patrie, morale, religion. Dans ses œuvres littéraires, il avait continué de promener son anarchisme, mais sous une forme sceptique, mondaine et lassée, qui répondait au goût de sa riche clientèle. Avec cette clientèle et tous les fournisseurs, ses confrères de la presse et des théâtres du boulevard, ces petits-neveux de Parny et de Crébillon _junior_, il s’érigea soudain en Brutus, immolant ses fils. Son excuse d’ailleurs était qu’il n’en avait pas. Mais peut-être le regrettait-il. Clerambault n’avait rien à lui reprocher; aussi n’y songeait-il point. Mais il songeait encore moins que son vieux camarade l’amoraliste se ferait contre lui le procureur de la Patrie outragée. Était-ce seulement de la Patrie? La furieuse diatribe que Bertin déversa sur Clerambault décelait, semblait-il, un ressentiment personnel, que Clerambault ne s’expliquait pas. Dans le désarroi des esprits, il eût été compréhensible que Bertin fût choqué par la pensée de Clerambault et s’en expliquât avec lui, librement, seul à seul.--Mais, sans le prévenir, il débutait par une exécution publique. En première page de son journal, il l’empoignait, avec une violence inouïe. Il n’attaquait pas seulement ses idées, mais son caractère. De la crise de conscience tragique de Clerambault, il faisait un accès de mégalomanie littéraire, dont était responsable un succès disproportionné. On eût dit qu’il cherchât les termes les plus blessants pour l’amour-propre de Clerambault. Il terminait sur un ton de supériorité outrageante, en le sommant de rétracter ses erreurs. La virulence de l’article et la notoriété du chroniqueur firent du «cas Clerambault» un événement parisien. Il occupa la presse pendant près d’une semaine, ce qui était beaucoup pour ces cervelles d’oiseaux. Presque aucun ne chercha à lire les pages de Clerambault. Cela n’était plus nécessaire: Bertin les avait lues. La confrérie n’a pas l’habitude de refaire un travail superflu. Il ne s’agissait pas de lire. Il s’agissait de juger. Une curieuse «Union Sacrée» s’effectua sur le dos de Clerambault. Cléricaux, jacobins, s’entendirent pour l’exécuter. Du jour au lendemain, sans transition, l’homme hier admiré fut traîné dans la boue. Le poète national devint un ennemi public. Tous les Myrmidons de la presse y allèrent de leur invective héroïque. La plupart étalaient, avec leur mauvaise foi constitutive, une invraisemblable ignorance. Bien peu connaissaient les œuvres de Clerambault, c’est à peine s’ils savaient son nom et le titre d’un de ses volumes: cela ne les gênait pas plus pour le dénigrer maintenant que cela ne les avait gênés pour le célébrer naguère, quand la mode était pour lui. Maintenant, ils trouvaient dans tout ce qu’il avait écrit des traces de «bochisme». Leurs citations étaient, d’ailleurs, régulièrement inexactes. Un d’eux, dans la fougue de son réquisitoire, gratifia Clerambault de l’ouvrage d’un autre, qui, blêmissant de peur, protesta aussitôt avec indignation, en se désolidarisant de son dangereux confrère. Des amis, inquiets de leur intimité avec Clerambault, n’attendirent pas qu’on la leur rappelât: ils prirent les devants; ils lui adressèrent des «_Lettres ouvertes_», que les journaux publièrent en bonne place. Les uns, comme Bertin, joignaient à leur blâme public une adjuration emphatique de faire son _mea culpa_. D’autres, sans recourir même à ces ménagements, se séparaient de lui en termes amers et outrageants. Tant d’animosité bouleversa Clerambault. Elle ne pouvait être causée par ses seuls articles; il fallait qu’elle couvât déjà dans le cœur de ces hommes. Quoi!... Tant de haine cachée!... Qu’avait-il pu leur faire?... L’artiste qui a du succès ne se doute pas que, parmi les sourires de l’escorte, plus d’un cache les dents qui guettent l’heure de mordre. Clerambault s’efforçait de dissimuler à sa femme les outrages des journaux. Ainsi qu’un collégien qui escamote ses mauvaises notes, il guettait l’heure du courrier pour faire disparaître les feuilles malfaisantes. Mais leur venin finit par infecter l’air même qu’on respirait. Mᵐᵉ Clerambault et Rosine eurent à subir, de leurs relations mondaines, des allusions blessantes, de menus affronts, des avanies. Avec l’instinct de justice qui caractérise la bête humaine, et spécialement femelle, on les rendait responsables des pensées de Clerambault, qu’elles connaissaient à peine et qu’elles n’approuvaient pas. (Ceux qui les incriminaient ne les connaissaient pas davantage.) Les plus polis usaient de réticences; ils évitaient ostensiblement de demander des nouvelles, de prononcer le nom de Clerambault... «Ne parlez pas de corde dans la maison d’un pendu!...» Ce silence calculé était plus injurieux qu’un blâme. On eût dit que Clerambault avait commis une escroquerie, ou bien un attentat à la pudeur. Mᵐᵉ Clerambault revenait, ulcérée. Rosine affectait de ne pas s’en soucier; mais Clerambault voyait qu’elle souffrait. Une amie, rencontrée dans la rue, passait sur le trottoir opposé et détournait la tête, pour ne pas les saluer. Rosine fut exclue d’un Comité de bienfaisance, où elle travaillait assidûment depuis plusieurs années. Dans cette réprobation patriotique, les femmes se distinguaient par leur acharnement. L’appel de Clerambault au rapprochement et au pardon ne trouvait pas d’adversaires plus enragés.--Il en a été de même partout. La tyrannie de l’opinion publique, cette machine d’oppression, fabriquée par l’État moderne et plus despotique que lui, n’a pas eu, en temps de guerre, d’instruments plus féroces que certaines femmes. Bertrand Russell cite le cas d’un pauvre garçon, conducteur de tramway, marié, père de famille, réformé par l’armée, qui se suicida de désespoir, à la suite des insultes dont le poursuivaient les femmes du Middlesex. Dans tous les pays, des centaines de malheureux ont été, comme lui, traqués, affolés, livrés à la tuerie, par ces Bacchantes de la guerre... N’en soyons pas surpris! Il faut, pour n’avoir pas prévu cette frénésie, être de ceux qui, tel jusqu’alors Clerambault, vivent sur des opinions admises et des idéalisations de tout repos. En dépit des efforts de la femme afin de ressembler à l’idéal mensonger imaginé par l’homme pour sa satisfaction et sa tranquillité, la femme, même étiolée, émondée, ratissée, comme l’est celle d’aujourd’hui, est bien plus près que l’homme de la terre sauvage. Elle est à la source des instincts et plus richement pourvue en forces, qui ne sont ni morales ni immorales, mais animales toutes pures. Si l’amour est sa fonction principale, ce n’est pas l’amour sublimé par la raison, c’est l’amour à l’état brut, aveugle et délirant, où se mêlent égoïsme et sacrifice, également inconscients et tous deux au service des buts obscurs de l’espèce. Tous les enjolivements tendres et fleuris, dont le couple s’efforce de voiler ces forces qui l’effraient, sont un treillis de lianes au-dessus d’un torrent. Leur objet est de tromper. L’homme ne supporterait pas la vie, si son âme chétive voyait en face les grandes forces qui l’emportent. Son ingénieuse lâcheté s’évertue à les adapter mentalement à sa faiblesse: il ment avec l’amour, il ment avec la haine, il ment avec la femme, il ment avec la Patrie, il ment avec ses Dieux; il a si peur que la réalité apparue ne le fasse tomber en convulsions qu’il lui a substitué les fades chromos de son idéalisme. La guerre faisait crouler le fragile rempart. Clerambault voyait tomber la robe de féline politesse dont s’habille la civilisation; et la bête cruelle apparaissait. Les plus tolérants étaient, parmi les anciens amis de Clerambault, ceux qui tenaient au monde politique: députés, ministres d’hier ou de demain; habitués à manier le troupeau humain, ils savaient ce qu’il vaut! Les hardiesses de Clerambault leur semblaient bien naïves. Ils en pensaient vingt fois plus; mais ils trouvaient sot de le dire, dangereux de l’écrire, et plus dangereux encore d’y répondre: car ce que l’on attaque, on le fait connaître; et ce que l’on condamne, on consacre son importance. Aussi, leur avis eût-il été, sagement, de faire le silence sur ces écrits malencontreux, qu’eût négligés, d’elle-même, la conscience publique, somnolente et fourbue. Ç’a été, pendant la guerre, le mot d’ordre généralement observé en Allemagne, où les pouvoirs publics étouffaient sous les fleurs les écrivains révoltés, quand ils ne pouvaient pas sans bruit les étrangler. Mais l’esprit politique de la démocratie française est plus franc et plus borné. Elle ne connaît pas le silence. Bien loin de cacher ses haines, elle monte sur des tréteaux pour les expectorer. La Liberté française est comme celle de Rude: gueule ouverte, elle braille. Qui ne pense pas comme elle, aussitôt est un traître; il se trouve toujours quelque bas journaliste, pour dire de quel prix fut achetée cette voix libre; et vingt énergumènes ameuteront contre elle la fureur des badauds. Une fois la musique en train, rien à faire qu’à attendre que la violence s’épuise par son excès. En attendant, gare à la casse! Les prudents se mettent à l’abri, ou hurlent avec les loups. Le directeur du journal, qui s’honorait de publier, depuis plusieurs années, des poésies de Clerambault, lui fit dire à l’oreille qu’il trouvait tout ce vacarme ridicule, qu’il n’y avait pas dans son cas de quoi fouetter un chat, mais qu’à son grand regret, il se voyait obligé, pour ses abonnés, de l’éreinter... Oh! avec toutes les formes!... Sans rancune, n’est-ce pas?...--En effet, rien de brutal: on se borna à le rendre ridicule. Et jusqu’à Perrotin--(piteuse espèce humaine!) qui, dans une interview, ironisa brillamment Clerambault, fit rire à ses dépens, et pensait en cachette demeurer son ami! Dans sa propre maison, Clerambault ne trouvait plus d’appui. Sa vieille compagne, qui depuis trente ans ne pensait que par lui, répétant ses pensées avant même de les comprendre, s’effrayait, s’indignait de ses paroles nouvelles, lui reprochait âprement le scandale soulevé, le tort fait à son nom, au nom de la famille, au souvenir du fils mort, à la sainte vengeance, à la patrie. Quant à Rosine, elle l’aimait toujours; mais elle ne comprenait plus. Une femme a rarement les exigences de l’esprit; elle n’a que celles du cœur. Il lui suffisait que son père ne s’associât point aux paroles de haine, qu’il restât pitoyable et bon. Elle ne désirait point qu’il traduisît ses sentiments en théories, ni surtout qu’il les proclamât. Elle avait le bon sens affectueux et pratique de celle qui sauve son cœur et s’accommode du reste. Elle ne comprenait pas cet inflexible besoin de logique, qui pousse l’homme à dévider les conséquences extrêmes de sa foi. Elle ne comprenait pas. Son heure était passée, l’heure où elle avait reçu et rempli, sans le savoir, la mission de relever maternellement son père, faible, incertain, brisé, de l’abriter sous son aile, de sauver sa conscience, de lui rendre le flambeau qu’il avait laissé tomber. Maintenant qu’il l’avait repris, son rôle, à elle, était accompli. Elle était redevenue la «petite fille», aimante, effacée, qui regarde les grands actes du monde avec des yeux un peu indifférents, et dans le fond de son âme, comme la phosphorescence de l’heure surnaturelle qu’elle a vécue, qu’elle couve religieusement, et qu’elle ne comprend plus. * * * * * A peu près dans le même temps, Clerambault reçut la visite d’un jeune permissionnaire, ami de la famille. Ingénieur, fils d’ingénieur, Daniel Favre, dont la vive intelligence n’était pas bornée par son métier, s’était depuis longtemps épris de Clerambault: les puissantes envolées de la science moderne ont singulièrement rapproché son domaine de celui de la poésie; elle est devenue elle-même le plus grand des poèmes. Daniel était un lecteur enthousiaste de Clerambault; ils avaient échangé d’affectueuses lettres; et le jeune homme, dont la famille était en relations avec les Clerambault, venait souvent chez eux, peut-être pas uniquement pour la satisfaction d’y rencontrer le poète. Les visites de cet aimable garçon, âgé d’une trentaine d’années, grand, bien découplé, aux traits forts, au sourire timide, avec des yeux très clairs dans un visage hâlé, étaient bien accueillies; et Clerambault n’était pas seul à y trouver plaisir. Il eût été facile à Daniel de se faire affecter à un service de l’arrière, dans une usine métallurgique; mais il avait demandé à ne pas quitter son poste périlleux, au front; il y avait rapidement conquis le grade de lieutenant. Il profita de sa permission pour venir voir Clerambault. Celui-ci était seul. Sa femme et sa fille étaient sorties. Il reçut avec joie le jeune ami. Mais Daniel paraissait gêné; et après avoir répondu tant bien que mal aux questions de Clerambault, il aborda brusquement le sujet qui lui tenait à cœur. Il dit qu’il avait entendu parler, au front, des articles de Clerambault; et il était troublé. On disait... on prétendait... Enfin, on était sévère... Il savait que c’était injuste. Mais il venait--(et il saisit la main de Clerambault avec une chaleureuse timidité)--il venait le supplier de ne pas se séparer de ceux qui l’aimaient. Il lui rappela la piété qu’inspirait le poète qui avait célébré la terre française et la grandeur intime de la race... «Restez, restez avec nous, à cette heure d’épreuves!» --Jamais je n’ai été davantage avec vous, répondit Clerambault. Et il demanda: --Cher ami, vous dites qu’on attaquait ce que j’ai écrit. Vous-même, qu’en pensez-vous? --Je ne l’ai pas lu, dit Daniel. Je n’ai pas voulu le lire. J’ai craint d’être attristé dans mon affection pour vous, ou troublé dans l’accomplissement de mon devoir. --Vous n’avez pas beaucoup de confiance en vous, pour craindre de voir ébranler vos convictions par la lecture de quelques lignes! --Je suis sûr de mes convictions, fit Daniel, un peu piqué; mais il est certains sujets qu’il est préférable de ne pas discuter. --Voilà, dit Clerambault, une parole que je n’attendais pas d’un homme de science! Est-ce que la vérité a rien à perdre à être discutée? --La vérité, non. Mais l’amour. L’amour de la patrie. --Mon cher Daniel, vous êtes plus téméraire que moi. Je n’oppose pas la vérité à l’amour de la patrie. Je tâche de les mettre d’accord. Daniel trancha: --On ne discute pas la patrie. --C’est donc, dit Clerambault, un article de foi? --Je ne crois pas aux religions, protesta Daniel. Je ne crois à aucune. C’est justement pour cela. Que resterait-il sur terre, s’il n’y avait la patrie? --Je pense qu’il y a sur terre beaucoup de belles et bonnes choses. La patrie en est une. Je l’aime, moi aussi. Je ne discute pas l’amour, mais la façon d’aimer. --Il n’y en a qu’une, dit Daniel. --Et c’est? --Obéir. --L’amour aux yeux fermés. Oui, le symbole antique. Je voudrais les lui ouvrir. --Non, laissez-nous, laissez-nous! La tâche est déjà assez dure. Ne venez pas nous la rendre encore plus cruelle! En quelques phrases sobres, hachées, frémissantes, Daniel évoqua les images terribles des semaines qu’il venait de vivre dans la tranchée, le dégoût et l’horreur de ce qu’il avait souffert, vu souffrir, fait souffrir. --Mais, mon cher garçon, dit Clerambault, puisque vous voyez cette ignominie, pourquoi ne pas l’empêcher? --Parce que c’est impossible. --Pour le savoir, il faudrait d’abord essayer. --La loi de la nature est la lutte des êtres. Détruire ou être détruit. C’est ainsi, c’est ainsi. --Et cela ne changera jamais? --Non, dit Daniel, avec un accent de douleur obstinée. C’est la loi. Il est des hommes de science, à qui la science cache si bien la réalité qu’elle enserre, qu’ils ne voient plus sous le filet la réalité qui s’échappe. Ils embrassent tout le champ que la science a découvert, mais jugeraient impossible et même ridicule de l’élargir au delà des limites qu’une fois la raison a tracées. Ils ne croient à un progrès qu’enchaîné à l’intérieur de l’enceinte. Clerambault connaissait trop bien le sourire goguenard, avec lequel des savants éminents, sortis des écoles officielles, écartent, sans autre examen, les suggestions des inventeurs. Une certaine forme de la science s’allie parfaitement à la docilité. Du moins, Daniel n’apportait à la sienne aucune ironie: c’était plutôt l’expression d’une tristesse stoïque et butée. Il ne manquait point de hardiesse d’esprit. Mais dans les choses abstraites. Mis en face de la vie, il était un mélange--ou, plus exactement, une succession--de timidité et de raideur, de modestie qui doute et de dureté de conviction. Un homme,--comme beaucoup d’hommes,--complexe, contradictoire, fait de pièces et de morceaux. Seulement, chez un intellectuel, surtout chez un homme de science, les pièces se juxtaposent, et l’on voit les sutures. --Cependant, dit Clerambault, achevant tout haut les réflexions qu’il venait de faire en silence, les données de la science elle-même se transforment. Les conceptions de la chimie, de la physique, subissent depuis vingt ans une crise de renouvellement, qui les bouleverse en les fécondant. Et les prétendues lois qui régissent la société humaine, ou plutôt le brigandage chronique des nations, ne pourraient être changées! N’y a-t-il point place dans votre esprit pour l’espoir d’un avenir plus haut? --Nous ne pourrions pas combattre, dit Daniel, si nous n’avions l’espoir d’établir un ordre plus juste et plus humain. Beaucoup de mes compagnons espèrent par cette guerre mettre fin à la guerre. Je n’ai pas confiance, et je n’en demande pas tant. Mais je sais avec certitude que notre France est en danger, et que si elle était vaincue, sa défaite serait celle de l’humanité. --La défaite de chaque peuple est celle de l’humanité, car tous sont nécessaires. L’union de tous les peuples serait la seule vraie victoire. Toute autre ruine les vainqueurs autant que les vaincus. Chaque jour de cette guerre qui se prolonge fait couler le sang précieux de la France, et elle risque d’en rester épuisée pour jamais. Daniel arrêta ces paroles, d’un geste irrité et douloureux. Oui, il le savait, il le savait... Qui le savait mieux que lui, que la France mourait, chaque jour, de son effort héroïque, que l’élite de la jeunesse, la force, l’intelligence, la sève vitale de la race s’en allait par torrents, et avec elle la richesse, le travail, le crédit du peuple de France!... La France, saignée aux quatre membres, suivait la route par où passa l’Espagne d’il y a quatre siècles,--la route qui conduit aux déserts de l’Escurial... Mais qu’on ne lui parlât pas de la possibilité d’une paix qui mît fin au supplice, avant l’écrasement total de l’adversaire! Il n’était pas permis de répondre aux avances que faisait alors l’Allemagne,--même pour les discuter. Il n’était même pas permis d’en parler. Et, comme les politiciens, les généraux, les journalistes, et les millions de pauvres bêtes qui répètent à tue-tête la leçon qu’on leur souffle, Daniel criait: «Jusqu’au dernier!» Clerambault regardait avec une affectueuse pitié ce brave garçon timide et héroïque, qui s’effarait à l’idée de discuter les dogmes dont il était victime. Son esprit scientifique n’avait-il pas une révolte devant le non-sens de ce jeu sanglant, dont la mort pour la France comme pour l’Allemagne--et peut-être plus que pour l’Allemagne--était l’enjeu? Si! il se révoltait, mais il se raidissait pour ne pas se l’avouer. Daniel adjura de nouveau Clerambault... «Oui, ses pensées étaient peut-être justes, vraies... mais, pas maintenant! Elles ne sont pas opportunes... Dans vingt ou cinquante ans!... Laissez-nous d’abord accomplir notre tâche, vaincre, fonder la liberté du monde, la fraternité des hommes, par la victoire de la France!» Ah! le pauvre Daniel! Ne prévoit-il donc pas, dans le meilleur des cas, les excès dont se souillera fatalement cette victoire, et que ce sera au tour du vaincu de reprendre la volonté maniaque de revanche et de juste victoire? Chaque nation veut la fin des guerres, par sa propre victoire. Et de victoire en victoire, l’humanité s’écroule dans la défaite. Daniel se leva, pour prendre congé. Serrant les mains de Clerambault, il lui rappela avec émotion ses poèmes d’autrefois où, redisant la parole héroïque de Beethoven, Clerambault exaltait la souffrance féconde... «_Durch Leiden Freude_...» --«Hélas! Hélas! Comme ils comprennent!... Nous chantons la souffrance, pour nous en délivrer. Mais eux, ils s’en éprennent! Et voici que notre chant de délivrance devient pour les autres hommes un chant d’oppression...» Clerambault ne répondit pas. Il aimait ce cher garçon. Ces pauvres gens qui se sacrifient savent bien qu’ils n’ont rien à gagner à la guerre. Et plus on leur demande de sacrifices, plus ils croient. Bénis soient-ils!... Mais si du moins ils voulaient bien ne pas sacrifier avec eux l’humanité entière!... * * * * * Clerambault reconduisait Daniel jusqu’à la porte de l’appartement, lorsque Rosine entra. Elle eut, en voyant le visiteur, un mouvement de surprise ravie. Le visage de Daniel s’éclaira aussi; et Clerambault remarqua l’animation joyeuse des deux jeunes gens. Rosine invita Daniel à revenir sur ses pas, pour reprendre l’entretien. Daniel fit mine de rentrer, hésita, refusa de se rasseoir, et, prenant une expression contrainte, il allégua un vague prétexte qui l’obligeait à partir. Clerambault, lisant dans le cœur de sa fille, insista amicalement pour qu’il revînt du moins une fois avant la fin de sa permission. Daniel, gêné, dit non, d’abord, puis oui, sans prendre d’engagement ferme, et finalement, pressé par Clerambault, il fixa un jour, et prit congé, d’une façon un peu froide. Clerambault rentra dans son cabinet et s’assit. Rosine restait debout, immobile, absorbée, l’air peiné. Clerambault lui sourit. Elle vint l’embrasser. Le jour fixé passa, Daniel ne revint pas. On l’attendit encore le lendemain et le surlendemain. Il était reparti pour le front.--A l’instigation de Clerambault, sa femme alla, peu après, avec Rosine, faire visite aux parents de Daniel. Elles furent reçues avec une froideur glaciale, presque blessante. Mᵐᵉ Clerambault revint en déclarant qu’elle ne reverrait plus de sa vie ces malotrus. Rosine avait grand’peine à ne pas montrer ses larmes. Dans la semaine qui suivit, arriva une lettre de Daniel à Clerambault. Un peu honteux de son attitude et de celle de ses parents, il cherchait moins à l’excuser qu’à l’expliquer. Il faisait une allusion discrète à l’espoir qu’il avait conçu de devenir, un jour, plus proche de Clerambault que par les liens de l’admiration, du respect, de l’amitié. Mais il ajoutait que Clerambault était venu jeter le trouble dans ses rêves d’avenir par le rôle regrettable qu’il avait cru devoir prendre dans le drame où se jouait la vie de la patrie, et par le retentissement que sa voix avait eu. Ses paroles, sans doute mal comprises, mais à coup sûr imprudentes, avaient revêtu un caractère sacrilège qui soulevait l’opinion. Parmi les officiers du front, comme chez ses amis à l’arrière, l’indignation était unanime. Ses parents, qui connaissaient le rêve de bonheur qu’il avait formé, y mettaient leur veto. Et quelle que fût sa peine, il ne se croyait pas le droit de passer outre à des scrupules, qui avaient leur source dans une piété profonde envers la patrie blessée. L’opinion ne pourrait concevoir qu’un officier qui avait l’honneur d’offrir son sang pour la France songeât à une union qu’on eût interprétée comme une adhésion à des principes funestes. Elle aurait tort, sans doute. Mais il faut compter toujours avec l’opinion. L’opinion d’un peuple, même excessive et injuste en apparence, est respectable; et c’était l’erreur de Clerambault de l’avoir voulu braver.--Daniel pressait Clerambault de reconnaître cette erreur et de la désavouer, d’effacer par de nouveaux articles l’impression déplorable produite par les premiers. Il lui en faisait un devoir--un devoir envers la patrie--un devoir envers lui-même--et (il laissait entendre) un devoir envers celle qui leur était à tous deux si chère.--Sa lettre se terminait par diverses autres considérations, où revenait deux ou trois fois encore le nom de l’opinion. Elle finissait par prendre la place de la raison et même de la conscience. Clerambault songea en souriant à la scène de Spitteler, où le roi Epiméthée, l’homme à la ferme conscience, quand l’heure est venue de l’exposer à l’épreuve, ne peut plus mettre la main dessus, la voit qui décampe, la poursuit, et, pour la rattraper, se jetant à plat ventre, la cherche sous son lit. Et Clerambault pensa qu’on pouvait être un héros devant le feu de l’ennemi, et un tout petit garçon devant l’opinion de ses compatriotes. Il montra la lettre à Rosine. Si partial que soit l’amour, elle fut blessée dans son cœur de la violence que son ami voulait faire aux convictions de son père. Elle pensa que Daniel ne l’aimait pas assez. Et elle dit qu’elle ne l’aimait pas assez, pour accepter de pareilles exigences: quand bien même Clerambault serait disposé à céder, elle ne le permettrait pas; car ce serait injuste. Sur quoi, embrassant son père, elle affecta bravement de rire et d’oublier sa cruelle déconvenue. Mais on n’oublie pas le bonheur entrevu, tant qu’il reste la plus faible chance de le retrouver. Elle y pensa toujours; et même, après quelque temps, Clerambault sentit qu’elle s’éloignait de lui. Qui a l’abnégation de se sacrifier a rarement celle de n’en pas garder rancune aux êtres pour qui il se sacrifie. Rosine, malgré elle, en voulait à son père de son bonheur perdu. * * * * * Un phénomène bizarre se produisait dans l’esprit de Clerambault. Il était atterré, et, en même temps, affermi. Il souffrait d’avoir parlé, et il sentait qu’il allait de nouveau parler. Il ne s’appartenait plus. Son écrit le tenait, son écrit l’obligeait; à peine sa pensée était-elle publiée qu’il était lié par elle. L’œuvre jaillie du cœur rejaillit sur le cœur. Elle est née à une heure d’exaltation de l’esprit; cette heure, elle la prolonge et la reproduit dans l’esprit qui, sans elle, retomberait épuisé. Elle est le jet de lumière qui vient des profondeurs; elle est le meilleur de soi, et le plus éternel; elle entraîne le reste de la bête. L’homme, bon gré mal gré, marche, appuyé sur ses œuvres et remorqué par elles; elles vivent en dehors de lui, elles lui rendent sa vigueur perdue, lui rappellent son devoir, le guident et lui commandent. Clerambault voulait se taire. Et il réitéra. Il n’en menait pas large.--«Tu trembles, carcasse, car tu sais où je vais te traîner», disait Turenne à son corps, avant la bataille.--La carcasse de Clerambault ne faisait pas plus fière mine. Pour être beaucoup plus humble, la bataille où il la menait, n’en était que plus rude: car il s’y trouvait seul et sans armée. Le spectacle qu’il s’offrait à lui-même, en cette veillée d’armes, était humiliant. Il se voyait à nu, dans sa médiocrité,--un pauvre homme timide de nature, un peu lâche, ayant besoin des autres, de leur affection, de leur approbation; il lui était affreusement pénible de rompre avec eux ses liens, d’aller tête baissée au-devant de leur haine... Serait-il assez fort pour résister?--Et les doutes, dispersés, revenaient à l’assaut. Qui le forçait à parler? Qui l’entendrait? A quoi cela servirait-il? N’avait-il pas l’exemple des plus sages qui se taisaient? Et cependant, son cerveau résolu continuait de lui dicter ce qu’il devait écrire; et sa main l’écrivait, sans atténuer un mot. Il était comme deux hommes: l’un prostré, qui avait peur et criait: «Je ne veux pas aller me battre!»--l’autre qui, dédaigneux de convaincre le lâche, le traînait par le collet, et disait: «Tu iras!» Ce serait toutefois lui faire trop d’honneur que penser qu’il agissait ainsi, par courage. Il agissait ainsi parce qu’il ne pouvait pas autrement. Quand même il eût voulu s’arrêter, il lui fallait marcher, parler... «C’est ta mission». Il ne comprenait pas, il se demandait pourquoi c’était lui justement qui avait été choisi, lui, poète de tendresse, fait pour une vie calme, sans lutte, sans sacrifices, tandis que d’autres hommes, vigoureux, aguerris, taillés pour le combat, ayant l’âme d’athlètes, restaient inemployés.--«Inutile de discuter. Obéis. C’est ainsi.» La dualité même de sa nature le contraignait, une fois que s’imposait la plus forte des deux âmes, à se remettre à elle, tout entier. Un homme plus normal n’eût pas manqué de fondre les deux natures, ou bien de les combiner, de trouver un compromis qui satisfît ensemble les exigences de l’une et la prudence de l’autre. Mais chez un Clerambault, c’est tout l’un ou tout l’autre. Que la route lui plût ou non, une fois qu’elle était choisie il la suivait tout droit. Et, pour les mêmes raisons qui lui avaient naguère fait croire absolument à ce que tout le monde autour de lui croyait, il devait se montrer sans aucun ménagement, dès qu’il eut commencé de voir les mensonges qui l’abusaient. Ceux qui en étaient moins dupes ne les eussent pas démasqués. Ainsi, le téméraire malgré lui engagea, comme Œdipe, la lutte avec le sphinx de la Patrie, qui l’attendait au carrefour. * * * * * L’attaque de Bertin attira sur Clerambault l’attention de quelques hommes politiques d’Extrême-Gauche, qui ne savaient trop comment concilier leur opposition au gouvernement (leur raison d’être) avec l’Union Sacrée, consentie contre l’invasion ennemie. Ils reproduisirent les deux premiers articles de Clerambault dans un de ces journaux socialistes, dont la pensée d’alors clapotait dans les contradictions. On y combattait la guerre, en votant les crédits. D’éloquentes affirmations internationales y coudoyaient le prône de ministres qui faisaient une politique nationaliste. Dans ce jeu de bascule, les pages de Clerambault, d’un lyrisme vague, où l’attaque était mesurée, et où la critique de l’idée de patrie s’enveloppait de piété, eussent gardé le caractère anodin d’une protestation platonique, si la censure n’en avait rongé les phrases, avec une ténacité de termite. La trace de ses dents désignait aux regards ce que la distraction générale eût laissé échapper. C’est ainsi que, dans l’article «_A Celle qu’on a aimée_», après avoir conservé le mot Patrie quand il paraissait, pour la première fois, accolé à une invocation d’amour, elle l’échoppait dans le reste du morceau, où il était l’objet d’appréciations moins flatteuses. Sa niaiserie ne voyait pas que le mot, gauchement recouvert par l’éteignoir, n’en luisait que mieux dans l’esprit du lecteur. Ainsi, elle contribua à donner quelque importance à un écrit qui en avait fort peu. Il faut ajouter qu’à cette heure de passivité universelle, la moindre parole de libre humanité prenait une ampleur extraordinaire, surtout quand elle portait un nom réputé. Le «_Pardon demandé aux Morts_», plus encore que l’autre article, était ou pouvait être, par son douloureux accent, contagieux à la masse des cœurs simples, que la guerre déchirait. Aux premiers indices qu’il en eut, le pouvoir, jusqu’alors indifférent, tâcha de couper court à la publicité. Assez avisé pour ne pas signaler Clerambault par une mesure de rigueur, il sut agir sur le journal, par les intelligences qu’il s’était ménagées dans la place. Une opposition contre l’écrivain se manifesta, au sein du journal même. Ils n’allaient pas, naturellement, lui reprocher l’internationalisme de sa pensée! Ils le traitèrent de sensiblerie bourgeoise. Clerambault vint leur fournir des arguments, en apportant un troisième article, où son aversion de toute violence semblait incidemment condamner la Révolution comme la guerre. Les poètes sont toujours de mauvais politiques. C’était une réplique indignée à l’«_Appel aux Morts_», que ululait Barrès, chouette grelottante, perchée sur un cyprès de cimetière. “L’Appel aux Vivants” _La mort règne sur le monde. Vivants, secouez son joug! Il ne lui suffit pas d’anéantir les peuples. Elle veut qu’ils la glorifient, qu’ils y courent en chantant; et leurs maîtres exigent qu’ils célèbrent leur propre sacrifice_... «C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie!...»--_Ils mentent! Vive la vie! Seule, la vie est sainte. Et l’amour de la vie est la première vertu. Mais les hommes d’aujourd’hui ne la possèdent plus. Cette guerre le démontre--et déjà, depuis quinze ans, chez beaucoup (avouez-le!) le monstrueux espoir de ces bouleversements. Vous n’aimez pas la vie, vous qui n’en voyez pas d’emploi meilleur à faire que de la jeter en pâture à la mort. Votre vie vous est à charge: à vous, riches, bourgeois, serviteurs du passé, conservateurs qui boudent, par manque d’appétit, par dyspepsie morale, âme et bouche pâteuses, amères, par ennui,--et à vous, prolétaires, pauvres et malheureux, par découragement du lot qui vous est attribué. Dans la médiocrité maussade de votre vie, dans le peu d’espérance de la transformer jamais (hommes de peu de foi!) vous n’aspirez qu’à en sortir par un acte de violence qui vous soulève au-dessus du marécage, l’espace d’une minute au moins,--la dernière. Les plus forts, ceux de vous qui ont le mieux conservé l’énergie des instincts primitifs--anarchistes ou révolutionnaires,--font appel à eux seuls pour accomplir cet acte qui les libère. Mais la masse du peuple est trop lasse pour prendre l’initiative. C’est pourquoi elle accueille avec avidité la puissante lame de fond qui remue les patries,--la guerre. Elle s’y abandonne avec une sombre volupté. C’est le seul instant de leur vie, où ces pâles existences sentent passer en elles le souffle de l’infini. Et cet instant est celui de l’anéantissement!_... _Ah! le bel emploi de la vie!... N’être capable de l’affirmer qu’en la niant--au profit de quel dieu carnassier? Patrie, Révolution... qui fait claquer ses mâchoires sur les os de millions d’hommes_... _Mourir, détruire. La glorieuse affaire! C’est vivre qu’il faudrait. Et vous ne le savez pas! Vous n’en êtes pas dignes. Jamais vous n’avez goûté la bénédiction de la minute vivante, de la joie qui circule dans la lumière. Ames moribondes qui veulent que tout meure avec elles, frères malades à qui nous tendons la main pour les sauver, et qui nous tirent à eux, rageusement, dans l’abîme_... _Mais ce n’est pas à vous, malheureux, que j’en ai; c’est à vos maîtres. Vous, les maîtres de l’heure, nos maîtres intellectuels, nos maîtres politiques, maîtres de l’or, du fer, du sang et de la pensée! Vous qui tenez ces États, vous qui remuez ces armées, vous qui avez façonné ces générations, par vos journaux, vos livres, vos écoles, vos Églises, et qui de ces âmes libres avez fait des troupeaux! Toute leur éducation--votre œuvre d’asservissement--éducation laïque, éducation chrétienne, exalte également, avec une joie malsaine, le néant de la gloire militaire et de la béatitude; elle tend, au bout de la ligne de l’Église ou de l’État, la mort comme un appât_... _Scribes et Pharisiens, hypocrites, malheur à vous! Politiciens et prêtres, artistes, écrivains, coryphées de la mort, vous êtes pleins, au dedans, d’ossements et de pourriture. Ah! vous êtes bien les fils de ceux qui tuèrent le Christ. Comme eux, vous écrasez les épaules des hommes de fardeaux monstrueux que vous ne remueriez pas seulement du bout du doigt. Comme eux, vous crucifiez; et ceux qui veulent aider les peuples infortunés, ceux qui viennent parmi vous, portant dans leurs mains la paix, la paix bénie, vous les emprisonnez et vous les outragez, et, comme dit l’Écriture, vous les pourchasserez de cité en cité, jusqu’à ce que tout le sang répandu sur la terre retombe en pluie sur vous._ _Pourvoyeurs de la mort, vous ne travaillez que pour elle. Vos patries ne sont faites que pour asservir l’avenir au passé et ligoter aux morts pourrissants les vivants. Vous condamnez la vie nouvelle à perpétuer peureusement les rites vides des tombeaux... Ressuscitons! Sonnons les Pâques des vivants!_ _Hommes, il n’est pas vrai que vous soyez les esclaves des morts et, par eux, enchaînés comme les serfs à la terre. Laissez les morts enterrer les morts et s’enterrer avec eux! Vous êtes fils des vivants, et, à votre tour, vivants. Frères jeunes et sains, brisez la torpeur neurasthénique, secouée d’accès de frénésie, qui pèse sur les âmes asservies aux patries du passé. Soyez maîtres du jour, et maîtres du passé, pères et fils de vos œuvres! Soyez libres! Chacun de vous est l’Homme,--non pas la chair gâtée qui pue dans les tombeaux, mais le feu crépitant de vie qui lave la pourriture, qui dévore les cadavres des siècles gisants, et toujours feu nouveau, jeune feu, ceint la terre de ses bras brûlants. Soyez libres! O vainqueurs de la Bastille, vous n’avez pas encore conquis celle qui est en vous, la fausse Fatalité, qu’ont bâtie, pour vous emprisonner, tous ceux depuis des siècles qui, esclaves ou tyrans, (ils sont de la même chiourme), ont peur que vous preniez conscience de votre liberté. L’ombre massive du passé--religions, races, patries, science matérialiste--couvre votre soleil. Marchez à sa rencontre! La Liberté est là, derrière ces remparts et ces tours de préjugés, de lois mortes, de mensonges sacrés, que gardent les intérêts de quelques augures, l’opinion des masses enrégimentées, et vos doutes en vous. Osez vouloir! Et soudain, derrière les murs du faux Destin écroulés, vous reverrez le soleil et l’horizon illimité._ Au lieu d’être sensible à la flamme révolutionnaire de cet appel, le Comité du journal ne s’attacha qu’aux trois ou quatre lignes où Clerambault semblait mettre dans le même sac les violences de toute mouture, celles de gauche, comme de droite. A quel titre ce poète venait-il, dans un journal du Parti, donner des leçons aux socialistes? Au nom de quelle doctrine? Était-il seulement socialiste? Qu’on renvoie à la bourgeoisie ce bourgeois tolstoïen et anarchiste, avec ses exercices de style!--Vainement, quelques esprits plus larges protestèrent qu’avec ou sans étiquette une pensée libre devait être accueillie, et que celle de Clerambault, si ignorante qu’elle fût de la doctrine, était plus vraiment socialiste que celle de socialistes associés à l’œuvre de tuerie nationale. On passa outre; et l’article de Clerambault lui fut, après avoir dormi quelques semaines au fond d’un tiroir, rendu, sous prétexte que l’actualité était exigeante et qu’on avait trop de copie. Clerambault porta l’article à une petite revue, plus attiré par son renom littéraire que par ses idées. Le résultat fut que la revue fut fauchée, suspendue par arrêté de police, le lendemain de la parution de l’article, blanchi pourtant jusqu’à la corde. Clerambault s’entêta. Il n’est pires révoltés que, si on les y force, ceux qui ont été soumis toute leur vie. J’ai souvenir d’avoir vu, une fois, un grand mouton qui, harcelé par un chien, finit par foncer sur lui; et le chien, atterré par ce renversement inattendu des lois de la nature, s’enfuit en aboyant, de stupeur et de peur. Le chien-État est trop sûr de ses crocs, pour s’inquiéter de quelques moutons révoltés. Mais le mouton-Clerambault ne mesurait plus l’obstacle: il donnait de la tête à tort et à travers. Le propre des cœurs faibles et généreux est de passer sans transition d’une exagération à l’autre. De l’excès du sentiment grégaire Clerambault avait sauté, d’un bond, à l’excès de l’individualisme isolé. Parce qu’il le connaissait bien, il ne voyait plus partout que le fléau de l’obéissance, cette suggestion sociale, dont les effets s’étalaient dans tous les milieux: passivité héroïque des armées qu’on exalte jusqu’à la frénésie, comme les millions de fourmis enclavées dans le gros de la tribu; servilité moutonnière des Assemblées qui, tout en méprisant un chef de gouvernement, le soutiennent de leurs votes, jusqu’au hasard d’une explosion provoquée par la révolte d’un seul; soumission maussade, mais enrégimentée, des partis mêmes de liberté, sacrifiant à l’idole absurde de l’Unité abstraite jusqu’à leur raison de vivre. Cette passion d’abdiquer était pour lui l’ennemi. Et sa tâche lui sembla, en réveillant le doute, l’esprit qui ronge les chaînes, de rompre, s’il pouvait, la grande suggestion. * * * * * Le foyer du mal était l’idée de nation. On ne pouvait toucher à ce point envenimé, sans faire hurler la bête. Clerambault l’attaqua sans ménagements. ... _Qu’ai-je à faire de vos nations? Vous me demandez d’aimer, de haïr des nations? J’aime, ou je hais des hommes. Il en est, dans chaque nation, de nobles, de vils, de médiocres. Et dans chaque nation, les nobles et les vils sont peu, et les médiocres sont foule. J’aime, ou je n’aime point un homme pour ce qu’il est, et non pour ce que sont les autres. Et n’y eût-il qu’un seul homme que j’aime dans une nation, cela me suffirait pour ne pas la condamner.--Vous me parlez de luttes et de haines de races? Les races sont les couleurs du prisme de la vie: c’est leur faisceau qui fait la lumière. Malheur à qui le brise! Je ne suis pas d’une race. J’appartiens à la vie, à la vie tout entière. Dans toutes les nations, alliées ou ennemies, j’ai des frères; et les plus proches ne sont pas toujours ceux que vous prétendez m’imposer comme compatriotes. Les familles des âmes sont dispersées à travers le monde. Reformons-les! Notre tâche est de détruire les nations chaotiques, et de tresser à leur place des groupes harmonieux. Rien ne l’empêchera. Les persécutions mêmes forgeront sur la souffrance commune la commune affection des peuples torturés._ D’autres fois, sans nier l’idée de nation, et même en admettant les nations comme un fait naturel,--(car il ne se piquait pas de logique, et cherchait seulement à atteindre l’idole, à tous les défauts de la cuirasse),--il affirmait brutalement son détachement de leurs rivalités. Cette attitude n’était pas la moins dangereuse. _Je ne puis m’intéresser aux querelles de suprématie entre vos nations. Il m’est indifférent que triomphe sur le ring telle ou telle couleur. Quel que soit le gagnant, c’est l’humanité qui gagne. Il est juste que le peuple le plus vivant, le plus intelligent, et le plus travailleur, l’emporte dans les luttes pacifiques du travail. Le monstrueux serait que les concurrents évincés, ou sur le point de l’être, eussent recours à la violence pour l’éliminer du marché. Ce serait sacrifier les intérêts de tous les hommes à ceux d’une raison commerciale. La patrie n’est pas une raison commerciale. Il est certes fâcheux que la hausse des uns fasse la baisse des autres; mais quand le grand commerce de mon pays ruine le petit commerce de mon pays, vous ne dites pas que c’est un crime de lèse-patrie; et pourtant, cette lutte fait des ruines plus tristes et plus imméritées. Tout le système actuel d’économie du monde est funeste et vicieux: il faut y remédier. Mais la guerre, qui cherche à escroquer le concurrent plus habile ou plus heureux, au profit du plus maladroit ou du plus paresseux, ne fait qu’empirer le vice du système: elle enrichit quelques-uns, et ruine la communauté._ _Tous les peuples ne peuvent, sur la même route, marcher du même pas. A tour de rôle, les uns dépassent les autres, et sont dépassés à leur tour. Qu’importe, s’ils ne forment qu’une même colonne! Point de sot amour-propre! Le pôle de l’énergie du monde se déplace constamment. Dans un même pays, il a souvent changé: de la Provence romaine, il a passé en France à la Loire des Valois, il est maintenant à Paris, il n’y restera pas toujours. La terre tout entière obéit à un rythme alterné de printemps fécond et d’automne qui s’endort. Les voies commerciales ne demeurent pas immuables. Les richesses du sous-sol ne sont pas inépuisables. Un peuple qui s’est, pendant des siècles, dépensé sans compter, s’achemine, par sa gloire, à son déclin; il ne subsistera qu’en renonçant à la pureté de son sang et le mêlant aux autres. Il est vain, il est criminel de prétendre prolonger sa maturité passée, en empêchant celle des autres. Tels nos vieillards d’aujourd’hui qui envoient les jeunes hommes à la mort. Cela ne les rend pas plus jeunes. Et ils tuent l’avenir._ _Au lieu de s’enrager contre les lois de la vie, un peuple sain cherche à comprendre ces lois; il voit son vrai progrès, non dans une volonté stupide qui s’entête à ne pas vieillir, mais dans un effort constant pour progresser avec l’âge, devenir autre et plus grand. A chaque âge, sa tâche! S’agripper, toute sa vie, à la même, c’est paresse et faiblesse. Apprenez à changer! Le changement, c’est la vie. L’usine de l’humanité a du travail pour tous. Peuples, travaillons tous, et que chacun soit fier du travail de tous! La peine, le génie de tous les autres sont nôtres._ Ces articles paraissaient de-ci de-là, quand ils pouvaient, dans quelque petite feuille d’avant-garde, anarchiste et littéraire, où les violences contre les personnes dispensaient d’un combat raisonné contre le régime. Ils étaient à peu près illisibles, hachés par la censure, qui, d’ailleurs, quand l’article était reproduit dans un autre journal, laissait passer, avec un oubli capricieux, ce que la veille elle avait haché, et hachait ce qu’elle avait laissé passer. Pour en démêler le sens, il fallait s’appliquer. L’étonnant, c’était qu’à défaut des amis, les adversaires de Clerambault s’appliquaient. D’ordinaire, à Paris, les bourrasques durent peu. Les pires ennemis, rompus à la guerre de plume, savent très bien que le silence étouffe mieux que l’injure et font taire leur animosité, pour plus sûrement l’exercer. Mais dans la crise d’hystérie qui tordait les âmes d’Europe, il n’était plus de boussole, même pour la haine. La violence des attaques d’Octave Bertin venait, à tout moment, rappeler Clerambault au public. Il avait beau dire dédaigneusement aux autres: «N’en parlons plus!» Il le disait, à la fin de chaque article où il venait de décharger sa bile. Il était trop bien au courant de toutes les faiblesses intimes, de tous les défauts d’esprit, des petits ridicules de l’ancien ami. Il ne résistait pas au plaisir de les toucher d’une flèche sûre. Et Clerambault, atteint au vif, pas assez sage pour ne pas le montrer, se laissait entraîner dans le combat, ripostait, et prouvait qu’il pouvait, lui aussi, blesser l’autre jusqu’au sang. Une inimitié ardente se déchaîna entre eux. Le résultat était à prévoir. Jusque-là, Clerambault avait été inoffensif. Il se bornait, somme toute, aux dissertations morales; sa polémique ne sortait pas du cercle des idées; elle eût pu aussi bien s’appliquer à l’Allemagne, à l’Angleterre,--ou à la Rome antique,--qu’à la France d’aujourd’hui. Pour dire la vérité, il ignorait les faits politiques à propos desquels il déclamait,--comme les neuf dixièmes des hommes de sa classe et de sa profession. Aussi sa musique ne pouvait guère troubler les maîtres du jour. La bruyante passe d’armes de Clerambault avec Bertin, au milieu du charivari de la presse, eut une double conséquence: d’une part, elle habitua Clerambault dans son escrime à un jeu plus précis, elle l’obligea à se tenir sur un terrain moins creux que celui des logomachies; de l’autre, elle le mit en rapport avec des hommes qui, mieux au courant des faits, lui fournirent une documentation. Depuis peu, s’était formée en France une petite Société, à demi clandestine, de recherche indépendante et de libre critique sur la guerre et les causes qui l’avaient amenée. L’État, si vigilant à écraser toute tentative de pensée libre, avait jugé sans danger ces hommes sages, tranquilles, hommes d’études avant tout, qui ne cherchaient pas l’éclat et se contentaient de discussions privées; il avait cru plus politique, tout en les surveillant, de les enfermer entre quatre murs. Il se trompait dans ses calculs. La vérité modestement, laborieusement trouvée, ne fût-elle d’abord connue que de cinq ou six, ne peut plus être déracinée; elle monte de terre avec une force irrésistible. Clerambault apprit, pour la première fois, l’existence de ces chercheurs passionnés de vérité, qui rappelaient ceux des temps de l’Affaire Dreyfus; leur apostolat à huis clos prenait, dans l’oppression générale, je ne sais quelle apparence de petite société chrétienne des Catacombes. Grâce à eux, il découvrit, à côté des injustices, les mensonges de la «Grande Guerre». Il en avait jusque-là un faible pressentiment. Mais il ne soupçonnait pas à quel point l’histoire qui nous touche de plus près avait été falsifiée. Il en fut suffoqué. Même à ses heures de plus sévère examen, sa naïveté n’avait jamais imaginé les trompeuses assises sur lesquelles repose une croisade du Droit. Et comme il n’était pas homme à garder pour lui sa découverte, il la cria dans des articles que la censure interdit, puis sous forme satirique, ironique, symbolique, dans de petits récits, des apologues Voltairiens, qui passaient quelquefois, par l’inattention du censeur, et qui désignèrent Clerambault au pouvoir comme un homme décidément dangereux. Ceux qui croyaient le connaître se trouvaient bien surpris. Il était traité couramment de sentimental par ses adversaires. Et certes, il l’était. Mais il le savait et, parce qu’il était Français, il avait la faculté d’en rire, de se railler. Bon pour les sentimentaux d’Allemagne, de croire opaquement en eux! Au fond d’un Clerambault éloquent et sensible, le regard du Gaulois, toujours sur le qui-vive au cœur de ses grands bois, observe, ne perd rien, et de tout est prêt à rire. Le plus surprenant est que ce fond émerge, au moment où on l’attend le moins, dans la plus dure épreuve et le danger pressant. Le sens du ridicule universel venait tonifier Clerambault. Son caractère prenait soudain une complexité vivante, à peine s’était-il dégagé des conventions où il était enroulé. Bon, tendre, combatif, irritable, dépassant la mesure, et le reconnaissant, et la passant de plus belle, larmoyant, ironique, sceptique et croyant, il s’étonnait lui-même, en se voyant dans le miroir de ce qu’il écrivait. Toute sa vie, sagement, bourgeoisement renfermée en lui, faisait irruption, développée par la solitude morale et l’hygiène de l’action. Et Clerambault s’aperçut qu’il ne se connaissait pas. Il était comme re-né, depuis la nuit d’angoisse. Il apprit à goûter une espèce de joie, dont il n’avait pas idée,--la joie vertigineuse et détachée de l’homme libre dans le combat: tous ses sens ajustés, comme un arc bien tendu, et jouissant de ce parfait bien-être. * * * * * Mais ceux qui l’entouraient n’en avaient nul profit. Mᵐᵉ Clerambault ne récoltait de la lutte que les désagréments, une animosité générale, qui finissait par se faire jour jusque chez les petits fournisseurs du quartier. Rosine dépérissait. Sa peine de cœur, qu’elle tenait secrète, l’étiolait en silence. Si elle ne se plaignait point, sa mère le faisait pour deux. Elle associait dans une égale amertume les sots qui lui faisaient des affronts et l’imprudent Clerambault qui les lui valait. C’étaient, à chaque repas, des reproches maladroits, pour l’amener à se taire. Rien n’y faisait: blâmes muets ou bruyants glissaient sur Clerambault; sans doute, il était contrit; mais il s’abandonnait à l’ardeur de la lutte; un égoïsme inconscient et un peu enfantin lui faisait écarter ce qui contrariait ce plaisir nouveau. Les circonstances vinrent en aide à Mᵐᵉ Clerambault. Une vieille parente, qui l’avait élevée, mourut. Elle habitait en Berry et léguait aux Clerambault sa petite propriété. Mᵐᵉ Clerambault utilisa son chagrin pour s’éloigner de Paris, que maintenant elle abhorrait, et pour arracher son mari à ce milieu dangereux. Elle sut faire valoir, avec son deuil, les raisons d’intérêt et la santé de Rosine, qui se trouverait bien de ce changement d’air. Clerambault céda. Ils allèrent tous les trois prendre possession de leur petit héritage, et restèrent en Berry l’été et l’automne. C’était à la campagne. Une vieille maison bourgeoise, à la sortie d’un village. De l’agitation de Paris Clerambault passa brusquement à un calme stagnant. Dans le silence des journées, le chant des coqs dans les fermes, les meuglements des bestiaux dans les prés, ponctuaient les heures monotones. Le cœur de Clerambault était trop enfiévré pour s’adapter au rythme placide et lent de la nature. Jadis, il l’avait aimée jusqu’à l’adoration; jadis, il était en harmonie avec ce peuple des campagnes, d’où sa famille était issue. Mais aujourd’hui, les paysans avec qui il essaya de causer lui firent l’effet d’hommes d’une autre planète. Certes, ils n’étaient pas infectés par le virus de la guerre; ils ne se passionnaient point, ils ne montraient pas de haine contre l’ennemi. Mais ils n’en montraient aucune non plus contre la guerre. Ils l’acceptaient comme un fait. Ils n’en étaient pas dupes: (certaines réflexions d’une bonhomie malicieuse faisaient voir qu’ils savaient ce qu’il valait). En attendant, ce fait, ils l’utilisaient. Ils faisaient de grasses affaires. Sans doute, ils perdaient leur fils; mais leurs biens ne perdaient point. Ils n’étaient pas insensibles; leur deuil, pour s’exprimer peu, n’en était pas moins inscrit en eux. Mais enfin, les vies passent, et la terre demeure. Eux du moins n’avaient pas, comme les bourgeois des villes, envoyé par fanatisme national leurs enfants à la mort. Seulement, leur sacrifice, ils savaient le mettre en valeur; et il est probable que les fils sacrifiés l’eussent trouvé naturel. Pour perdre ce qu’on aime, doit-on perdre la tête? Les paysans ne l’ont point perdue. La guerre a fait, dit-on, dans les campagnes de France, près d’un million de nouveaux propriétaires. La pensée de Clerambault se sentait exilée. Elle ne parlait point la même langue. Ils échangeaient avec lui quelques vagues doléances. Quand il parle au bourgeois, le paysan se plaint toujours, par habitude: c’est une façon de se défendre contre un possible appel à son escarcelle. Ils eussent parlé sur le même ton d’une épidémie de fièvre aphteuse. Clerambault restait, pour eux, le Parisien. S’ils pensaient quelque chose, ils n’auraient pas été le lui dire. Il était d’une autre tribu. L’absence de résonance étouffait la parole de Clerambault. Impressionnable comme il était, il en venait à ne plus l’entendre. Silence. La voix des amis inconnus et lointains qui tentaient de le rejoindre était interceptée par l’espionnage postal,--une des hontes qui déshonoraient ce temps. Sous prétexte de réprimer l’espionnage étranger, l’État d’alors faisait de ses propres citoyens des espions. Il ne se contentait pas de surveiller la politique, il violait les pensées; il dressait ses agents au métier de valets qui vont écouter aux portes. Cette prime offerte à la bassesse remplissait le pays (tous les pays) de policiers volontaires, gens du monde, gens de lettres, en grand nombre embusqués, qui achetaient leur sécurité en vendant celle des autres, et couvraient leurs dénonciations du nom de la patrie. Grâce à ces délateurs, les pensées libres qui se cherchaient ne parvenaient point à se donner la main. L’énorme monstre, l’État, avait une peur soupçonneuse de la demi-douzaine de personnalités libres, seules, faibles, démunies,--tant lui cuisait l’épine de sa mauvaise conscience! Et chacune de ces âmes libres, encerclée par une surveillance occulte, se rongeait dans sa geôle; et, ne pouvant savoir que d’autres souffraient de même, se mourait lentement, dans les glaces polaires, gelée en son désespoir. L’âme que Clerambault portait sous sa peau était trop brûlante pour se laisser recouvrir par le linceul de neige. Mais l’âme ne suffit pas. Le corps est une plante qui a besoin de terre humaine. Privé de sympathie, réduit à se nourrir de sa propre substance, il dépérit. Tous les raisonnements de Clerambault pour se prouver que sa pensée répondait à celle de milliers d’inconnus, ne remplaçaient pas le contact réel d’un seul cœur vivant. La foi suffit à l’esprit. Mais le cœur est saint Thomas. Il a besoin de toucher. Clerambault n’avait pas prévu cette défaillance physique. L’asphyxie. La peau sèche, le sang bu par le corps brûlé, les sources de vie taries. Sous la cloche pneumatique. Un mur le séparait de l’air. Or, un soir qu’il avait, comme un phtisique par une lourde journée, erré de pièce en pièce à travers la maison, à la quête d’un souffle à respirer, une lettre arriva, qui avait réussi à passer entre les mailles du filet. Un vieil homme comme lui, un instituteur de village, dans une vallée perdue du Dauphiné, disait: «La guerre m’a tout pris. De ceux que je connaissais, elle a tué les uns; les autres, je ne les reconnais plus. Tout ce qui me faisait vivre, mon espoir de progrès, ma foi en un avenir de raison fraternelle, ils trépignent dessus. Je mourais de désespoir, quand le hasard d’un journal qui vous insultait m’a fait connaître vos articles «_Aux morts_» et «_A celle qu’on a aimée_». Je les ai lus et j’ai pleuré de joie. On n’est donc point tout seul? On ne souffre pas tout seul? Vous y croyez encore, Monsieur, à cette foi, dites-moi, vous y croyez? Elle existe toujours, ils ne la tueront pas? Ah! que cela fait du bien! Je finissais par douter. Pardon. Mais on est vieux, on est seul, on est bien las... Je vous bénis, Monsieur. Maintenant, je mourrai tranquille. Maintenant, je sais, grâce à vous, que je ne me suis pas trompé...» Ce fut, instantanément, comme si l’air rentrait par une fissure. Les poumons se gonflèrent, le cœur se remit à battre, la source de vie se rouvrit et recommença de remplir le lit de l’âme desséchée. O besoin que l’on a de l’amour les uns des autres!... Main tendue, à l’heure de mon angoisse, main qui m’as fait sentir que je n’étais pas une branche arrachée de l’arbre, mais que je tiens au cœur, je te sauve et tu me sauves; je te donne ma force, elle meurt si tu ne la prends. La vérité solitaire est comme une étincelle qui jaillit du caillou, sèche, cinglante, éphémère. Elle va s’éteindre? Non. Elle a touché une autre âme. Une étoile s’allume au fond de l’horizon... * * * * * Il ne la vit qu’un instant. Elle rentra sous le nuage, et pour toujours disparut. Clerambault écrivit, le jour même, à l’ami inconnu; il lui confiait avec effusion ses épreuves et ses dangereuses convictions. La lettre resta sans réponse. Après quelques semaines, Clerambault récrivit, sans plus de succès. Telle était sa faim d’un ami, avec qui échanger la douleur et l’espoir, qu’il prit le train pour Grenoble, et de là fit à pied la route, jusqu’au village dont il avait l’adresse. Mais quand, le cœur joyeux de la surprise qu’il allait causer, il frappa à la porte de l’école, celui qui lui ouvrit ne comprit rien à ce qu’il dit. Après explication, il sut que l’instituteur qui lui parlait était nouveau venu au village. Le prédécesseur avait été déplacé, un mois auparavant, et envoyé, par disgrâce, dans une région éloignée. Mais il n’avait pas eu la peine de faire le voyage. Une fluxion de poitrine l’avait enlevé, la veille du jour où il devait quitter ce pays qu’il habitait depuis trente ans. Il l’habitait encore. Il était en terre. Clerambault vit la croix sur le tertre encore frais. Et il ne sut jamais si l’ami disparu avait au moins reçu ses paroles d’affection.--Il était mieux pour lui de rester dans le doute. Non, l’ami disparu n’avait pas reçu ses lettres; ils lui avaient dérobé même cette lueur de joie... * * * * * La fin de l’été en Berry fut une des périodes les plus arides de la vie de Clerambault. Il ne causait avec personne. Il n’écrivait plus rien. Il n’avait aucun moyen de communiquer directement avec le peuple ouvrier. Dans les rares occasions où il s’était trouvé en contact avec lui (dans des foules, des fêtes, des Universités ouvrières) il se faisait aimer. Mais une timidité, au reste réciproque, empêchait de se livrer. D’un côté comme de l’autre, on avait le sentiment, orgueilleux ou gêné, de son infériorité: car Clerambault se croyait en bien des choses, et des plus essentielles, inférieur aux ouvriers intelligents.--(Il avait raison: c’est dans leurs rangs que se recruteront les chefs de l’avenir.)--L’élite ouvrière comptait alors de probes et virils esprits, qui eussent été faits pour comprendre Clerambault; avec un idéalisme intact, ils restaient fermement attachés au réel; habitués par la vie quotidienne au combat, aux déceptions, aux trahisons, ces hommes, dont plusieurs étaient, quoique jeunes encore, des vétérans de la lutte sociale, étaient dressés à la patience; et ils eussent pu l’apprendre à Clerambault. Ils savaient que tout s’achète, que l’on n’a rien pour rien, que ceux qui veulent le bonheur des hommes à venir doivent le payer de leurs souffrances propres, que le moindre progrès se conquiert pas à pas, et, souvent, se perd vingt fois avant d’être acquis définitivement... (Rien n’est définitif...)--Clerambault aurait eu grand besoin de ces hommes solides et patients comme la terre. Et sa chaude intelligence les eût ensoleillés. Mais ils portaient, eux et lui, la peine du système de castes, archaïque, blessant, funeste à la communauté non moins qu’à l’individu, que crée entre les citoyens prétendus égaux de nos menteuses «démocraties» l’inégalité excessive des fortunes, de l’éducation, de la vie. Ils ne communiquaient de caste à caste que par les journalistes, qui, formant une caste à part, ne représentent ni les uns ni les autres. La voix seule des journaux remplissait le silence de Clerambault. Rien n’était capable de troubler leur «_Brékékékex! coax! coax!_». Les résultats désastreux d’une nouvelle offensive les trouvèrent, comme toujours, intrépides au poste. Les oracles optimistes des pontifes de l’arrière étaient une fois de plus démentis. Nul ne paraissait le remarquer. D’autres oracles succédaient, débités et gobés avec la même assurance. Ni ceux qui écrivaient, ni ceux qui les lisaient, ne reconnaissaient qu’ils s’étaient trompés. En toute sincérité, ils ne s’en apercevaient pas. Ce qu’ils avaient dit la veille, ils ne se le rappelaient plus. Que diable peut-on fonder sur ces animaux-là? Cervelles d’écureuils! Tête en haut, tête en bas. On ne peut en tout cas leur refuser le don de se retrouver sur leurs pattes, après leurs cabrioles. Une conviction par jour. La qualité n’importe, puisqu’on la renouvelle... Vers la fin de l’automne, pour soutenir le moral qui fléchissait, à l’idée des tristesses de l’hiver, on refit dans la presse une nouvelle propagande d’atrocités germaniques. Elle «rendit» parfaitement. Le thermomètre de l’opinion remonta brusquement à la fièvre. Jusque dans le placide village du Berry, pendant quelques semaines, les langues s’agitèrent en des propos cruels; le curé s’y associa, fit un prône de vengeance. Clerambault, qui l’apprit de sa femme, au déjeuner, manifesta sans ménagement ce qu’il en pensait, devant la domestique qui servait à table. Le soir, tout le village savait qu’il était un Boche; et, chaque matin, depuis, Clerambault put le lire, inscrit sur sa porte. L’humeur de Mᵐᵉ Clerambault n’en fut pas adoucie. Et Rosine, qui, dans le juvénile chagrin de son amour déçu, passait par une crise de religiosité, était trop occupée de son âme endolorie et de ses métamorphoses, pour songer aux peines des autres. Les plus tendres natures ont leurs heures de naïf et parfait égoïsme. * * * * * Livré seul à lui-même, privé de moyens d’agir, Clerambault retourna contre lui sa fièvre de pensée. Plus rien ne le retint sur la voie de l’âpre vérité. Rien n’en venait plus tempérer la lumière cruelle. Il se sentait l’âme brûlée de ces _fuorusciti_ qui, rejetés des murailles de la dure cité, la regardent du dehors, avec des yeux sans piété. Ce n’était plus la vision douloureuse de la première nuit d’épreuves, dont les blessures saignantes l’unissaient encore à son groupe humain. Tous les liens étaient rompus. Son esprit trop lucide descendait, en girant, sur l’abîme. La descente aux enfers. Lentement, de cercle en cercle, et seul, dans le silence... «Je vous vois donc, troupeaux, peuples, myriades d’êtres, qui avez besoin de vous serrer en bancs, pour frayer et penser! Chacun de vos groupements a son odeur spéciale, qui lui paraît sacrée. Comme chez les abeilles: la puanteur de leur reine fait l’unité de la ruche et leur joie au travail. Comme chez les fourmis: qui ne pue pas comme moi et ma race, je le tue. Ruches d’hommes, chacune a votre odeur de race, de religion, de morale, de coutumes rituelles. Elle imprègne vos corps, votre cire, votre couvain. Elle enduit votre vie, de la naissance à la mort. Malheur à qui se lave! «Qui veut humer le relent de cette pensée d’essaims, cette sueur des nuits hallucinées d’un peuple, qu’il regarde à distance les rites et les croyances dans les lointains de l’histoire! Qu’il aille demander au narquois Hérodote de tourner devant lui le film de la divagation humaine, ce long panorama de coutumes sociales, ignobles ou ridicules, mais toujours vénérées, des Scythes, des Issédons, des Gètes, des Nasamons, des Gindares, des Sauromates, des Lydiens, des Lybiens et des Égyptiens, des bipèdes de tout cuir, de l’Orient au Couchant et du Nord au Midi. Le Grand Roi, esprit fort, par jeu invite les Grecs qui brûlent leurs morts à les manger, et les Hindous qui les mangent à les brûler; et il rit de leur indignation. Mais le sage Hérodote, qui ôte son bonnet, tout en souriant derrière la coiffe, se défend de les juger et blâme qui les raille, car «si l’on proposait à tous les hommes de faire un choix parmi les meilleures lois des divers pays, chacun se déciderait pour celles de sa patrie: tant il est vrai que chacun est persuadé qu’il n’en est point de plus belles! Aussi, rien de plus vrai que le mot de Pindare: _La coutume est la reine de tous les hommes_...» «Chacun boit à son auge. Mais au moins devrait-il supporter que les autres boivent à la leur. Point! Pour qu’il jouisse de la sienne, il faut qu’il crache dans celle du voisin. Le dieu le veut. Car il lui faut un dieu--quel qu’il soit, homme ou bête, fût-il même un objet, une ligne rouge ou noire, ainsi qu’au Moyen Age, une merlette, un corbeau, un blason,--pour se décharger sur lui de ses insanités. «Aujourd’hui qu’au blason a succédé le drapeau, nous nous proclamons affranchis des superstitions! Quand furent-elles plus épaisses? Maintenant le dogme nouveau, l’Égalité, nous oblige tous à puer exactement les uns comme les autres. Nous ne sommes même plus libres de dire que nous ne sommes pas libres: ce serait un sacrilège! Il faut, le bât sur le dos, braire: «Vive la liberté!»--La fille de Chéops, sur l’ordre de son père, s’était faite putain, afin de contribuer, avec l’argent de son ventre, à élever la Pyramide. Pour élever la pyramide de nos massives Républiques, les millions de citoyens putanisent leur conscience, se prostituent âme et corps au mensonge, à la haine... Oh! nous sommes passés maîtres dans le grand art de mentir!... Certes, on le sut toujours. Mais la différence avec ceux du passé est qu’ils se savaient menteurs et n’étaient pas loin d’en convenir naïvement, comme d’un besoin naturel, qu’en bonnes gens du Midi, on satisfait devant les passants:--«Je mentirai,» dit Darius, ingénument, «car quand il est utile de mentir, il ne faut point s’en faire scrupule. Ceux qui mentent désirent la même chose que ceux qui disent la vérité: on ment, dans l’espoir d’en retirer quelque profit; on dit la vérité, en vue de quelque avantage et pour s’attirer confiance. Ainsi, quoique nous ne suivions pas la même route, nous n’en tendons pas moins au même but: car s’il n’y avait rien à gagner, il serait indifférent à celui qui dit la vérité de dire plutôt un mensonge, et à celui qui ment de dire la vérité.»--Mais nous, mes contemporains, nous sommes bien plus pudiques; nous ne nous regardons pas mentir, au coin d’une borne: nous mentons à huit clos; nous mentons à nous-mêmes. Et nous ne l’avouons jamais, même à notre bonnet. Non, nous ne mentons pas. Nous «idéalisons»...--Allons, qu’on voie vos yeux, et que vos yeux voient, hommes libres! «Libres! De quoi êtes-vous libres? Et qui de vous est libre, dans vos nations d’aujourd’hui?--D’agir? Non, puisque l’État dispose de votre vie, fait de vous des assassins ou des assassinés.--De parler et d’écrire? Non, puisqu’on vous emprisonne, quand vous dites votre pensée.--De penser pour vous seul? Non, si vous ne le cachez bien; et le fond d’une cave n’est pas encore assez sûr. Taisez-vous, méfiez-vous! vous êtes bien gardés... Garde-chiourme pour l’action: sous-offs et galonnés. Garde-chiourme pour l’esprit: Églises et Universités, qui prescrivent ce qu’il faut croire et ce qu’il faut nier... De quoi vous plaignez-vous? (Mais vous ne vous plaignez pas!) Point de fatigue de pensée! Répétez le catéchisme! «Vous dites que ce catéchisme a été librement consenti par le peuple souverain?--Belle souveraineté! Nigauds, qui se gonflent les joues du mot de Démocratie!... La Démocratie, c’est l’art de se substituer au peuple et de lui tondre la laine, en son nom solennel, pour le profit de quelques bons apôtres. En temps de paix, le peuple ne sait rien de ce qui se passe que ce que lui en disent, dans leur presse à l’attache et gavée, ceux qui ont intérêt à le berner. La vérité est mise sous clef. En temps de guerre, c’est mieux. C’est le peuple qui est mis sous clef. En admettant qu’il ait jamais su ce qu’il veut, il ne lui est plus possible d’en dire le moindre mot. Obéir. _Perinde ac cadaver_... Dix millions de cadavres... Les vivants ne valent guère mieux, soumis pendant quatre ans au régime déprimant de bourdes patriotiques, de parades de foire, de tam-tam, de menaces, de forfanteries, de haines, de délations, de procès de trahison, d’exécutions sommaires. Les démagogues ont convoqué jusqu’à l’arrière-ban des forces d’obscurantisme, pour éteindre les dernières lueurs de bon sens qui s’obstineraient dans leur peuple, et pour achever de le crétiniser. «L’asservir ne suffit pas. Il faut le rendre si stupide qu’il veuille être asservi. Les formidables autocraties d’Égypte, de Perse, d’Assyrie, qui se jouaient de la vie des millions d’hommes, puisaient le mystère de leur pouvoir dans le rayonnement surnaturel de leur pseudo-divinité. Toute monarchie absolue a dû être, jusqu’à l’extrême limite des siècles de crédulité, une théocratie.--Dans nos démocraties, il est tout de même impossible de croire à la divinité d’un pitre, comme nos ministres véreux et méprisés: on les a vus de trop près, on connaît leurs couyonneries... Alors, ils ont inventé de mettre Dieu derrière la toile de leur baraque. Dieu, c’est la République, la Patrie, la Justice, la Civilisation. Elles sont peintes à l’entrée. Chaque baraque de foire étale, en affiches multicolores, sa belle Géante. Et ils sont des millions qui se ruent pour la voir. Mais on ne dit pas ce qu’en pensent ceux qui sortent. Ils seraient bien embarrassés pour en penser quelque chose! Les uns ne sortent plus, et les autres n’ont rien vu. Mais ceux qui sont restés devant l’estrade, à bayer, ceux-là voient. Dieu est là. Il est là, en peinture.--Les dieux, c’est le désir que chacun a d’y croire. «Mais pourquoi la flambée furieuse de ce désir?--Parce qu’on ne veut pas voir la réalité.--Et donc, _parce qu’on la voit_.--C’est là tout le tragique de l’humanité qu’_elle ne veut pas voir et savoir_. Il lui faut, désespérément, diviniser sa fange.--Nous, osons la regarder! «L’instinct de meurtre est inscrit au cœur de la nature. Instinct vraiment diabolique, puisqu’il semble avoir créé les êtres, non seulement pour manger, mais pour être mangés. Une espèce de cormorans mange les poissons de mer. Les pêcheurs exterminent les oiseaux. Les poissons disparaissent, car ils se nourrissaient des excréments des oiseaux qui se nourrissaient d’eux. Ainsi, la chaîne des êtres est un serpent enroulé, qui se mange... Si du moins la conscience n’avait pas été créée, pour assister à son propre supplice! Échapper à cet enfer... Deux seules voies: celle du Bouddhâ, qui efface en lui l’Illusion douloureuse de la vie,--et la voie des Illusions religieuses, qui jettent le voile d’un mensonge éclatant sur le crime et la douleur: le peuple qui dévore les autres est le Peuple Élu; il travaille pour Dieu; le poids des iniquités, qui enfonce un des plateaux de la vie, trouve son contrepoids dans l’au-delà des rêves, où sont pansées les blessures et les peines. Les formes de cet au-delà varient, de peuple à peuple et d’époque à époque. Et leurs variations sont appelées Progrès. Mais c’est toujours le même besoin d’illusion. Il faut bourrer la gueule à cette terrible Conscience, qui voit, qui voit, et qui demande compte de l’injuste loi! Si on ne lui trouve un aliment à broyer, une foi, elle hurle de faim et d’effroi.--Croire!... Croire, ou mourir!--Et c’est pourquoi ils se sont mis en troupeau. Pour s’affermir. Pour faire de leurs doutes individuels une commune certitude. «Que venons-nous donc faire avec la vérité? La vérité, elle est pour eux l’ennemi.--Mais ils ne se l’avouent pas. D’une entente tacite, ils appellent vérité l’amalgame écœurant de peu de vérité et de beaucoup de mensonge. Le peu de vérité sert à maquiller le mensonge. Mensonge et servitude: servitude éternelle... Ce ne sont pas les monuments de la foi et de l’amour qui sont les plus durables. Ceux de la servitude le sont bien davantage. Reims et le Parthénon tombent en ruines. Mais les Pyramides d’Égypte défient les siècles. Autour d’elles, le Désert, ses mirages et ses sables mouvants... Quand je pense aux milliers d’indépendants, que l’esprit de servitude a engloutis, au cours des siècles,--hérétiques et révolutionnaires, insoumis, réfractaires laïques et religieux,--je ne m’étonne plus de la médiocrité qui s’étend sur le monde, comme une eau plate et grasse... «Nous, qui surnageons encore sur la morne étendue, que ferons-nous en face de l’implacable univers, où le plus fort écrase éternellement le plus faible et trouve éternellement un plus fort pour l’écraser à son tour? Nous résoudre au sacrifice volontaire, par pitié douloureuse et lassée? Ou bien participer à l’égorgement du faible, sans même l’ombre d’une illusion sur l’aveugle cruauté cosmique? Ou, que nous reste-t-il? Tenter de nous évader de la mêlée sans espérance, par l’égoïsme, ou la sagesse, qui est un autre égoïsme?...» Car, dans la crise de pessimisme aigu qui rongeait Clerambault, en ces mois d’isolement inhumain, il n’envisageait même plus la possibilité du progrès,--ce Progrès, en qui il avait cru jadis, comme d’autres croient au bon Dieu. Maintenant, il voyait l’espèce humaine vouée au destin meurtrier. Après avoir ravagé la planète, exterminé les autres espèces, elle s’anéantissait de ses mains. C’était la loi de Justice. L’homme n’est devenu souverain de la terre que par usurpation, par la ruse et la force (mais surtout par la ruse). De plus nobles que lui ont peut-être--certainement--disparu sous ses coups. Il a détruit les uns, dégradé, abruti les autres. Il a feint, depuis des millénaires qu’il partage la vie avec les autres êtres, de ne pas les comprendre, (il ment!) de ne pas voir en eux des frères, comme lui, souffrant, aimant, rêvant. Pour mieux les exploiter, pour les torturer sans remords, il s’est fait dire par ses hommes de pensée que ces êtres ne pensaient point, que lui seul avait ce privilège. Et il n’est pas éloigné de le dire aujourd’hui des autres peuples humains, qu’il dépèce et détruit... Bourreau! Bourreau! Tu n’as pas eu de pitié. De quel droit la réclames-tu aujourd’hui?... * * * * * Des vieilles amitiés qui naguère entouraient Clerambault, une seule lui était restée, celle de Mᵐᵉ Mairet, dont le mari venait d’être tué en Argonne. François Mairet, qui n’avait pas encore atteint la quarantaine, quand il tomba obscurément dans la tranchée, était un des premiers biologistes français. Savant modeste, grand travailleur, chez qui couvait un patient génie, et que la célébrité fût venue trouver plus tard. Il n’était pas pressé de recevoir la visite de cette belle prostituée: on partage ses faveurs avec trop d’intrigants. Il lui suffisait des joies silencieuses que donne à ses élus l’intimité de la science, et d’un seul cœur sur terre avec qui les goûter. Sa femme était de moitié dans toutes ses pensées. Un peu plus jeune que lui, de famille universitaire, elle était de ces âmes sérieuses, aimantes, faibles et fières, qui ont besoin de se donner, mais qui ne se donnent qu’une fois. Elle vivait de la vie spirituelle de Mairet. Peut-être aurait-elle pu aussi bien partager celle d’un autre homme, si les circonstances l’avaient unie à lui. Mais, ayant épousé Mairet, elle l’avait épousé tout entier. Comme beaucoup de femmes et des meilleures, son intelligence était apte à comprendre celui que son cœur avait choisi. Elle s’était faite son élève, pour devenir son associée. Elle participait à ses travaux, à ses recherches de laboratoire. Ils n’avaient point d’enfants et communiaient dans la pensée. L’un et l’autre, libres d’esprit, avec un haut idéal affranchi de toute religion, comme de toute superstition nationale. En 1914, Mairet, mobilisé, alla simplement accomplir son devoir, sans aucune illusion dans la cause, que les hasards des temps et des patries lui imposaient de servir. Il envoyait du front des lettres stoïques et lucides. Jamais il n’avait cessé de voir l’ignominie de la guerre; mais il se croyait obligé au sacrifice, pour obéir au destin qui l’avait incorporé aux erreurs, aux souffrances et aux luttes confuses d’une pauvre espèce animale, évoluant lentement vers une fin ignorée. Il connaissait Clerambault. Des relations de province entre les deux familles, avant que l’une et l’autre se fussent transplantées à Paris, avaient été la base de rapports amicaux, plus solides qu’intimes--car Mairet ne livrait qu’à sa femme son cœur--et faits surtout d’estime indestructible. Depuis le commencement de la guerre, chacun étant pris par ses soucis, ils n’avaient pas correspondu. Ceux qui se battaient ne dispersaient pas leurs lettres entre beaucoup d’amis; ils les concentraient sur un seul être aimé, à qui ils disaient tout. Mairet, plus que jamais, avait fait de sa compagne l’unique dépositaire de ses confidences. Ses lettres étaient un journal, où il pensait tout haut. Dans l’une des dernières, il parlait de Clerambault. Il avait eu connaissance de ses premiers articles, par les journaux nationalistes seuls tolérés au front, qui en citaient des extraits, afin de les insulter. Il disait à sa femme quel soulagement lui avait fait cette parole d’honnête homme, outragé; et il la priait de faire savoir à Clerambault que sa vieille amitié pour lui en était devenue plus étroite et plus chaude. Peu après, il mourait, avant d’avoir reçu les articles suivants qu’il demandait à Mᵐᵉ Mairet de lui envoyer. Lorsqu’il eut disparu, celle qui vivait uniquement pour lui chercha à se rapprocher des êtres qui lui avaient été proches, aux dernières heures de sa vie. Elle écrivit à Clerambault. Lui, qui se dévorait dans sa retraite de province, sans avoir l’énergie de s’y arracher, reçut comme une délivrance l’appel de Mᵐᵉ Mairet. Il revint à Paris. Ils trouvèrent tous deux une amère douceur à évoquer ensemble la figure de l’absent. Ils prirent l’habitude de se réserver une soirée par semaine pour s’enfermer avec lui. Clerambault était le seul des amis de Mairet, qui pût comprendre la tragédie cachée d’un sacrifice, que ne dorait aucune illusion patriotique. D’abord, Mᵐᵉ Mairet goûta un soulagement à lui livrer tout ce qu’elle avait reçu. Elle lui lisait les lettres, les confidences désabusées; ils les méditaient avec émotion, et elles les amenaient à remettre en question les problèmes qui avaient causé la mort de Mairet et celle de millions d’autres. Dans cet âpre examen, rien n’arrêtait Clerambault. Et elle n’était pas femme à reculer, dans la recherche de la vérité.--Et pourtant... Clerambault s’aperçut bientôt d’un malaise, que ses paroles causaient en elle, tandis qu’il disait tout haut ce qu’elle savait bien, ce que constataient clairement les lettres de Mairet: la criminelle inutilité de ces morts et l’infécondité de cet héroïsme. Elle essaya de reprendre ce qu’elle avait confié; elle en discutait le sens, avec une passion qui ne semblait pas toujours de très bonne foi; elle retrouva dans son souvenir des paroles de Mairet, qui le montraient plus près de l’opinion commune et paraissant l’approuver. Un jour, Clerambault, l’écoutant relire une lettre, que déjà elle lui avait lue, remarqua qu’elle en passait une phrase, où s’exprimait le pessimisme héroïque de Mairet. Et comme il insistait, elle parut froissée; ses manières se firent plus distantes; sa gêne, progressivement, se mua en froideur, puis en irritation, puis même en une sorte d’animosité sourde. Elle finit par l’éviter; et, sans rupture avouée, il sentit qu’elle lui en voulait et qu’elle ne le verrait plus. C’est qu’à mesure que se poursuivait l’impitoyable analyse de Clerambault, qui ruinait les fondements des croyances actuelles, il se faisait chez Mᵐᵉ Mairet un travail inverse de reconstruction et d’idéalisation. Son deuil avait besoin de se convaincre qu’il avait, malgré tout, une cause sainte. Le mort n’était plus là, pour l’aider à porter la vérité. La vérité la plus redoutable,--à deux,--est encore une joie. Mais, à qui reste seul, elle est mortelle. Clerambault le comprit. Sa sensibilité frémissante perçut qu’il faisait souffrir; et la peine de cette femme lui devint sienne. Et il ne fut pas loin d’approuver sa révolte contre lui. Il vit l’immense douleur cachée et l’inefficacité de la vérité qu’il apportait pour y remédier. Bien plus! Le mal qu’elle ajoute au mal qui existe déjà... Insoluble problème! Ces infortunés ne peuvent se passer des illusions meurtrières, dont ils sont les victimes! On ne peut plus les y arracher, sans que leurs souffrances deviennent intolérables. Ces familles qui ont perdu des fils, des maris, des pères, ont besoin de croire que c’est pour une œuvre juste et vraie. Ces hommes d’État, qui mentent, sont forcés de continuer à mentir, aux autres et à soi. S’ils cessaient un instant, la vie ne leur serait plus supportable, ni à ceux dont ils ont la charge. Malheureux homme, la proie de ses idées, et qui leur a tout donné, il faut qu’il leur donne chaque jour davantage, ou qu’il trouve sous ses pas le vide, et qu’il tombe... Quoi! après quatre ans de peines et de ruines sans nom, il nous faudrait admettre que ç’a été pour rien,--que non seulement la victoire sera ruineuse, mais qu’elle ne pouvait être autrement, que la guerre était absurde, que nous nous sommes trompés!... Jamais! Mieux vaut mourir jusqu’au dernier. Un homme seul, qu’on force à reconnaître que sa vie a été perdue, sombre dans le désespoir. Que serait-ce d’une nation, de dix nations, de l’entière civilisation!... Clerambault entendait le cri de la foule humaine: --Vivre! coûte que coûte! Nous sauver, à tout prix! --Mais justement, vous ne vous sauvez pas! Votre route vous mène à des catastrophes nouvelles, à une somme infinie de souffrances. --Si affreuses qu’elles soient, elles le sont encore moins que ce que tu nous offres. Mourir avec l’illusion, plutôt que vivre sans illusion! Vivre sans illusion... non! c’est la mort vivante. _Celui qui a déchiffré le secret de la vie et qui en a lu le mot_, dit la voix harmonieuse d’Amiel, le désenchanté, _échappe à la grande Roue de l’existence, il est sorti du monde des vivants... L’illusion évanouie, le néant reprend son règne éternel, la bulle d’air colorée a crevé dans l’espace infini, et la misère de la pensée s’est dissoute dans l’immuable repos du Rien illimité._ Mais ce repos du Rien est la pire torture pour l’homme de race blanche. Plutôt tous les tourments, tous les tourments de la vie! Ne me les arrache pas! Meurtrier, qui m’enlève le mensonge déchirant, dont je vis!... * * * * * Clerambault, amèrement, s’appliquait le titre que lui avait donné, par dérision, un journal nationaliste: _L’un contre tous._--Oui, l’ennemi commun, le destructeur des illusions qui font vivre... Et il n’en voulait pas. Il souffrait trop de la pensée de faire souffrir.--Comment donc sortir de la tragique impasse? De quelque côté qu’il se tournât, toujours le dilemme insoluble: ou l’illusion mortelle, ou la mort sans illusion. --Je ne veux ni l’une ni l’autre. --Que tu le veuilles ou non, plie! La route est fermée. --Je passerai quand même. QUATRIÈME PARTIE * * * * * Clerambault traversa une nouvelle zone de dangers. Son voyage dans la solitude était pareil à une ascension de montagne, où l’on se trouve subitement enveloppé de brouillards, agrippé au rocher, sans pouvoir avancer. Il ne voyait plus devant lui. De quelque côté qu’il se tournât, il entendait bruire, au fond, le torrent de la souffrance. Et cependant, il ne pouvait rester immobile. Il surplombait l’abîme, et l’appui menaçait de céder. * * * * * Il était à un de ces tournants crépusculaires. Par surcroît, en ce jour, les nouvelles du dehors, que la presse aboyait, étreignaient l’âme de leur insanité: hécatombes inutiles, que trouvait naturelles l’égoïsme suggestionné des lecteurs de l’arrière, cruautés de toutes parts, représailles criminelles des crimes,--que les ci-devant braves gens réclamaient et acclamaient. Jamais l’horizon qui enferme les pauvres bêtes humaines dans leur terrier n’avait paru plus sombre et plus dénué de pitié. Clerambault se demandait si la loi d’amour qu’il sentait en lui n’était point faite pour d’autres mondes et d’autres humanités. Dans son courrier, il venait de trouver des lettres nouvelles de menaces; et sachant que, dans la tragique absurdité des temps, sa vie était à la merci du premier fou venu, il souhaitait secrètement que cette rencontre ne se fît pas trop attendre. Cependant, de bonne race et bien enracinée, il continuait sa route, ainsi qu’à l’ordinaire, accomplissait méthodiquement ses actes quotidiens et s’y tenait fermement, afin d’aller jusqu’au bout, quel qu’il fût, du chemin qu’il s’était fixé,--tête haute, sans plier. Il se souvint, ce jour-là, qu’il devait aller voir sa nièce Aline, qui venait d’accoucher. Elle était fille d’une sœur qui était morte et qu’il aimait. De peu l’aînée de Maxime, elle avait été sa compagne d’enfance. Jeune fille, elle avait un caractère compliqué: inquiet, insatisfait, rapportant tout à soi, voulant se faire aimer, voulant tyranniser, trop curieuse, attirée par les expériences dangereuses, un peu sèche, passionnée, rancunière, rageuse, et pouvant subitement se faire tendre, et séduire. Entre Maxime et elle, le jeu avait été loin; il avait fallu y veiller. Maxime se laissait prendre, malgré son ironie, aux dures petites prunelles qui le transperçaient de leurs décharges électriques; et Aline était irritée, attirée par l’ironie de Maxime. Ils s’étaient bien aimés et bien fait enrager.--Et puis, ils avaient passé à d’autres exercices. Elle avait jeté le trouble dans deux ou trois autres cœurs; et elle s’était mariée, fort raisonnablement, quand elle avait jugé l’heure et l’occasion venues,--(il y a temps pour tout)--avec un honorable commerçant qui faisait de bonnes affaires, à la tête d’un magasin de meubles d’art et de piété, rue Bonaparte. Elle se trouvait enceinte, quand son mari fut envoyé au front. On n’en pouvait douter, elle fut ardente patriote: qui s’aime bien, aime les siens; et ce n’est pas chez elle que Clerambault eût cherché quelque compréhension pour ses idées de pitié fraternelle. Elle en avait peu pour les amis. Elle n’en avait aucune pour les ennemis. Elle les eût bien pilés dans un mortier, avec la même joie froide qu’elle mettait jadis à torturer des cœurs ou des insectes, pour se venger des ennuis que d’autres lui avaient causés. Mais à mesure que mûrissait le fruit qu’elle portait, voici que son attention se concentrait sur lui; les forces de son cœur refluaient à l’intérieur. La guerre s’éloignait; elle n’entendait plus le canon de Noyon. Lorsqu’elle en parlait,--un peu moins, chaque jour,--il semblait qu’il s’agît d’expéditions coloniales. Des dangers de son mari, sans doute, elle se souvenait; certes, elle le plaignait:--«Pauvre garçon!»--avec un petit sourire apitoyé qui avait l’air de dire: «Il n’a vraiment pas de chance! Il n’est pas très adroit!...» Mais elle ne s’attardait pas sur ce sujet, et il ne laissait pas de traces, grâce à Dieu! La conscience était en repos, elle avait payé son écot. Et vite, elle retournait à la seule tâche sérieuse. On eût dit que la grande affaire pour l’univers, c’était l’œuf qu’elle allait pondre. Clerambault, absorbé par ses luttes, n’avait pas vu Aline depuis des mois; il n’avait donc pu suivre ce changement d’esprit. Si Rosine en avait dit quelques mots devant lui, son attention était ailleurs. Mais il venait d’apprendre, coup sur coup, en vingt-quatre heures, la naissance du petit, et la nouvelle que le mari d’Aline était, comme Maxime, «disparu». Il avait aussitôt imaginé la peine de la jeune mère. Il la voyait comme il l’avait toujours connue,--entre une joie et une douleur, plus capable de sentir celle-ci que celle-là, s’y livrant tout entière et, jusque dans la joie, s’acharnant à trouver des raisons de douleur, violente, amère, agitée, agressive contre le sort, et en voulant à tous. Il n’était même pas sûr qu’elle ne lui en voulût pas, à lui, personnellement, pour ses idées de réconciliation, quand elle ne devait plus respirer que vengeance. Il savait que son attitude était un scandale pour la famille, et que nul n’était moins disposé à le tolérer qu’Aline. Mais, bien ou mal accueilli, il tenait à lui apporter l’aide de son affection. Et, baissant le dos sous l’averse qui allait choir, il monta l’escalier et sonna à la porte de sa nièce. Il la trouva sur son lit, étendue, le visage reposé, rajeunie, embellie, attendrie, rayonnante de bonheur, auprès de son petit enfant, qu’elle avait fait déposer à côté d’elle: elle avait l’air d’une radieuse grande sœur du bébé chiffonné; elle le contemplait avec des rires d’adoration amusée, tandis que, sur le dos, il remuait en l’air ses pattes de hanneton, bouche ouverte, englouti dans la torpeur de l’avant-vie, rêvant encore de la nuit dorée et de la chaleur du ventre. Elle accueillit Clerambault par des accents de triomphe: --Ah! mon bon oncle! Que vous êtes gentil! Venez vite, venez voir ce trésor de mamour! Elle exultait de faire montre de son chef-d’œuvre, et elle en était reconnaissante aux spectateurs. Jamais Clerambault ne l’avait trouvée aussi tendre et jolie. Il se pencha sur l’enfant, mais il ne le regardait guère, tout en lui faisant les grimaces de politesse et les exclamations admiratives que la mère attendait et happait au vol, comme une hirondelle. C’était elle qu’il voyait, c’était ce visage heureux, ces bons yeux qui riaient, ce bon rire enfantin!... Que c’est beau, le bonheur, et que c’est bienfaisant!... Tout ce qu’il avait à lui dire avait disparu de sa mémoire,--inutile, déplacé. Il n’avait qu’à regarder la merveille et partager complaisamment l’extase de la petite poule pondeuse. Quel délicieux vaniteux innocent petit chant! Par instants, cependant, sur ses yeux repassait l’ombre de la guerre, des carnages ignobles et sans but, du fils mort, du mari disparu; et, penché sur l’enfant, avec un sourire triste, il ne pouvait s’empêcher de songer: --Hélas! Pourquoi faire des enfants, si c’est pour cette boucherie? Et que verra-t-il dans vingt ans, le pauvre petit? Mais elle ne s’en préoccupait guère! L’ombre venait mourir au bord de son soleil. De ces soucis proches ou lointains,--tous lointains,--elle ne percevait rien, elle rayonnait... --«J’ai fait un homme!...» Cet homme, en qui s’incarnent, pour chaque mère, à son tour, tous les espoirs de l’humanité... Tristesses et folies de l’heure actuelle, où êtes-vous?... Qu’importe! C’est _lui_ peut-être, c’est _lui_, qui y mettra fin... Il est, pour chaque mère, le miracle, le Messie!... A la fin de la visite, Clerambault hasarda un mot de sympathie attristée, au sujet du mari. Elle fit un gros soupir: --Ce pauvre Armand! dit-elle. Il doit être prisonnier... Clerambault demanda: --Tu as appris quelque chose? --Oh! non... Mais c’est probable... Je suis presque tout à fait sûre... Autrement, on saurait... Elle écarta de la main, comme une mouche, la fin de la pensée désagréable... (Allez-vous-en!... Comment l’a-t-on laissée entrer?...) Déjà le petit rire revenait dans ses yeux... --Et, tu sais, ajouta-t-elle, c’est bien mieux pour lui... Il pourra se reposer... Je suis plus rassurée de le savoir là maintenant que dans sa tranchée... Et puis, sans transition, la conversation revint au merle blanc: --Oh! ce qu’il sera content, quand il verra mon petit amour du bon Dieu!... Seulement quand Clerambault se leva pour partir, elle daigna se souvenir qu’il y avait encore des chagrins sur terre; elle se rappela la mort de Maxime, et dit gentiment son petit mot de sympathie... qu’on sentait si indifférent, si indifférent, au fond!... mais plein de bonne volonté. Et la bonne volonté était, chez elle, chose neuve...--Plus surprenant encore! Dans la tendresse du bonheur qui la baignait, elle entrevit, l’espace d’une seconde, le visage et le cœur fatigués du vieil homme; il lui revint à l’esprit, vaguement, qu’il avait fait des sottises, qu’il avait des ennuis; et, au lieu de le gronder, ainsi qu’elle aurait dû, elle lui accorda tacitement son pardon, d’un sourire magnanime; comme une petite princesse, elle dit, d’un ton affectueux, où perçait une nuance protectrice: --Il ne faut pas t’inquiéter, mon bon oncle, tout s’arrange... Embrasse-moi!... Et Clerambault s’en retourna, amusé de la consolatrice qu’il était venu consoler. Il sentait le peu de chose que sont nos souffrances, pour le sourire indifférent de la Nature. L’important est, pour elle, de fleurir au printemps. Feuilles mortes, tombez! L’arbre n’en poussera que mieux, le printemps fleurira pour d’autres... Cher printemps! * * * * * Mais que tu es cruel envers ceux pour qui tu ne fleuriras plus, printemps! Ceux qui ont perdu leurs aimés, leurs espoirs, leur force et leur jeunesse, toutes leurs raisons de vivre!... Le monde était plein d’âmes et de corps mutilés, que rongeait l’amertume, les uns des bonheurs perdus, les autres, plus lamentables encore, des bonheurs qu’ils n’avaient pas eus, dont on les avait frustrés, en plein épanouissement de l’amour et de leurs vingt ans! * * * * * Un soir de fin janvier, mouillé de brume et transi, Clerambault rentrait d’un stationnement à un chantier de bois. Après avoir fait queue, des heures, dans la rue, la foule, parmi laquelle il attendait son tour, avait été prévenue qu’on ne ferait plus de distribution aujourd’hui. A la porte de sa maison, il entendit son nom. Un jeune homme le demandait au concierge, en présentant une lettre. Clerambault s’avança. Le jeune homme parut gêné de la rencontre. Sa manche droite était épinglée à l’épaule; l’œil droit, caché sous un bandeau; il était blême, on voyait qu’il sortait de longs mois de maladie. Clerambault l’accosta amicalement et voulut prendre la lettre, que le jeune homme retira avec brusquerie, disant que ce n’était plus la peine. Clerambault l’invita à venir causer chez lui. L’autre hésitait; et si Clerambault eût été plus fin, il eût remarqué que son visiteur cherchait à s’esquiver. Mais, un peu long à lire dans les pensées, il dit bonnement: --C’est vrai que mon étage est un peu haut... Piqué dans son amour-propre, l’autre répliqua aussitôt: --Je suis encore capable de monter. Et il s’engagea dans l’escalier. Clerambault comprit qu’en plus des autres blessures, il en avait une au cœur qui était à vif. Ils s’assirent dans le cabinet de travail sans feu. Comme la chambre, l’entretien fut lent à se dégeler. Clerambault n’obtenait de son interlocuteur que des réponses raides, brusques, pas très claires, et faites sur un ton qui semblait irrité. Il sut que l’autre s’appelait Julien Moreau, qu’il était étudiant à la Faculté des Lettres, et qu’il venait de passer trois mois au Val-de-Grâce. Il vivait seul, à Paris, dans une chambre du Quartier Latin, bien qu’il eût à Orléans sa mère, veuve, et quelque famille. Il ne dit pas d’abord pourquoi il ne les rejoignait pas. Brusquement, après un silence, il se décida à parler. D’une voix étranglée, qui se faisait rude pour sortir, puis peu à peu s’adoucit, il dit à Clerambault le bien que lui avait fait la lecture de ses articles, apportés dans les tranchées par un permissionnaire et circulant de main en main. Ils répondaient au cri de l’âme étouffée: «Ne pas mentir!» Les journaux, les écrits, qui avaient l’impudence de présenter aux armées le tableau imposteur des armées, des lettres truquées du front, un héroïsme cabotin, des plaisanteries déplacées, la forfanterie abjecte de pitres à l’abri, qui font de la rhétorique avec la mort des autres,--les jetaient dans la fureur. Les sales baisers empoissés, dont les mouillaient ces prostitués de la presse, leur étaient un outrage: c’était comme si on tournait en dérision leurs souffrances. Enfin, dans Clerambault, ils trouvaient un écho... Non pas qu’il les comprît! Nul ne pouvait les comprendre, qui n’eût partagé leur sort. Mais il avait pitié d’eux. Il parlait simplement, avec humanité, des malheureux de tous les camps. Il osait dire les injustices, communes à toutes les nations, qui avaient amené ces souffrances communes. Il ne supprimait pas leur peine; mais il l’élevait dans une sphère d’intelligence respirable. --... Si vous saviez comme on a besoin d’une parole de vraie sympathie! On a beau être durs, après tout ce qu’on a vu, souffert et fait souffrir,--on a beau être vieux, (il y a parmi nous des grisons aux épaules voûtées),--nous sommes, à des moments, tous des enfants perdus qui cherchent leur mère, pour se faire consoler. Et ces mères, souvent... ah! ces mères! elles sont si loin de nous, elles aussi!... On reçoit de la famille des lettres qui consternent... On est livré par les êtres de son sang... Clerambault se cacha la figure dans ses mains et se mit à gémir. --Qu’avez-vous? dit Moreau. Vous êtes souffrant? --Vous venez de me rappeler le mal que j’ai fait. --Vous? Mais non, ce sont les autres. --Moi, comme les autres. Pardonnez-nous à tous. --Vous êtes le dernier qui devriez le dire. --Je dois être le premier, car je suis un des rares qui se rendent compte de leur crime. Et il commença un réquisitoire contre sa génération,--qu’il interrompit, d’un geste découragé. --Tout cela ne répare rien. Dites-moi ce que vous avez souffert. Il y avait dans sa voix tant d’humilité que Moreau se sentit inondé d’affection pour le vieil homme qui s’accusait. Sa défiance s’était fondue. Il ouvrit la porte secrète de sa pensée amère et meurtrie. Il avoua que, plusieurs fois déjà, il était venu jusqu’à l’entrée de la maison, sans se décider à remettre sa lettre,--(que, du reste, il se refusait à montrer).--Depuis sa sortie de l’hôpital, il n’avait pu causer avec personne. Les gens de l’arrière le révoltaient par l’étalage de leurs petites préoccupations, de leurs affaires, de leurs plaisirs, des restrictions à leurs plaisirs, de leur égoïsme, de leur ignorance et de leur incompréhension. Il était un étranger parmi eux, plus que chez les sauvages d’Afrique. D’ailleurs,--(il s’interrompit, reprit, par demi-mots gênés et irrités, qui lui restaient accrochés au gosier)--ce n’était pas seulement parmi eux, c’était parmi _tous_ les hommes, qu’il était un étranger; retranché de la vie normale, des joies et des labeurs de tous, par ses infirmités qui faisaient de lui une épave: il était borgne et manchot; il en avait une honte absurde, qui le brûlait. Les regards de commisération hâtive, qu’il avait cru surprendre dans la rue, le faisaient rougir, comme une aumône qu’on jette de côté, en détournant la tête du spectacle déplaisant. Car, dans son amour-propre, il s’exagérait sa laideur. Il avait le dégoût de la difformité. Il pensait aux joies perdues, à sa jeunesse saccagée; il était jaloux des couples qu’il voyait passer et il s’enfermait pour pleurer. Ce n’était pas tout encore; et lorsqu’il se fut déchargé du gros de son amertume dans la compassion de Clerambault, qui l’encourageait à parler, il atteignit au fond du mal, que lui et ses compagnons portaient avec terreur, comme un cancer qu’on n’ose pas regarder. Au travers de ses paroles obscures, violentes, tourmentées, Clerambault aperçut ce qui dévastait l’âme de ces jeunes gens: ce n’était pas uniquement leur jeunesse ruinée, leur vie sacrifiée (encore que ce fût une douleur terrible... Oh! comme il est facile aux cœurs secs, aux vieux égoïstes, aux intellectuels décharnés, de blâmer rigidement cet amour de la jeune vie et le désespoir de la perdre!...). Mais le plus affreux était de ne pas savoir pourquoi on sacrifiait cette vie, et le soupçon empoisonné qu’elle était gâchée pour rien. Car ce n’était pas l’appât grossier d’une vaine suprématie de race, ou d’un lopin de terre disputé entre États, qui pouvait apaiser la douleur des victimes. Ils savaient maintenant de quelle longueur de terre l’homme a besoin pour mourir, et que le sang de toutes les races est le même fleuve de vie qui s’y perd. Et Clerambault, à qui la conscience de son devoir de grand aîné auprès de ces jeunes gens prêtait le calme, que seul il n’aurait pas eu, chargea leur messager de paroles d’espoir et de consolation. --Non, vos souffrances ne sont pas perdues. Elles sont le fruit d’une erreur cruelle. Mais les erreurs mêmes ne sont point perdues. Le fléau d’aujourd’hui est l’explosion d’un mal qui ronge l’Europe depuis des siècles. Orgueil et cupidité, Étatisme sans conscience, peste capitaliste, machine monstrueuse de la «Civilisation», faite d’intolérance, d’hypocrisie et de violence. Tout craque, tout est à refaire, et la tâche est immense. Ne parlez point de découragement! Vous avez la plus grande œuvre qui soit offerte à une génération. Il s’agit de voir clair, par delà le feu des tranchées et les gaz asphyxiants dont vous aveuglent, autant que l’ennemi, les excitateurs de l’arrière. De voir le vrai combat. Il n’est pas contre un peuple. Il est contre une société malsaine, fondée sur l’exploitation et la rivalité des peuples, sur l’asservissement de la conscience libre à la machine-État. Les peuples résignés ou sceptiques ne l’eussent pas reconnu, avec cette tragique évidence, sans les souffrances de cette guerre qui les labourent. Je ne bénis pas la souffrance. Laissons cette aberration aux dévots des vieilles religions! Nous n’aimons pas la douleur, et nous voulons la joie. Mais quand la douleur vient, au moins qu’elle nous serve! Ce que vous souffrez, que d’autres ne le souffrent plus! Allons, ne pliez point! On vous enseigne qu’une fois donné, dans la bataille, l’ordre d’attaque, il est encore plus dangereux de reculer que d’avancer. Ne vous retournez donc plus, laissez derrière vous vos ruines, et marchez vers le monde nouveau! A mesure qu’il parlait, il voyait les yeux de son jeune auditeur, qui semblaient dire: --Encore! Encore plus! Plus que des espérances! Donne-moi des certitudes, donne-moi la victoire prochaine! Il y a chez tous les hommes un tel besoin de leurre! Même chez les meilleurs. En échange de leurs sacrifices à l’idéal entrevu, il faut qu’on leur promette la réalisation prochaine de cet idéal, ou au moins une compensation éternelle, comme font les religions. Jésus ne fut suivi que parce qu’on lui prêta l’assurance d’une victoire ici-bas, ou là-haut.--Mais qui veut être vrai ne peut pas promettre la victoire. Il ne peut pas ignorer les risques: peut-être ne sera-t-elle pas atteinte; en tout cas, pas d’ici à longtemps. Pour les disciples, une telle pensée est d’un pessimisme accablant. Le maître cependant, lui, n’est pas pessimiste. Il a le calme de l’homme qui, après une montée, embrasse d’en haut l’ensemble de la contrée. Eux ne voient que la pente aride à monter. Comment leur communiquer ce calme?... Mais s’ils ne peuvent pas voir par les yeux du maître, ils peuvent voir ses yeux, où se reflète la vision qui leur est refusée; ils y puisent l’assurance que lui qui sait la vérité (ils le croient!...) est délivré de leurs troubles. Cette sécurité de l’âme, cette harmonie intérieure, que les yeux de Julien Moreau cherchaient dans les yeux de Clerambault, Clerambault, tourmenté, ne la possédait point... Ne la possédait-il point?...--Or, regardant Julien, en souriant humblement, comme pour s’excuser, il vit... il vit que Julien l’avait trouvée en lui... Et voici que, de même qu’en montant au milieu du brouillard on est soudain dans la lumière, il vit que la lumière était en lui. Elle était venue à lui, parce qu’il lui fallait en éclairer un autre. * * * * * L’infirme était parti, rasséréné. Clerambault demeurait étourdi d’une légère ivresse. Il se taisait, goûtant le bonheur étrange qu’éprouve une âme, personnellement infortunée, à sentir qu’elle participe au bonheur d’autres âmes, présentes ou à venir. Le bonheur, l’instinct profond, la plénitude de l’être... Tous les êtres y aspirent, mais il n’est pas le même pour tous. Les uns veulent avoir; pour d’autres, voir c’est avoir; et pour d’autres, croire, c’est voir. Et tous ne forment qu’une chaîne, que cet instinct relie: depuis ceux qui ne cherchent que leur bien, celui de leur famille, celui de leur nation, jusqu’à l’être qui embrasse les millions d’êtres, tout le bonheur total. Et tel qui n’a point le bonheur, le porte pour les autres, ainsi que Clerambault, et ne s’en doute point: car les autres voient déjà la lumière sur son front, quand ses yeux sont encore dans l’ombre. Le regard du jeune ami venait de révéler au pauvre Clerambault sa richesse inconnue. Et la conscience du message divin dont il était chargé rétablissait son union perdue avec les hommes. Ils ne le combattaient que parce qu’il était leur pionnier téméraire, leur Christophe Colomb qui s’obstine, sur l’Océan désert, à leur ouvrir la voie du Nouveau Monde. Ils l’insultent, mais ils le suivent. Car toute pensée vraie, qu’elle soit ou non comprise, est le vaisseau lancé qui remorque à sa suite les âmes du passé. * * * * * A partir de ce jour, il détourna les yeux du fait irréparable de la guerre et des morts, pour se tourner vers les vivants et vers l’avenir qui est dans nos mains. Si fascinante que soit l’obsession de ceux que nous avons perdus, et quelque douloureux attrait qui nous invite à nous engloutir avec eux, il faut nous arracher aux souffles maléfiques qui montent, comme à Rome, de la Voie des Tombeaux. Marche! Ne t’arrête point! Tu n’as pas droit encore à leur repos. D’autres ont besoin de toi. Regarde-les là-bas, qui pareils aux débris de la Grande Armée, se traînent en cherchant dans la morne étendue le chemin effacé... Clerambault vit le noir pessimisme qui menaçait d’accabler ces jeunes gens, après la guerre, et il en fut transpercé. Le danger moral était grand. Les gouvernants ne s’en inquiétaient pas. Ils étaient comme ces mauvais cochers, qui enlèvent à coups de fouet leur cheval, pour lui faire avaler au galop une pente raide. Le cheval arrive au haut; mais la route continue, et le cheval s’abat: il est fourbu, pour la vie... De quel cœur ces jeunes gens s’étaient lancés à l’assaut, dans les premiers mois de la guerre! Et puis, l’ardeur était tombée; mais la bête restait attelée, soutenue par les brancards; on entretenait autour d’elle une exaltation factice, on arrosait d’espoirs magnifiques sa ration de chaque journée; et bien que l’alcool en fût, chaque jour, plus éventé, elle ne pouvait pas tomber. Elle ne se plaignait même pas: les forces lui manquaient pour penser; et pour qui se fût-elle plainte? Le mot d’ordre, autour de ces victimes, était de ne pas entendre: être sourds et mentir. Mais, un jour après l’autre, la marée des batailles rejetait, en se retirant, sur le sable, ses épaves,--mutilés et blessés; et par eux affleuraient à la lumière les frémissements des profondeurs de l’océan humain. Ces malheureux, arrachés brusquement au polype dont ils étaient un membre, s’agitaient dans le vide, incapables de rien étreindre, ni des passions d’hier, ni des rêves de demain. Et ils se demandaient, angoissés, les uns obscurément, un petit nombre avec une cruelle clarté, pourquoi ils avaient vécu,--pourquoi on vit... «_Poichè quel che è distrutto patisce, e quel che distrugge non gode, e a poco andare è distrutto medesimamente, dimmi quello che nessun filosofo sa dire: a cui piace o a chi giova cotesta vita infelicissima dell’universo, conservata in damno e con morte di tutte le creature che lo compongono?_...»[2] Il était urgent de répondre, de leur trouver des raisons de vivre. Un homme de l’âge de Clerambault n’en a pas besoin: il a vécu, il lui suffit de libérer sa conscience: c’est comme son testament public. Mais les jeunes gens, qui ont devant eux toute leur vie, il ne peut leur suffire de voir la vérité sur un champ de cadavres. Quel que soit le passé, l’avenir compte seul pour eux. Déblayez les ruines! De quoi souffrent-ils le plus? De leur souffrance même?--Non. De leur doute en la foi à qui cette souffrance fut offerte en sacrifice. (Regretterait-on de s’être sacrifié pour la femme qu’on aime, ou bien pour son enfant?) Ce doute les empoisonne; il leur enlève la force de poursuivre leur route, parce qu’ils craignent le désespoir, au bout. C’est pourquoi l’on vous dit: «Prenez garde d’ébranler l’idéal de patrie! Restaurez-le plutôt!»--Dérision! Comme si l’on pouvait jamais conserver par la volonté une foi qu’on a perdue! On se ment à soi-même. Et on le sait, au fond: cette conscience inavouée tue le courage et la joie. Soyez braves, et rejetez la foi, en qui vous ne croyez plus! Les arbres, pour reverdir, doivent se dépouiller de leur chevelure d’automne. De vos illusions passées, faites, comme les paysans, des feux de feuilles mortes: l’herbe, la foi nouvelle en poussera plus drue. Elle attend. La nature ne meurt point, elle change incessamment de formes. Comme elle, laissez tomber la robe du passé. Regardez bien! Faites le compte de ces dures années! Vous avez combattu, souffert pour la patrie. Et qu’avez-vous gagné? Vous avez découvert la fraternité des peuples qui se battent et qui souffrent. Est-ce trop payé? Non, si vous laissez parler votre cœur, si vous osez l’ouvrir à la foi nouvelle qui est venue à vous, quand vous ne l’attendiez pas. Ce qui trompe et ce qui désespère, c’est qu’on reste attaché au but qu’on avait, en commençant; et, lorsqu’on n’y croit plus, on pense que tout est perdu. Or, jamais une grande action ne produit l’effet qu’on s’en proposait. Et c’est tant mieux, car presque toujours l’effet produit dépasse l’effet prévu, et est tout autre que lui. La sagesse n’est pas de partir avec la sagesse toute faite, mais de la cueillir sincèrement, le long de sa route. Vous n’êtes plus les mêmes hommes aujourd’hui qu’en 1914. Osez vous l’avouer! Osez l’être! Ce sera le gain principal--le seul peut-être,--de cette guerre... Mais oserez-vous vraiment? Tant de raisons conspirent à vous intimider: la fatigue de ces années, les habitudes anciennes, la peur de l’effort à faire pour regarder en vous, éliminer ce qui est mort, affirmer ce qui est vivant, on ne sait quel respect superstitieux du vieux, une préférence lassée pour ce qu’on connaît déjà, même mauvais, même mortel, ce besoin paresseux de facile clarté qui fait que l’on revient à l’ornière tracée, plutôt que de chercher à s’ouvrir une voie nouvelle! L’idéal de la plupart des Français n’est-il pas de recevoir, dès l’enfance, leur plan de vie tout fait, et de n’en plus changer!... Ah! que du moins la guerre qui a tant détruit de vos foyers vous contraigne à sortir de vos décombres, à fonder d’autres foyers, à chercher d’autres vérités! * * * * * Ce n’était pas le désir de rompre avec le passé et d’entrer dans les terres inconnues qui manquait à beaucoup de ces jeunes gens. Ils eussent bien plutôt voulu brûler l’étape. Ils n’étaient pas encore sortis de l’Ancien Monde qu’ils prétendaient s’emparer du Nouveau. Sans retard. Point de milieu! Des solutions nettes. Ou la servitude consentie au passé, ou la Révolution. Ainsi l’entendait Moreau. De l’espoir de Clerambault en une rénovation sociale il fit une certitude; et dans ses exhortations à conquérir patiemment, jour par jour, la vérité, il entendit un appel à l’action violente qui l’impose sur-le-champ. Il conduisit Clerambault dans deux ou trois cercles de jeunes intellectuels, d’esprit révolutionnaire. Ils n’étaient pas nombreux; et ici et là, on retrouvait les mêmes. Le pouvoir les faisait surveiller, ce qui leur prêtait plus d’importance qu’ils n’en auraient eue sans lui. Misérable pouvoir, armé jusqu’aux dents, disposant de millions de baïonnettes, d’une police, d’une justice, dociles, bonnes à tout faire,--et toujours inquiet, ne pouvant supporter qu’une douzaine d’esprits libres s’assemblent pour le juger! Ils n’avaient pourtant pas l’allure de conspirateurs. Ils faisaient tout le possible pour être persécutés; mais leur activité se bornait à des mots. Qu’auraient-ils pu faire d’autre? Ils étaient séparés de la masse de leurs compagnons de pensée, que pompait la machine de la guerre, qu’engloutissait l’armée, et qu’elle ne restituait que quand ils étaient hors d’usage. De la jeunesse d’Europe, que restait-il, à l’arrière? A part les embusqués, qui se prêtaient trop souvent aux plus tristes besognes pour faire battre les autres, afin qu’on oubliât qu’ils ne se battaient pas, les représentants--_rari nantes_--des jeunes générations, restés dans la vie civile, étaient des réformés pour graves raisons de santé, auxquels étaient venues se joindre quelques épaves de la guerre, comme Moreau. En ces corps mutilés ou minés, les âmes étaient des chandelles allumées dans une chambre aux vitres cassées; elles se consumaient, se tordaient, et fumaient; un souffle menaçait de les éteindre. Mais habituées à ne pas compter avec la vie, elles n’en étaient que plus ardentes. Elles avaient des sautes brusques du pessimisme extrême à l’optimisme extrême. Ces oscillations violentes du baromètre ne correspondaient pas toujours à la courbe des événements. Le pessimisme ne s’expliquait que trop. L’optimisme était plus étonnant. On eût été bien embarrassé pour en donner des raisons. Ils étaient une poignée, sans action, sans moyens d’action; et chaque jour semblait infliger un nouveau démenti à leurs idées. Mais plus les choses allaient mal, plus ils semblaient contents. Ils avaient l’optimisme du pire, cette croyance forcenée des minorités fanatiques et opprimées: il leur faut l’Antichrist, pour que revienne le Christ; elles attendent l’ordre nouveau, des crimes de l’ordre ancien qui le mènent à la ruine; et elles ne s’inquiètent pas si elles-mêmes seront ruinées, et avec elles leurs rêves. Les jeunes intransigeants, que voyait Clerambault, étaient surtout occupés d’empêcher la réalisation partielle de leurs rêves dans l’ordre ancien. Tout ou rien. Rendre le monde moins mauvais? Fi donc! Le rendre parfait, ou qu’il crève! C’était un mysticisme du grand bouleversement, de la Révolution; il enfiévrait les cerveaux de ceux qui croyaient le moins aux rêves des religions. Religieux, ils l’étaient plus que ceux des Églises... O folle espèce humaine! Toujours cette foi dans l’absolu, qui mène aux mêmes ivresses, mais aux mêmes désastres, les fous de la guerre des nations, les fous de la guerre des classes, et les fous de la paix! On dirait que l’humanité, quand elle sortit le nez des boues brûlantes de la Création, a reçu un coup de soleil, dont elle ne s’est pas guérie, et qui la fait, par accès, retomber dans la fièvre chaude... Ou bien, faut-il voir dans ces mystiques de la Révolution des signes avant-coureurs de la mutation qui couve dans l’espèce,--qui peut couver des siècles,--et qui peut-être n’éclora jamais? Car il est, dans la nature, des milliers de possibilités latentes pour une seule réalisation dans le temps attribué à notre humanité. Et c’est peut-être ce sentiment obscur de ce qui pourrait être et ne sera point, qui parfois communique au mysticisme révolutionnaire une autre forme, plus rare et plus tragique,--le pessimisme exalté, l’attrait fiévreux du sacrifice. Combien en avons-nous vus, de ces Révolutionnaires, secrètement convaincus de la force écrasante du mal et du fatal échec de leur foi, qui s’enivrent de l’amour pour la belle vaincue... «... _sed victa Catoni_...» et de l’espoir de mourir pour elle, de détruire et d’être détruits! Que d’aspirations la Commune écrasée a fait naître, non pas à sa victoire, mais à un pareil écrasement!--Il semble que veille toujours, au cœur des plus matérialistes, un reste de la flamme éternelle, de l’espoir souffleté, nié, affirmé quand même, du recours impérissable de tous les opprimés à l’au-delà meilleur. * * * * * Ces jeunes gens accueillirent Clerambault avec une affectueuse estime. Ils tâchèrent de l’annexer: les uns, naïvement, lisant dans sa pensée ce qu’eux-mêmes ils pensaient; les autres, convaincus que l’honnête vieux bourgeois, dont le cœur était jusque-là le seul guide, généreux mais insuffisant, se laisserait instruire par leur ferme science et saurait, comme eux, suivre jusqu’à l’extrême bout les conséquences logiques des principes posés. Clerambault se défendait faiblement, car il savait qu’il n’y a rien à faire pour convaincre un jeune homme qui vient de s’incruster dans un système. A cet âge de la vie, la discussion est vaine. On peut agir sur lui, dans les années d’avant, où ce bernard-l’hermite cherche encore sa coquille; et on le peut après, quand la coquille s’effrite ou le gêne aux entournures. Mais quand l’habit est neuf, il n’y a qu’à l’y laisser: l’habit est à sa mesure. S’il grandit--ou rapetisse--il en prendra un autre. Ne contraignons personne! Mais que personne ne nous contraigne! Personne, dans ce milieu,--au moins, les premiers temps,--ne songeait à contraindre Clerambault. Mais sa pensée se trouvait quelquefois étrangement costumée, à la mode de ses hôtes. Quels échos imprévus elle avait dans leur bouche! Clerambault laissait parler ses amis, et il ne parlait guère. Quand il revenait de là, il était troublé et un peu ironique: --Et c’est là ma pensée? se demandait-il. Ah! qu’il est difficile de communiquer son âme aux autres hommes! Impossible peut-être. Et qui sait?... La nature est plus sage que nous... Peut-être que c’est un bien... Dire _toute_ sa pensée! Le peut-on? Le doit-on? On est venu à elle, lentement, péniblement, par une suite d’épreuves: elle est comme la formule de l’équilibre fragile entre les éléments intérieurs. Changez les éléments, leurs proportions, leur nature, la formule ne vaut plus et a d’autres effets. Jetez votre pensée dans un autre, tout d’un coup, tout entière, elle risque de l’affoler. Il est même des cas où, si l’autre comprenait, il pourrait en être tué. Mais la prudente nature a pris ses précautions. L’autre ne vous comprend pas, il ne peut pas vous comprendre, son instinct l’en défend; il ne prend de votre pensée que le choc sur la sienne; et, ainsi qu’au billard, la bille rebondit; mais il est moins facile de prévoir vers quel point du tapis. Les hommes n’écoutent pas avec un esprit pur, mais avec leurs passions et leur tempérament. Dans ce que vous leur donnez, chacun reprend son bien et rejette le reste. L’obscur instinct de défense! L’esprit ne s’ouvre pas à la pensée nouvelle. Il fait le guet, au guichet. Et n’entre que ce qu’il veut. La haute pensée des sages, des Jésus, des Socrate, qu’en a-t-on fait? De leur temps, on les a tués. A vingt siècles de distance, on en a fait des dieux: c’est une autre façon de les tuer; on rejette leur pensée dans le royaume éternel. Si on la laissait s’accomplir dans le monde d’ici-bas, le monde serait fini. Eux-mêmes le savaient. Et le plus grand de leur âme n’est peut-être pas ce qu’ils ont dit, mais ce qu’ils n’ont pas dit. Éloquence pathétique des silences de Jésus, beau voile des symboles et des mythes antiques, faits pour ménager les yeux faibles et peureux! Trop souvent, la parole qui pour l’un est la vie, est pour l’autre la mort, ou, ce qui est pis, le meurtre. Que faire, si l’on a la main pleine de vérités? Lancer le grain à toute volée? Mais le grain de la pensée peut pousser mauvaise herbe ou poison!... Allons, ne tremble pas! Tu n’es pas le maître du destin; mais tu es aussi le destin, tu es une de ses voix. Parle donc! C’est ta loi. Dis toute ta pensée, mais dis-la avec bonté. Sois comme une bonne mère, à qui il n’est pas donné de faire de ses enfants des hommes, mais qui leur enseigne patiemment à le devenir, s’ils veulent. On n’affranchit pas les autres, malgré eux ou sans eux; et même si c’était possible, à quoi bon? S’ils ne s’affranchissent eux-mêmes, demain ils seront retombés esclaves. Donne l’exemple et dis: «Voici le chemin! Vous voyez, on peut se faire libre...» * * * * * En dépit de ses efforts pour agir bravement et laisser faire aux dieux, il était heureux que Clerambault ne pût voir toutes les suites de sa pensée. Sa pensée aspirait au règne de la paix. Et très probablement, elle contribuerait, pour une part qui n’était pas infime, au déchaînement des luttes sociales. Comme tout vrai pacifisme,--si paradoxal que ce semble. Car il est une condamnation du présent. Mais Clerambault ne se doutait pas des forces redoutables qui, un jour, se réclameraient de lui. Par un effet opposé, son esprit conquérait parmi ces jeunes gens plus d’harmonie, en réagissant contre leur violence. Il sentait d’autant plus le prix de la vie qu’ils en faisaient si bon marché. En cela, ils ne se distinguaient pas beaucoup des nationalistes qu’ils voulaient combattre. Bien peu aimaient la vie plus que l’idée. (C’est, dit-on, une grandeur de l’homme...) Tout de même, Clerambault fut bien aise de rencontrer un homme qui aimait la vie pour la vie. Un camarade de Moreau, grand blessé comme lui, Gillot: dans le civil, jeune ouvrier dessinateur pour industries. Un obus l’avait lardé, du haut en bas; il avait une jambe de moins et le tympan brisé. Mais Gillot réagissait plus énergiquement contre le sort que Moreau. Ce petit homme brun avait des yeux vifs, où brûlait malgré tout, une flamme de gaieté. D’accord avec Moreau pour juger le non-sens de la guerre et le crime de la société, il avait vu les mêmes faits, les mêmes hommes, mais non avec les mêmes yeux; et les deux jeunes gens étaient souvent en discussion. --Oui, disait Gillot un jour que Moreau venait de raconter à Clerambault un souvenir lugubre de la vie des tranchées, c’était bien comme ça... Seulement, il y a quelque chose de pire: c’est que ça ne nous faisait rien,--rien, aucun effet. Moreau protestait, indigné. --Toi, peut-être, et, si tu veux, deux ou trois, par-ci par-là. Mais les autres!... On finissait par ne plus le remarquer. Il continuait, pour arrêter une protestation nouvelle: --Je ne dis pas ça, mon petit, pour nous faire valoir. Il n’y a pas de quoi! Je dis, parce que ça est... Voyez-vous,--(s’adressant à Clerambault)--ceux qui reviennent de là et qui _le_ mettent dans des livres, ils disent bien ce qu’ils sentent; mais ils sentent beaucoup plus que le commun des mortels, parce qu’ils sont des artistes. Tout les écorche. Nous autres, on est tanné. C’est même le plus terrible, à cette heure que j’y pense. Quand vous lisez ici une de ces histoires qui vous font dresser les cheveux ou vous donnent la nausée, il vous manque le bouquet: des gars qui, plantés devant, fument leur pipe, blaguent, ou pensent à autre chose. Il faut bien! Sans ça, on crèverait... Tout de même, l’animal humain a une facilité à s’adapter à tout!... Il trouverait moyen de prospérer, au fond d’un dépotoir. Vrai, c’est à dégoûter de soi! J’ai été ainsi, moi qui vous parle. Il ne faut pas vous figurer que je passais mon temps, comme le petit fait ici, à méditer sur mon crâne. Je trouvais, comme tout le monde, ce qu’on faisait, idiot. Mais puisque toute la vie est idiote, n’est-ce pas?... On faisait ce qu’il y avait à faire, pour autant qu’il faudrait, en attendant la fin... La fin?... Une fin ou l’autre. La mienne, celle de ma peau, ou bien celle de la guerre. C’est toujours une fin... En attendant, on vit: on mange, on dort, on chie... Pardon! Faut dire les choses... Et le fond de tout ça, monsieur, voulez-vous le savoir? Eh bien, c’est qu’on n’aime pas la vie. On ne l’aime pas assez. Vous avez bien raison de le dire, dans un de vos articles: elle est fameuse, la vie! Seulement, ils ne sont pas beaucoup, ceux qui ont l’air de s’en douter à présent. Pas beaucoup de vivants. Ce sont plutôt des dormants. En attendant le grand somme. Ils se disent: «Comme ça, on est tout couchés. On n’a plus à se déranger...»--Non, on ne l’aime pas assez, la vie! On n’apprend pas à l’aimer. On fait tout ce qu’on peut pour vous en dégoûter. Depuis qu’on est petit, on nous chante la mort, la beauté de la mort, ou bien ceux qui sont morts. L’histoire, le catéchisme, «_Mourir pour la patrie_...» Ou bien c’est la calotte, ou bien les patriotes. Et puis, la vie embête. Cette vie d’aujourd’hui, on dirait qu’on s’arrange pour vous la rendre la plus emmerdante possible. Plus d’initiative. Tout est mécanisé. Avec ça, aucun ordre. On ne fait plus de travail, on fait des bouts de travail, on ne sait pas avec quoi ça s’agence; et le plus souvent, ça ne s’agence pas. C’est un sacré gâchis, dont on ne profite même pas. On est comme mis en caque, empilés au hasard. On ne sait pas pourquoi. On ne sait pas pourquoi on vit. On vit. On n’avance pas.--Il y a, dans la nuit des temps, nos grands-pères qui, dit-on, nous ont pris la Bastille. Alors, il paraîtrait, d’après ces farceurs-là,--ceux qui tiennent le manche,--qu’il n’y aurait plus pour nous rien à faire aujourd’hui, que c’est le Paradis. Est-ce que ce n’est pas écrit sur tous nos monuments? On sent bien que ce n’est pas vrai, qu’il y a là-bas devant nous un autre orage qui chauffe, une autre Révolution... Mais celle qui a eu lieu a si mal réussi! Et tout est si peu clair!... Non, on n’a pas confiance, on ne voit pas son chemin, on n’a personne qui nous montre par-dessus toutes ces mares à crapauds, quelque chose de haut, quelque chose de beau... Ils font bien tout ce qu’ils peuvent, maintenant, pour nous emballer: Droit, Justice, Liberté... Mais le lard est éventé... On peut mourir pour ça. Mourir, on ne refuse jamais... Mais vivre, c’est autre chose!... --Et maintenant? demanda Clerambault. --Ah! maintenant, maintenant qu’on ne peut plus revenir en arrière, je pense: «Si c’était à recommencer!» --Quand avez-vous changé? --C’est bien le plus curieux!... Sitôt que j’étais blessé. Je n’avais pas sorti une jambe de la vie que j’aurais voulu l’y rentrer. Qu’elle y était donc bien! Et on ne s’en doutait pas! Imbécile, va! Crétin!... Tenez, je me vois encore, quand j’ai repris connaissance, sur un champ ravagé, encore plus étripé que les corps qui gisaient, enchevêtrés, tête-bêche, comme un jeu de jonchets; la terre, qui poissait, elle-même, semblait saigner. Nuit complète. Je ne sentais rien d’abord. Il gelait. J’étais collé... Quel était le morceau qui me manquait, au juste? Je n’étais pas pressé de faire l’inventaire, je me méfiais de ce qui viendrait, je ne voulais pas bouger. Le sûr, c’est que je vivais. Peut-être plus qu’un moment. Attention à ne pas le perdre!... Et je vis dans le ciel une petite fusée. Ce qu’elle signifiait, je ne m’en occupais plus. Mais la courbe, la tige et la fleur de feu... Je ne peux pas vous dire comme j’ai trouvé ça beau... Je la cueillais de l’œil... Je me suis revu tout enfant, près de la Samaritaine, un soir de feu d’artifice, sur la Seine. Je regardais cet enfant comme si c’était un autre, qui me faisait amusement et pitié. Et ensuite, j’ai pensé que c’était pourtant bon d’être planté dans la vie, et de pousser, et d’avoir quelque chose, quelqu’un, n’importe quoi, à aimer... Tiens, rien que cette fusée!... Et puis, la douleur est venue, je me suis mis à hurler. Et j’ai repiqué la tête au fond du trou... Après, c’était l’ambulance. Il ne faisait plus bon vivre. Le mal était un chien qui vous rongeait les moelles... Autant rester dans le trou!... Et pourtant, même alors, alors surtout, quel paradis ça vous semblait de vivre comme autrefois, de vivre tout bonnement, de vivre sans douleur, comme on vit tous les jours... Et on ne le remarque pas! Sans douleur... Sans douleur... Et vivre!... Mais c’est un rêve! Lorsqu’elle s’arrêtait... Une minute de paix, à sentir seulement le goût de l’air sur sa langue et le corps si léger après qu’on a souffert... Cristi!... Et toute la vie, avant, était ainsi! Et on ne s’en doutait pas!... Bon Dieu, qu’on est bête d’attendre pour la comprendre que l’on en soit privé! Et, quand on l’aime enfin et qu’on lui demande pardon de n’avoir pas su l’apprécier, elle vous répond: «Trop tard!» --Il n’est jamais trop tard, dit Clerambault. * * * * * Gillot ne demandait qu’à le croire. Cet ouvrier instruit était bien mieux armé pour la lutte que Moreau et même que Clerambault. Rien ne l’abattait longtemps. On tombe, on se relève, on prendra sa revanche... Au fond, il pensait des obstacles qui barrent l’avenir: --On les aura! Et il était prêt à marcher--sur l’unique patte qui lui restait--contre eux, tant qu’on voudrait. Le plus tôt serait le mieux. Car lui aussi était, comme les autres, un dévot de la Révolution. Il trouvait moyen de l’accommoder avec son optimisme, qui la voyait d’avance réalisée en douceur. Il était sans rancune. Pourtant, il ne fallait pas s’y fier. Ces natures populaires réservent de telles surprises! Elles sont si malléables et prêtes à changer... Clerambault l’entendit, avec un camarade du front, Lagneau, venu en permission, parler de tout chambarder quand les poilus rentreraient, après la guerre finie, et peut-être même avant... L’homme du peuple de France, qui est souvent charmant, vif, alerte, courant au-devant de votre pensée avant que vous ayez eu le temps de l’exprimer complètement,--grand Dieu! comme il oublie! Ce qu’on a dit, ce qu’il a dit, ce qu’il a vu, ce qu’il a cru, et ce qu’il a voulu... Mais il est toujours sûr de ce qu’il veut, de ce qu’il dit, de ce qu’il voit, de ce qu’il croit. Gillot, avec Lagneau, développait tranquillement des arguments contraires à ceux qu’il défendait, la veille, avec Clerambault. Et ce n’étaient pas seulement ses idées qui changeaient, mais c’était--eût-on dit--son tempérament. Le matin, rien d’assez violent pour son besoin d’action et de démolition! Le soir, il ne rêvait plus que d’un petit commerce, gagner gros, manger bien, élever sa nichée, et se foutre du reste. Et s’ils se disaient tous sincèrement internationalistes, il en était bien peu parmi ces poilus qui n’eussent conservé les vieux préjugés français de supériorité de race--pas méchante, mais gouailleuse et solidement ancrée--à l’égard du reste du monde, ennemis et alliés, et, dans leur pays même, de ceux des autres provinces, ou, s’ils étaient provinciaux, de Paris. Point geignards, francs du collier, toujours prêts à marcher, comme Gillot, capables certes de faire une Révolution, et puis de la défaire, et puis de la refaire, et puis... lanlaire... d’envoyer tout par terre, et de s’en remettre au gré du premier aventurier.--Ils ne le savent que trop bien, les renards de la politique! La meilleure tactique pour tuer les révolutions est, quand l’heure est venue, de la laisser passer en amusant les gens. L’heure semblait bien proche. Un an avant la fin de la guerre, il y eut dans les deux camps quelques mois, quelques semaines, où l’infinie patience des peuples martyrisés sembla sur le point de craquer, et où une grande clameur allait rugir: «Assez!» Pour la première fois, s’étendait parmi eux l’impression d’une sanglante duperie. Comment ne pas comprendre l’indignation d’hommes du peuple qui constataient le jeu effréné des milliards dans la guerre, alors qu’avant la guerre leurs maîtres lésinaient avec quelques cent mille francs, pour les œuvres sociales? Plus que tous les discours, certains chiffres avaient le don de les exaspérer. On avait fait le calcul que la guerre dépensait environ 75.000 francs pour tuer un homme! Et pour la même somme qui faisait dix millions de morts, on eût pu faire dix millions de rentiers... Les plus bornés prenaient conscience de l’énormité de la richesse terrestre et de son emploi monstrueux. Gaspillage éhonté, pour un but illusoire; et, la pire abjection: d’un bout de l’Europe à l’autre, cette vermine que la mort engraisse, les profiteurs de la guerre, les détrousseurs de cadavres... --Ah! pensaient ces jeunes gens, qu’on ne nous parle plus de la lutte des démocraties contre les autocraties! Car c’est la même crasse sous toutes ces craties. Et dans toutes, la guerre a désigné à la vengeance des peuples les classes dirigeantes, l’indigne bourgeoisie, politique, financière, intellectuelle, qui en un seul siècle de toute-puissance a accumulé sur le monde plus d’exactions, de crimes, de ruines et de folies qu’en dix siècles ces fléaux, les rois et les Églises... Aussi, quand retentit au loin, dans la forêt, la hache de Lénine et Trotsky, les bûcherons héroïques, bien des cœurs opprimés frissonnèrent d’espoir. Et dans chaque pays, plus d’un prépara sa cognée. Quant aux classes dirigeantes, d’un bout de l’Europe à l’autre, dans les deux camps ennemis, elles se hérissèrent contre le danger commun. Il n’était pas besoin de négociations entre elles pour s’entendre là-dessus. Leur instinct avait parlé. La presse des bourgeoisies ennemies de l’Allemagne donnait tacitement carte blanche au Kaiser, pour étrangler la Liberté russe, qui menaçait l’injustice sociale, dont toutes également vivaient. Dans l’absurdité de leur haine, elles cachaient mal leur joie de voir le militarisme prussien--le monstre qui devait ensuite se retourner contre elles--les venger de ces grands révoltés. Et naturellement, elles attisaient ainsi, dans les masses qui souffraient et chez le petit nombre d’esprits indépendants, l’admiration pour ceux qui tenaient tête à l’univers,--pour les Excommuniés. La chaudière bouillait. Pour l’arrêter, les gouvernements d’Europe l’avaient hermétiquement bouchée et s’asseyaient dessus. La stupide bourgeoisie dirigeante, en entretenant le feu, s’étonnait des grondements sinistres. Elle attribuait la révolte des Éléments au mauvais esprit de quelques francs parleurs, à de mystérieuses intrigues, à l’or de l’ennemi, aux pacifistes. Et elle ne voyait point--ce qu’un enfant aurait vu--que la première chose à faire pour empêcher l’explosion était d’éteindre le feu. Le dieu de tous les pouvoirs, quelle que fût leur étiquette, empires ou républiques, était le poing, la Force, gantée, masquée, fardée, mais dure et sûre de soi. Et elle devenait aussi, par la loi du ressac, la foi des opprimés. C’était une lutte sourde entre deux pressions contraires. Où le métal était usé,--en Russie tout d’abord,--la chaudière avait sauté. Où le couvercle tenait moins,--dans les pays neutres,--la brûlante vapeur s’échappait en sifflant. Un calme trompeur régnait dans les pays en guerre, sur qui pesait l’oppression. Aux oppresseurs, ce calme semblait donner raison: armés contre l’ennemi, ils ne l’étaient pas moins contre leurs concitoyens; la machine de guerre est toujours à deux fins, par devant, par derrière; le couvercle ferme bien, fait du meilleur acier, et vissé à écrous. Il ne sauterait pas. Non.--Gare que tout éclate, d’un coup! Comprimé comme les autres, Clerambault voyait autour de lui la révolte s’amasser. Il la comprenait, il la croyait même fatale; mais ce n’était pas une raison pour qu’il l’aimât. Il ne pratiquait pas l’_Amor Fati_. Comprendre suffit. Le tyran n’a pas droit à l’amour. * * * * * Ces jeunes gens ne lui marchandaient pas le leur. Et ils s’étonnaient que Clerambault ne montrât pas plus de chaleur pour la nouvelle idole qui leur venait du Nord: la Dictature du Prolétariat. Ils ne s’embarrassaient pas de scrupules timorés et de demi mesures pour rendre le monde heureux, à leur façon--si ce n’était à la sienne. Ils décrétaient d’emblée la suppression de toutes les libertés qui pouvaient leur être opposées. La bourgeoisie déchue était privée du droit de réunion, du droit de vote, du droit de presse... --Fort bien! disait Clerambault. A ce compte, elle deviendra le nouveau prolétariat. L’oppression change de place. --Ce ne sera que pour un temps. La dernière oppression qui tuera l’oppression. --Oui, toujours la guerre pour le Droit et pour la Liberté; toujours la dernière guerre, qui doit tuer la guerre. En attendant, elle ne s’en porte que mieux; et le Droit, comme la Liberté, sont foulés aux pieds. Ils protestaient, indignés, contre la comparaison. Ils ne voyaient qu’infamie dans la guerre et dans ceux qui la font. --Pourtant, disait Clerambault doucement, plusieurs de vous l’ont faite, et presque tous y ont cru... Mais non, ne protestez pas! Le sentiment qui vous y poussait avait aussi sa noblesse. On vous montrait un crime, et vous vous êtes jetés dessus, pour l’écraser. Votre ardeur était belle. Seulement, vous vous imaginiez qu’il n’y avait qu’un crime, et qu’une fois que le monde en aurait été purgé, il redeviendrait innocent, comme aux jours de l’Age d’Or. J’ai déjà vu cette étrange naïveté, aux temps de l’Affaire Dreyfus. Les braves gens de toute l’Europe--(j’en étais)--semblaient n’avoir jamais entendu dire qu’un innocent eût pu être, jusqu’alors, injustement condamné. Leur vie en fut bouleversée. Ils remuèrent l’univers, pour laver cette iniquité... Hélas! quand la lessive fut faite--(elle ne le fut même pas, les blanchisseurs se découragèrent au milieu de la tâche, et le blanchi, lui-même)--le monde était aussi noir qu’avant. Il semble que l’homme ne puisse pas embrasser l’ensemble de la misère humaine. Il a trop peur de voir l’immensité du mal; pour n’en être pas accablé, il se fixe un seul point, il y localise tout le mal du monde, et il s’interdit de regarder autour.--Tout cela se comprend, c’est humain, mes amis. Mais il faut être plus brave. La vérité, c’est que le mal est partout; il est chez l’ennemi, et il est aussi chez nous. Vous l’avez découvert peu à peu dans notre État. Avec la même passion qui vous faisait incarner en l’ennemi le Mal universel, vous allez vous retourner contre vos gouvernements, dont vous voyez les tares. Et si jamais vous reconnaissez que ces tares sont aussi en vous--(comme il est à craindre après les révolutions qui s’allument et où les justiciers se retrouveront, à la fin, sans comprendre comment, les mains et le cœur souillés)--vous vous acharnerez contre vous-mêmes, avec un sombre désespoir... Grands enfants, quand vous déshabituerez-vous de vouloir l’absolu? Ils auraient pu lui répondre qu’il faut vouloir l’absolu, pour pouvoir le réel. La pensée peut s’amuser aux nuances. L’action n’en comporte point. C’est tout un, ou tout autre. Que Clerambault choisît entre eux et leurs adversaires! Pas d’autre choix possible... --Oui, Clerambault le comprenait. Pas d’autre choix possible, sur le plan de l’action. Ici, tout est déterminé d’avance. De même que la victoire injuste amène fatalement la revanche qui sera injuste à son tour, de même l’oppression capitaliste amènera la révolution prolétarienne qui sera oppressive, à son exemple. C’est une chaîne sans fin. Il y a là une _Dikè_ d’airain, que reconnaît l’esprit, qu’il peut même honorer comme une Loi de l’univers. Mais le cœur ne l’accepte pas. Le cœur refuse de s’y soumettre. Sa mission est de rompre la Loi de guerre éternelle. Le pourra-t-il jamais?... Qui le sait? En tout cas, il est clair que son espoir, son vouloir, sortent de l’ordre naturel. Sa mission est d’ordre surnaturel, et proprement _religieux_. Mais Clerambault, qui en était pénétré, n’osait encore se l’avouer. Il n’osait pas, du moins, s’avouer ce mot: _religieux_. Ce mot, que les religions--(si peu religieuses)--ont aujourd’hui discrédité. * * * * * Si Clerambault ne faisait pas encore tout à fait le jour dans sa pensée, ses jeunes amis avaient de bonnes raisons pour ne pas y voir clair. L’eussent-ils vue d’ailleurs, ils ne l’eussent jamais comprise. Ils ne supportaient pas qu’un homme qui condamnait l’état de choses présent, comme mauvais et meurtrier, se refusât aux moyens les plus énergiques de le supprimer. Ils n’avaient pas tort, de leur point de vue, qui était celui de l’action immédiate. Le champ de l’Esprit est plus vaste; les batailles qu’il livre embrassent un large espace; il ne les compromet pas en des escarmouches sanglantes. Et même en admettant que les moyens préconisés par ses amis fussent les plus efficaces, Clerambault n’acceptait pas cet axiome de l’action, que «la fin justifie les moyens». Il croyait au contraire que les moyens sont encore plus importants au vrai progrès que la fin... La fin? Est-il jamais une fin? Mais ils s’irritaient contre cette pensée trop complexe et diffuse. Elle les entretenait dans une animosité dangereuse, qui depuis cinq ans s’était levée dans le peuple ouvrier--contre les intellectuels. Certes, ceux-ci n’avaient que trop fait pour la mériter. Qu’ils étaient loin, les temps où les hommes de pensée marchaient en tête des Révolutions! A présent, ils faisaient bloc avec toutes les forces de réaction. Et même le nombre infime de ceux qui s’étaient tenus à l’écart de la bande, en blâmant ses erreurs, se montraient incapables, comme Clerambault, de renoncer à leur individualisme, qui les avait sauvés une fois, et qui les tenait prisonniers aujourd’hui,--incapables de s’incorporer aux mouvements nouveaux des foules. De cette constatation faite par les révolutionnaires, à déclarer la déchéance des intellectuels, il n’y avait pas loin. L’orgueil de caste ouvrière, qui s’affirmait déjà dans des articles, des discours, en attendant qu’il pût, comme en Russie, se manifester par des actes, prétendait que les intellectuels obéissent servilement aux maîtres prolétaires. Il était remarquable que quelques intellectuels fussent parmi les plus ardents à réclamer cet abaissement de la confrérie. Ils eussent voulu faire croire qu’ils n’en étaient point. Ils l’oubliaient!...--Moreau ne l’oubliait pas. Il n’en était que plus amer à répudier la classe, dont la tunique de Nessus lui tenait à la peau. Il y apportait une violence extrême. Il montrait maintenant envers Clerambault des sentiments bizarrement agressifs; dans la discussion, il l’interrompait, sans politesse, avec une sorte d’aigreur ironique et irritée. On eût dit qu’il cherchât à le blesser. Clerambault ne s’en offensait point. Il était plein de pitié pour lui, car il savait que Moreau souffrait, et il imaginait l’amertume d’une jeune vie sacrifiée, à qui ne peut convenir la nourriture morale--patience, résignation,--dont s’accommodent les estomacs de cinquante ans. Un soir que Moreau s’était montré particulièrement désagréable, et pourtant s’obstinait à reconduire Clerambault chez lui, comme s’il ne pouvait se décider à le quitter,--taciturne, renfrogné, cheminant à ses côtés,--Clerambault s’arrêta un instant, et, lui prenant amicalement le bras, dit, avec un sourire: --Mon pauvre garçon, ça ne va donc pas? Moreau, interloqué, se ressaisit, et demanda sèchement à quoi l’on pouvait bien voir que «ça n’allait pas». --A ce que vous étiez si méchant, ce soir, répondit Clerambault avec bonhomie. Moreau protesta. --Mais si. Vous vous donniez tant de mal pour me faire du mal!... Oh, un peu, un petit peu seulement... Je sais bien que vous ne voulez pas vraiment... Et quand un homme comme vous cherche à faire souffrir, c’est qu’il souffre... Pas vrai? --Excusez-moi, dit Moreau. C’est vrai. Je souffrais de voir que vous ne croyez pas à notre action. --Et vous? demanda Clerambault. Moreau ne comprenait pas. --Et vous? répéta Clerambault. Vous y croyez? --Si j’y crois! s’écria Moreau, indigné. --Mais non, dit doucement Clerambault. Moreau fut sur le point de s’emporter, puis dit en faiblissant: --Mais si! Clerambault avait repris sa marche. --Bon, dit-il, cela vous regarde. Vous savez mieux que moi ce que vous pensez. Ils marchèrent sans parler. Après quelques minutes, Moreau, saisissant Clerambault par le bras, lui dit: --Comment avez-vous pu savoir?... Sa résistance était brisée. Il confessa le désespoir caché sous sa volonté agressive de croire et d’agir. Il était rongé de pessimisme. Conséquence naturelle d’un idéalisme excessif, dont les illusions avaient été cruellement mortifiées. Les âmes religieuses d’autrefois étaient bien tranquilles: elles plaçaient le royaume de Dieu dans un au-delà qu’aucun événement ne pouvait atteindre. Mais celles d’aujourd’hui qui l’installent sur la terre, dans l’œuvre de la raison humaine et de l’amour, quand la vie soufflette leur rêve, la vie leur fait horreur. Il y avait des jours où Moreau se serait ouvert les veines! L’humanité lui semblait un fruit qui pourrissait; il voyait avec désespoir la défaite, la faillite, le ratage, inscrits dès l’origine dans les destinées de l’espèce, le ver pondu dans la fleur; et il ne pouvait supporter l’idée de cette absurde et tragique Destinée, à laquelle les hommes ne se déroberont jamais. Comme Clerambault, il sentait, pour l’avoir dans les veines, le poison de l’intelligence; mais, au lieu que Clerambault, qui avait surmonté la crise, ne reconnaissait le danger que dans le dérèglement de l’esprit et non dans son essence, Moreau s’affolait, à l’idée que le poison était constitutif de l’intelligence. Son imagination exaspérée ne savait qu’inventer, afin de le torturer; elle lui montrait la pensée comme une maladie, qui marque l’espèce humaine de sa tare indélébile. Il se représentait d’avance les cataclysmes où elle menait: déjà, n’assistait-on pas au spectacle de la raison titubant d’orgueil devant les forces que la science lui livrait, ces démons de la nature que lui asservissaient les formules magiques conquises par la chimie, et, dans l’égarement de cette puissance trop soudaine, la tournant au suicide! Et cependant, la jeunesse de Moreau se refusait à rester sous le poids de ces terreurs. Agir à tout prix, pour ne pas rester seul avec elles! Ne nous empêchez pas d’agir! Excitez-nous plutôt! --Mon ami, dit Clerambault, on ne doit pousser les autres à l’action dangereuse que si l’on agit soi-même. Je ne puis souffrir les excitateurs, même sincères, qui poussent les autres au martyre, sans donner l’exemple. Il n’est qu’un seul type de révolutionnaire vraiment sacré: c’est le Crucifié. Mais très peu d’hommes sont faits pour l’auréole de la croix. Le mal est qu’on s’assigne toujours des devoirs surhumains, inhumains. Il est mal sain pour le commun des hommes de s’évertuer à l’_Uebermenschheit_, et ce ne peut être pour eux qu’une source de souffrance inutile. Mais chaque homme peut aspirer à rayonner dans son petit cercle la lumière intime, l’ordre, la paix, la bonté. Et c’est là le bonheur. -Ce n’est pas assez pour moi, dit Moreau. Cela laisse trop de place au doute. Il nous faut tout ou rien. -Oui, votre Révolution ne laisse plus de place au doute. O cœurs brûlants et durs, cerveaux géométriques! Tout ou rien. Plus de nuances! Et qu’est la vie sans nuances? C’est là sa beauté même, c’est aussi sa bonté. Beauté fragile, frêle bonté, partout faiblesse, il faut l’aimer. Aimer, aider. Au jour le jour, et pas à pas. Le monde ne se transforme ni par des coups de force, ni par des coups de grâce, tout entier, tout d’un coup. Mais seconde par seconde, il mue dans l’infini; et le plus humble qui le sent prend part à l’infini. Patience! Une seule injustice effacée ne délivre pas l’humanité. Mais elle éclaire une journée. D’autres viendront, d’autres lumières. D’autres journées. Chacune apporte son soleil. Voudriez-vous l’arrêter? -Nous ne pouvons attendre, dit Moreau. Nous n’avons pas le temps. La journée que nous vivons pose des problèmes dévorants. Il nous faut les résoudre, sur-le-champ. Si nous n’en sommes pas les maîtres, nous en serons les victimes... Nous?... Pas seulement nos personnes. Elles sont déjà victimes. Mais tout ce que nous aimons, ce qui nous retient encore à la vie: l’espoir en l’avenir, le salut de l’humanité... Voyez tout ce qui nous presse, les angoissantes questions pour ceux qui viendront demain, pour ceux qui ont des enfants: cette guerre n’est pas terminée, et il est trop évident qu’elle sème déjà par ses crimes et par ses mensonges des guerres nouvelles, prochaines. Pour quoi élève-t-on ses enfants? Pour quoi grandiront-ils? Est-ce pour être offerts à des tueries semblables? Quelles solutions possibles? On en a vite fait le tour... Quitter ces nations enragées, ce Vieux Continent fou, émigrer? Où? Reste-t-il sur le globe cinquante arpents de terre, où puissent s’abriter les libres honnêtes gens?--Prendre parti?... Vous voyez bien qu’il faut se décider! Ou pour la nation, ou pour la Révolution.--Sinon, que reste-t-il? La non-résistance? Est-ce là ce que vous voulez? Elle ne peut avoir de sens que si l’on a la foi, une foi religieuse: autrement, elle est une résignation de moutons qu’on égorge.--Mais le plus grand nombre, hélas! ne se décident pour rien, aiment mieux ne pas penser, détournent leurs yeux de l’avenir, se leurrent que plus jamais ne recommencera ce qu’ils ont vu et souffert... C’est pourquoi nous devons décider à leur place et, de gré ou de force, leur faire sauter le pas, les sauver malgré eux. La Révolution, c’est quelques hommes qui veulent, pour toute l’humanité. --Je n’aimerais pas beaucoup, dit Clerambault, qu’un autre voulût pour moi, et il ne me plairait pas non plus de vouloir pour un autre. Je préférerais aider chacun à être libre et à ne pas gêner la liberté des autres. Mais je sais que je demande trop. --Vous demandez l’impossible, dit Moreau. Quand on commence à vouloir, on ne s’arrête plus en chemin. Il n’y a que deux sortes d’hommes: ceux qui veulent trop--Lénine et tous les grands (ils sont bien deux douzaines dans toute l’histoire des siècles!)--et ceux qui veulent trop peu, ceux qui ne savent rien vouloir: c’est tous les autres; c’est nous, c’est moi-même!... Vous l’avez trop bien vu!... Je ne veux que par désespoir... --Pourquoi désespérer? dit Clerambault. La destinée de l’homme se fait, chaque jour, et nul ne la connaît; elle est ce que nous sommes; être découragé, c’est la décourager. Mais Moreau disait, avec abattement: --Nous n’aurons pas la force, nous n’aurons pas a force... Croyez-vous que je ne voie pas quelles chances infimes de succès a, chez nous, la Révolution dans les conditions actuelles, après les destructions, es anéantissements économiques, la démoralisation, a lassitude mortelle, causés par ces quatre ans de guerre?... Et il avoua: --J’ai menti, la première fois que je vous ai vu, quand je prétendais que tous mes camarades sentaient comme nous la souffrance, la révolte. Gillot vous l’a bien dit: nous ne sommes qu’un petit nombre. Les autres, pour la plupart, bonnes gens, mais faibles, faibles!... Ils jugent assez bien les choses; mais plutôt que de se heurter la tête contre un mur, ils aiment mieux n’y pas songer, ils se vengent par le rire. Ah! ce dire français, notre richesse et notre ruine! Qu’il est beau, mais quelle proie il offre aux oppresseurs!... «Qu’ils _cantent_ pourvu qu’ils payent!» disait cet Italien... «Qu’ils rient, pourvu qu’ils meurent!»--Et puis, cette terrible accoutumance, dont vous parfait Gillot. A quelques conditions, absurdes et pénibles, qu’on veuille astreindre l’homme, pourvu qu’elles se prolongent et qu’il soit en troupeau, il s’habitue à tout, il s’habitue au chaud, au froid, à la mort, ou au crime. Toute la force de résistance, on l’use à s’adapter; et après, on se tasse dans un coin, sans bouger, de peur que, si on changeait, on ne réveillât la souffrance engourdie. Il y a une telle fatigue qui pèse sur nous tous! Quand les armées reviendront, elles n’auront qu’un désir: oublier et dormir. --Et Lagneau enragé, qui parle de tout chambarder? --Lagneau? Je l’ai connu, depuis le commencement de la guerre. Je l’ai vu, tour à tour, cocardier, revanchard, annexionniste, internationaliste, socialiste, anarchiste, bolcheviste, je-m’en-fichiste. Il finira réactionnaire. On l’enverra se faire percer le flanc, rata plan, par l’ennemi qu’il plaira demain à nos gouvernants de choisir, parmi nos ennemis ou nos amis d’aujourd’hui... Le peuple est de notre opinion? Oui, et de l’opinion des autres. Le peuple est de toutes les opinions, à tour de rôle. --Vous êtes le révolutionnaire, par découragement, dit en riant Clerambault. --Il y en a beaucoup parmi nous. --Gillot pourtant est sorti de la guerre plus optimiste qu’avant. --Gillot peut oublier, dit amèrement Moreau, je ne lui envie pas son bonheur. --Il ne faut pas le lui troubler, dit Clerambault. Aidez Gillot, il a besoin de vous. --De moi? disait Moreau, incrédule. --Il a besoin, pour être fort, que l’on croie en sa force. Croyez. --Croit-on, par volonté? --Vous en savez quelque chose!... Non, n’est-ce pas?... Mais on croit, par amour. --Par amour de ceux qui croient? --Est-ce que ce n’est pas toujours par amour, et seulement par amour, que l’on croit? Moreau était touché. Sa jeunesse intellectuelle, brûlante et desséchée par la soif de connaître, souffrait comme les meilleurs de sa classe bourgeoise, du manque d’affection fraternelle. La communion humaine est bannie de l’éducation d’aujourd’hui. Ce sentiment vital, constamment refoulé, s’était avec méfiance réveillé, dans les tranchées, ces fossés de chair vivante, souffrante, empilée ensemble. Mais on craignait de s’y livrer. L’endurcissement commun, la peur de la sentimentalité, l’ironie, engainaient le cœur. Depuis la maladie de Moreau, l’enveloppe d’orgueil était moins résistante. Clerambault n’eut pas de peine à la briser. Le bienfait de cet homme était qu’à son contact les amours-propres fondaient, car il n’en avait point; et l’on se montrait à lui, comme il se montrait à vous, avec sa vraie nature, ses faiblesses et ses cris, qu’une fausse fierté enseigne à étouffer. Moreau, qui avait reconnu au front, sans trop se l’avouer, la supériorité d’hommes d’un rang social inférieur, ses compagnons ou ses gradés, éprouvait pour Gillot une sympathie à laquelle il était heureux que Clerambault fît appel. Clerambault lui formulait son secret désir qu’un autre eût besoin de lui. Et Clerambault soufflait à Gillot d’être optimiste pour deux, de soutenir Moreau. Ainsi tous deux puisèrent une aide dans le besoin d’aider l’autre. Le grand principe de vie: «_Qui donne, il a._» En quelque temps qu’on soit, quels que soient les désastres, rien n’est perdu, tant que reste dans l’âme de la race une étincelle de virile amitié. Réveillez-la! Rapprochez ces cœurs isolés, qui ont froid! Qu’un des fruits de cette guerre des nations soit du moins la fusion de l’élite des classes, l’union des deux jeunesses,--le monde du travail manuel et celui de la pensée, qui doivent, en se complétant, renouveler l’avenir. * * * * * Mais si le moyen de s’unir n’est pas que l’un des deux veuille dominer l’autre, il ne l’est pas davantage qu’il veuille être dominé par l’autre. C’est à quoi cependant les jeunes intellectuels de ces groupes révolutionnaires mettaient un étrange amour-propre. Ils rabrouaient doctrinalement Clerambault, au nom de ce principe que l’intelligence doit être mise au service du prolétariat... «_Dienen, dienen!_...», le mot final de l’orgueilleux Wagner. C’est aussi le mot de plus d’un orgueil déçu. Ou ils veulent être maîtres, ou être serviteurs. --Le plus rare, en ce monde, c’est (pensait Clerambault) de trouver de braves gens qui veuillent, bonnement, être mes égaux. S’il faut y renoncer, tyrannie pour tyrannie, je préfère encore celle qui tenait les corps d’Ésope et d’Épictète esclaves, mais libres leurs esprits, à celle qui nous promet la liberté matérielle et l’esclavage d’âme... Cette intolérance lui fit sentir son incapacité à se lier à un parti, quel qu’il fût. Entre deux partis opposés, la Révolution et la guerre, il pouvait affirmer--(il le faisait franchement)--ses préférences pour l’un: la Révolution; car elle seule offrait un espoir de renouveau; et l’autre tuait l’avenir. Mais préférer un parti ne signifie pas lui aliéner son indépendance d’esprit. C’est l’erreur et l’abus des démocraties de vouloir que tous aient les mêmes devoirs et s’attellent aux mêmes tâches. Dans une communauté en marche, les tâches sont multiples. Tandis que le gros de l’armée combat pour conquérir un progrès immédiat, d’autres doivent maintenir les valeurs éternelles au-dessus des vainqueurs de demain comme d’hier, car elles les dépassent tous, en les éclairant tous: leur lumière se projette sur la route, bien au delà des fumées du combat. Clerambault s’était laissé trop longtemps aveugler par ces fumées, pour se replonger dans celles d’une nouvelle bataille. Mais en ce monde d’aveugles, la prétention de voir semble une inconvenance, et peut-être un délit. Il venait de constater cette ironique vérité, dans un entretien où ces petits Saint-Just lui avaient fait la leçon, en le comparant assez impertinemment à «l’Astrologue qui se laissa choir au fond d’un puits»: --«... On lui dit: Pauvre bête. Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir, Penses-tu lire au-dessus de ta tête?» Et comme il n’était pas dénué d’humour, il trouvait quelque justesse à la comparaison. Oui, il appartenait un peu à la confrérie... «... De ceux qui bayent aux chimères, Cependant qu’ils sont en danger, Soit pour eux soit pour leurs affaires...» Mais quoi? Votre République pense-t-elle se passer d’astronomes, comme l’autre, la première, n’avait pas besoin de chimistes? Ou prétendez-vous les mobiliser? C’est alors que nous aurons chance de choir, de compagnie, tous, au fond du puits! C’est ce que vous voulez? Eh! je ne dis pas non, s’il ne s’agissait que de partager votre sort. Mais partager vos haines! --Vous avez bien les vôtres! lui dit un de ces jeunes gens. Et juste, à ce moment, un autre qui entrait, un journal à la main, cria à Clerambault: --Eh bien, je vous félicite, l’ennemi Bertin est mort... L’irascible journaliste venait d’être enlevé en quelques heures par une pneumonie infectieuse. Depuis six mois, il ne cessait de poursuivre avec rage tous ceux qu’il soupçonnait de chercher, de vouloir, ou même de désirer la paix. Car, de degré en degré, il en était venu à regarder comme sacrée, non plus même la Patrie, mais la Guerre. Parmi ceux qui étaient en butte à sa méchanceté, Clerambault bénéficiait d’un traitement de faveur; Bertin ne pardonnait pas à celui qu’il avait attaqué d’oser lui tenir tête. Les ripostes de Clerambault l’avaient d’abord exaspéré. Le silence dédaigneux que Clerambault opposa ensuite à ses invectives lui fit perdre toute mesure. La bouffissure de sa vanité hypertrophiée en ressentit une blessure, que seul pouvait venger l’écrasement total, définitif, de l’adversaire. Clerambault lui apparut non seulement comme un ennemi personnel, mais comme un ennemi public; et il s’acharna à en trouver les preuves: il fit de lui le centre d’un grand complot pacifiste, dont le ridicule eût sauté aux yeux, en d’autres temps; mais en ce temps-là, on n’avait plus d’yeux. Dans les dernières semaines, la polémique de Bertin avait dépassé en verve et en violence tout ce qu’il avait encore écrit; elle était une menace pour tous ceux qui étaient convaincus ou suspects de tremper dans l’hérésie de la paix. Aussi, la nouvelle de sa mort fut-elle accueillie, dans la petite réunion, avec une satisfaction bruyante; et l’on fit son oraison funèbre en un style qui ne le cédait en énergie à aucun des maîtres du genre. Clerambault entendait à peine, plongé dans la lecture du journal. Un de ceux qui l’entouraient lui tapa sur l’épaule, et lui dit: --Eh bien, cela vous fait plaisir? Clerambault sursauta: --Plaisir!... dit-il... Plaisir! répéta-t-il. Il prit son chapeau et partit. Il se retrouva dans la nuit de la rue, dont les lumières étaient éteintes, à cause d’une alerte aérienne. Il revoyait dans sa pensée un fin visage d’adolescent, au teint d’une pâleur chaude, aux beaux yeux bruns caressants, les cheveux bouclés, la bouche mobile et rieuse, le timbre de voix chantant:--Bertin, tel qu’il était, à leur première rencontre, quand ils avaient l’un et l’autre dix-sept ans. Leurs longues veillées ensemble, les chères confidences, les discussions, les rêves... En ce temps, Bertin aussi rêvait! Même son sens pratique, sa précoce ironie, ne le défendaient pas des espoirs impossibles, des généreux projets de rénovation humaine. Ah! que l’avenir était beau à leurs regards d’enfants! Et comme à ces visions, en des minutes ravies, leurs deux cœurs se fondaient d’amoureuse amitié!... Et voilà ce que la vie avait fait de tous deux! Cette lutte haineuse, cet acharnement insensé de Bertin à piétiner ses rêves de jadis et l’ami qui les gardait! Et lui, lui, Clerambault, qui s’était laissé prendre au même courant meurtrier, cherchant à rendre coup pour coup, à faire saigner l’adversaire... Et qui, au premier moment, en apprenant la mort de l’ancien ami--(il eut horreur de se l’avouer)--en avait éprouvé un sentiment de soulagement!... Mais qu’est-ce qui nous tient donc? Quel vertige de méchanceté, qui se retourne contre nous!... Absorbé dans ses pensées, il s’était égaré. Il s’aperçut qu’il allait dans la direction opposée à sa maison. Dans le ciel sillonné par les antennes des projecteurs, on entendait d’énormes explosions: les zeppelins sur la ville, les grondements des forts, un combat aérien. Ces peuples enragés qui se déchirent... pour quel but?--Pour en arriver tous où en était Bertin. Au néant qui attendait également tous ces hommes, et toutes ces patries... Et ces autres, révoltés, qui discutent d’autres violences, d’autres idoles assassines à opposer aux premières, de nouveaux dieux de carnage, que l’homme se forge à lui-même pour tâcher d’ennoblir ses instincts malfaisants! Ah! Dieu, comment ne sentent-ils pas l’imbécillité de leurs furieuses agitations, en face du gouffre où s’abîme, en chaque agonisant, l’entière humanité! Comment des millions d’êtres qui n’ont plus qu’un instant à vivre s’acharnent-ils à le rendre infernal, par leurs atroces et ridicules dissentiments d’idées! Des gueux qui se massacrent, pour une poignée de sous, qu’on leur jette, et qui sont faux! Tous, ils sont des victimes, également condamnées; et au lieu de s’unir, ils se combattent entre eux!... Malheureux! Donnons-nous le baiser de paix. Sur chaque front qui passe, je vois la sueur de l’agonie... Mais un flot humain qu’il croisa,--hommes et femmes--criaient, hurlaient de joie: --Il tombe! Il y en a un qui tombe! Il tombe! Les cochons brûlent!... Et les oiseaux de proie, ceux qui planaient là-haut, jubilaient dans leur cœur, à chaque poignée de mort qu’ils semaient sur la ville. Comme des gladiateurs, qui s’enferrent dans l’arène, pour la satisfaction de quel Néron invisible? O mes pauvres compagnons de chaînes! CINQUIÈME PARTIE * * * * * _They also serve who only stand and wait_, MILTON Une fois encore, il se retrouva dans la solitude. Mais elle lui apparut, cette fois, comme il ne l’avait jamais vue, belle et calme, avec un visage de bonté, des yeux affectueux, et de très douces mains qui posaient sur son front leur fraîcheur apaisante. Et il sut que, cette fois, la divine compagne l’avait élu. Il n’est pas donné à tout homme d’être seul. Beaucoup gémissent de l’être, avec un secret orgueil. C’est la plainte des siècles. Elle prouve, à l’insu de ceux qui se plaignent, que la solitude ne les a pas choisis: ils ne sont pas ses familiers. Ils ont poussé la première porte et se morfondent dans le vestibule; mais ils n’ont pas eu la patience d’attendre leur tour d’entrer! ou leurs récriminations les ont fait éconduire. On ne pénètre pas dans le cœur de l’amie solitude, sans le don de la grâce, ou le bienfait de l’épreuve pieusement acceptée. Il faut laisser à sa porte la poussière de la route, les voix criardes du dehors et les pensées mesquines, égoïsme, vanité, pitoyables révoltes des affections déçues, des ambitions blessées. Il faut que, pareille aux pures ombres Orphiques, dont les tablettes d’or nous ont transmis la voix mourante, «_l’âme enfuie du cercle des douleurs_» se présente seule et nue «_à la fontaine glacée qui sort du lac de Mémoire_». C’est le miracle de la Résurrection. Celui qui vient de laisser sa dépouille mortelle et pense avoir tout perdu, découvre que d’aujourd’hui il entre dans son vrai bien. Non seulement soi-même et les autres lui sont rendus; mais il voit que jusqu’alors il ne les avait jamais eus. Dehors, dans la cohue, comment pourrait-il voir par-dessus les têtes de ceux qui l’enserrent? Et les plus proches mêmes qui, pressés contre sa poitrine, l’entraînent, il ne lui est pas possible de les regarder longuement dans les yeux. Le temps manque et le recul. On ne sent que les heurts des corps qui s’écrasent, dans leur commun destin étroitement coincés, et que charrie le torrent vaseux de la vie multitudinaire. Son fils, Clerambault ne l’a vu qu’après qu’il était mort. Et l’heure fugitive où lui et sa fille se sont reconnus était celle où les liens de l’illusion maléfique venaient d’être dénoués par l’excès de la douleur. Or, voici qu’à présent où il s’était, dans la solitude, par la voie d’éliminations successives, retranché (eût-on dit) des passions des vivants, il les retrouvait tous dans une intimité lucide. Tous, non seulement les siens, sa femme, ses enfants, mais tous ces millions d’êtres qu’il avait cru faussement jusqu’alors embrasser, dans un amour oratoire. Ils venaient tous se peindre au fond de la chambre noire. Sur la sombre rivière du Destin qui emporte l’humanité, et qu’il avait confondue avec elle, lui apparaissaient les millions d’épaves vivantes qui se débattaient,--les hommes. Et chaque homme était soi, à lui seul un monde de joies et de souffrances, de rêves et d’efforts. Et chaque homme était _moi_. Je me penche sur lui, et c’est moi que je vois. «Moi», me disent ses yeux; et son cœur me dit: «Moi!» Ah! comme je vous comprends! Que vos erreurs sont miennes! Jusque dans l’acharnement de ceux qui me combattent, je te reconnais, mon frère, je ne suis pas dupe: c’est moi! * * * * * Alors, Clerambault se mit à regarder ces hommes, non plus avec ses yeux, avec les yeux de la tête, mais avec son cœur,--non plus avec sa pensée de pacifiste, de tolstoïen, _ce qui est une autre folie_,--mais avec la pensée de chacun, et en se muant en lui. Et il découvrit ces gens qui l’entouraient, ceux qui lui étaient le plus hostiles, ces intellectuels, ces politiciens. Il aperçut leurs rides, leurs cheveux blancs, le pli amer de leur bouche, leur dos courbé, leurs jambes cassées... Tendus, crispés, près de crouler... Comme ils avaient vieilli depuis six mois! Dans les premiers temps, l’exaltation de la lutte les soutenait. Mais à mesure que le combat se prolongeait et que, quelle que fût l’issue, les ruines devenaient certaines, chacun avait ses deuils, et chacun pouvait craindre de perdre le peu--l’infini--qui lui restait. Ils ne voulaient pas trahir leur angoisse; ils serraient les dents,.. Quelle souffrance! Et chez les plus croyants, le doute avait fait sa fissure!... Chut! Il ne fallait pas le dire. Si vous me le dites, vous me tuez... Clerambault, se souvenant de Mᵐᵉ Mairet, pénétré de pitié, promettait de se taire.--Mais il était trop tard; on savait ce qu’il pensait: il était la négation, le remords vivant. Et on le haïssait. Clerambault ne leur en voulait plus. Il les eût presque aidés à replâtrer leur illusion. Quelle passion de foi à l’intérieur de ces âmes qui la sentaient menacée! Elle avait un caractère de grandeur tragique et pitoyable. Chez les politiciens, elle se compliquait du ridicule apparat de déclamations charlatanesques; chez les intellectuels, de l’entêtement burlesque de cerveaux maniaques. Mais, malgré tout, on voyait la plaie désespérée; on entendait le cri d’angoisse qui veut croire, l’appel à l’illusion héroïque. Chez de jeunes cœurs plus simples, cette foi prenait un caractère touchant. Pas de déclamations, pas de prétentions au savoir; mais une affirmation d’amour éperdu, qui a tout donné, et qui, en retour, attend une seule parole, la réponse: «C’est vrai!... Tu existes, bien-aimée, patrie, puissance divine, toi qui m’as pris ma vie et tout ce que j’aimais!...» On a envie de s’agenouiller au pied de ces pauvres petites robes noires,--mères, épouses et sœurs,--de baiser ces mains maigres qui tremblent de l’espoir et de la peur de l’au-delà, et de leur dire: «Ne pleurez pas! Vous serez consolées!» Oui, mais comment les consoler quand on ne croit pas à l’idéal qui les fait vivre et qui les tue?--La réponse longtemps cherchée lui était venue maintenant sans qu’il l’eût vue entrer: «Il faut aimer les hommes plus que l’illusion et plus que la vérité.» * * * * * L’amour de Clerambault n’était pas payé de retour. Bien que depuis plusieurs mois il n’eût rien publié, il n’avait jamais été autant attaqué. En l’automne de 1917, les violences contre lui étaient montées à un diapason inouï. Risible disproportion entre ces fureurs et la faible parole de cet homme! Il en était de même en tous les pays du monde. Une douzaine de chétifs pacifistes, isolés, encerclés, sans moyens de se faire entendre dans aucun grand journal, élevant à peine la voix, honnête mais sans éclat, déchaînaient une frénésie d’injures et de menaces. A la moindre contradiction, le monstre Opinion tombait en épilepsie.--Le sage Perrotin, qui pourtant ne s’étonnait de rien, restant coi prudemment et laissant Clerambault se perdre (puisque le cœur lui en disait!) secrètement s’effarait devant ce débordement de stupidité tyrannique. Dans l’histoire, à distance, on en rit. Mais de près, on voit la raison humaine à deux doigts de craquer. Pourquoi les hommes ont-ils plus universellement perdu leur calme dans cette guerre que dans toute autre du passé? A-t-elle été réellement plus atroce? Enfantillage! Oubli intéressé de tout ce qui s’est fait, en notre temps, sous nos yeux: Arménie, Balkaniques, répression de la Commune, guerres coloniales, nouveaux conquistadores de la Chine ou du Congo... De tous les animaux, l’espèce la plus féroce fut toujours, nous le savons, l’humaine.--Est-ce donc que les hommes ont cru davantage à la guerre d’aujourd’hui?... Bien au contraire! Les peuples d’Occident en étaient arrivés au point d’évolution, où la guerre devient si absurde que, pour la faire, il n’est plus possible de conserver sa raison. Il faut la soûler. Délirer, sous peine de mort, de mort désespérée dans le noir pessimisme. Et c’est pourquoi la voix d’un seul qui conservait sa raison jetait dans la fureur les autres qui voulaient l’oublier. Ils avaient la terreur que cette voix ne les réveillât, et qu’ils ne se retrouvassent dégrisés, tout nus, et avilis. De plus, en ce moment, les affaires tournaient mal pour la guerre. Les grandes espérances de victoire et de gloire, tant de fois rallumées, vacillaient. Il paraissait probable que, de quelque côté qu’on l’envisageât, la guerre serait pour tous une très mauvaise affaire. Ni les intérêts, ni les ambitions, ni les idéalismes n’y trouveraient leur compte. Et l’amère déception vue à court terme, des millions de sacrifices, pour un résultat nul, faisait cabrer de colère les hommes qui se savaient moralement responsables. Il leur fallait s’accuser, ou se venger sur d’autres. Le choix fut vite fait. Tous ceux qui avaient prévu, dénoncé leur échec et tâché de le prévenir, ils le leur attribuèrent. Chaque recul d’armée, chaque bévue de diplomates, se découvrit une excuse dans les machinations des pacifistes. Ces hommes impopulaires et que nul n’écoutait se trouvèrent investis par leurs adversaires du pouvoir formidable d’organiser la défaite. Pour que nul ne s’y trompât, on leur passa au cou l’écriteau: «_Défaitiste_»; comme les hérétiques du bon vieux temps, leurs frères, il ne restait plus qu’à les brûler. En attendant le bourreau, ses valets ne manquaient point. On commença par prendre, pour se faire la main, des gens inoffensifs--des femmes, des instituteurs, obscurs, ou peu connus, sachant mal se défendre.--Et puis, on s’attaqua à de plus gros morceaux. L’occasion était bonne pour les hommes politiques de se débarrasser de rivaux dangereux, détenteurs de secrets redoutables et maîtres du lendemain. Surtout, on s’appliqua, selon la vieille recette, à mêler savamment les accusations, cousant en un même sac de vulgaires aigrefins et ceux dont le caractère ou l’esprit inquiétaient,--afin qu’en ce micmac le public éberlué n’essayât même plus de distinguer un brave homme d’un gredin. Ainsi, ceux qui n’étaient pas suffisamment compromis par leurs actes l’étaient par leurs relations. En manquaient-ils, on pouvait leur en prêter: on se chargeait même, au besoin, de leur en fournir de toutes faites sur mesure de l’acte d’accusation. Pouvait-on assurer que Xavier Thouron était, quand il vint trouver Clerambault, en service commandé? Il était bien capable de venir pour son propre compte. Et qui donc eût pu dire exactement dans quelle intention? Le savait-il lui-même? Il y a toujours eu dans les marécages des grandes villes des aventuriers sans scrupules, fiévreusement désœuvrés, qui vont cherchant partout, comme les loups, «_quem devorent_». Ils ont d’énormes appétits et une curiosité de même. Pour remplir ce tonneau sans fond, tout leur est bon. Ils peuvent faire le blanc, ils peuvent faire le noir, il ne leur en coûte pas plus. Ils sont aussi bien prêts à vous jeter à l’eau qu’à s’y flanquer pour vous sauver: ils ne craignent pas pour leur peau; mais il faut nourrir l’animal qui est dedans,--et aussi, l’amuser.--S’il cessait un moment de grimacer et de bâfrer, il périrait d’ennui et de dégoût de son néant. Mais il n’y a point de risques; il est trop intelligent! Il ne s’arrêtera point pour penser, qu’il ne crève de sa belle mort, et debout, comme l’empereur romain. Nul n’aurait donc pu dire ce que Thouron voulait au juste, lorsqu’il vint pour la première fois chez Clerambault. Il était comme toujours affairé, affamé, sans but, flairant un os. Il était de ceux très rares dans la profession (ce sont les grands journalistes), qui, sans se donner la peine de lire ce dont ils parlent, peuvent s’en faire hâtivement une idée vive, brillante, qui souvent, par prodige, se trouve même assez juste. Il récita sans trop d’erreurs à Clerambault son «Évangile», et il semblait y croire. Il y croyait peut-être, pendant qu’il le disait. Pourquoi pas? Il était aussi pacifiste, à ses heures: cela dépendait du vent et de l’attitude de certains confrères, dont il prenait la suite, ou bien le contre-pied. Clerambault fut touché. Il ne s’était jamais guéri d’une confiance enfantine en le premier venu qui y faisait appel. Et puis, il n’était pas gâté par la presse de son pays. Il se laissa donc extraire, d’abondance de cœur, ses plus intimes pensées. L’autre grugeait, dévotement. Une connaissance aussi étroitement engagée ne pouvait en rester là. Il y eut échange de lettres, où l’un faisait parler, et où l’autre parlait. Thouron engageait Clerambault à mettre sa pensée en petits tracts populaires; et il se faisait fort de la répandre dans les milieux ouvriers. Clerambault hésitait, refusait. Non pas qu’il réprouvât, en principe, comme le font hypocritement les partisans de l’ordre et de l’injustice régnants, la propagande secrète d’une vérité nouvelle, quand nulle autre propagande n’est possible (toute foi opprimée couve dans les Catacombes). Mais, pour son compte, il ne se sentait pas fait pour cette action: dire tout haut ce qu’il pensait, et accepter ensuite les conséquences de sa parole, c’était son rôle; la parole se répandra d’elle-même: il n’avait pas à s’en faire le colporteur. D’ailleurs, un instinct secret, dont il eût rougi s’il lui avait permis de s’énoncer, le tenait en méfiance contre les offres de service de son commis voyageur. Il ne put toutefois mettre un frein à son zèle. Thouron publia dans son journal une apologie de Clerambault; il y racontait ses visites et ses conversations; il exposait les pensées du maître, et il les paraphrasait. Clerambault s’étonnait, en les lisant: il ne s’y reconnaissait plus. Cependant, il ne pouvait en rejeter la paternité, car il trouvait, enchâssées dans les commentaires de Thouron, des citations de ses lettres, dont les termes étaient exacts. Il s’y reconnaissait encore moins. Les mêmes mots, les mêmes phrases, prenaient dans le contexte où ils étaient greffés, un accent, une couleur, qu’il ne leur avait point donnés. Ajoutez que la censure, investie du salut de l’État, avait, dans les citations, coupé de-ci de-là des demi-lignes, des lignes, des fins de paragraphes, parfaitement innocents, mais dont la suppression suggérait à l’esprit surchauffé du lecteur les pires iniquités. L’effet d’une telle campagne ne se fit pas attendre; c’était de l’huile sur le feu. Clerambault ne savait à quel saint se vouer, pour décider son défenseur à se taire. Il ne pouvait lui en vouloir, car Thouron ramassait sa part de menaces et d’injures, largement, sans sourciller; son cuir en avait vu d’autres! Quand ils eurent été tous deux copieusement arrosés, Thouron s’attribua des droits sur Clerambault; et, après avoir essayé de lui faire prendre des actions de son journal, il l’inscrivit, sans le prévenir, dans le Comité d’honneur. Il trouva fort mauvais que Clerambault qui l’apprit, quelques semaines plus tard, n’en fût pas satisfait. Leurs relations en furent refroidies, sans qu’il cessât, pourtant, d’arborer, de loin en loin, dans ses articles, le nom de «son illustre ami»... Celui-ci se laissait faire, trop heureux d’en être quitte, à ce compte. Il l’avait perdu de vue, lorsqu’il apprit, un jour, que Thouron était arrêté. On l’inculpait dans une affaire d’argent, assez malpropre, où la hantise du temps voyait la main de l’ennemi. La justice, docile au mot d’ordre d’en haut, ne pouvait manquer de trouver un lien entre ces tripotages et l’activité soi-disant pacifiste que Thouron exerçait dans son journal, d’une façon irrégulière, incohérente, en la coupant de brusques accès d’exterminisme. On le rattacha, comme il convenait, au «grand complot Défaitiste»; et le dépouillement de sa correspondance permit d’y compromettre tous ceux que l’on voulut: comme il avait eu soin de garder toutes ses lettres, et qu’il en avait de tous les partis, on n’avait que l’embarras du choix. On choisit. Clerambault apprit, par les journaux, qu’il était un des élus. Ils exultaient!--Enfin! On le tenait donc! Tout s’expliquait maintenant. Car, n’est-ce pas? pour qu’un homme pense autrement que tout le monde, il faut qu’il y ait là-dessous quelque vilain mobile; cherchez, et vous trouverez... On avait trouvé. Sans plus attendre, un journal parisien annonça «la trahison» de Clerambault. Il n’y en avait point trace dans les dossiers de justice; mais la justice laisse dire, elle ne rectifie pas: ce n’est pas elle qui est en cause. Clerambault, convoqué chez le juge d’instruction, priait en vain qu’on lui dît son délit. Le juge était poli, lui montrait les égards qu’on devait à un homme de sa notoriété; mais il ne semblait nullement pressé d’en finir; il avait l’air d’attendre... Quoi donc?--Le délit. * * * * * Mᵐᵉ Clerambault n’avait pas l’esprit d’une Romaine--ou de cette fière Israélite, dans l’affaire célèbre qui divisa la France, il y a quelque vingt ans--que l’injustice publique, liguée contre le mari, liait plus étroitement à lui. Elle avait le respect instinctif et peureux de la bourgeoisie française pour la justice officielle. Bien qu’elle eût toutes les raisons de savoir que l’inculpation de Clerambault était sans fondement, être inculpé lui paraissait un déshonneur, dont elle se sentait éclaboussée. Elle ne le supporta pas en silence. En réponse à ses reproches, Clerambault prit, sans le faire exprès, l’attitude la plus propre à l’exaspérer. Au lieu de riposter, ou du moins de se défendre, il disait: --Ma pauvre femme!... Mais oui, je te comprends... C’est malheureux pour toi... Mais oui, tu as raison... Et il attendait que la douche fût finie. Cette acceptation démontait Mᵐᵉ Clerambault, qui enrageait de ne pas trouver prise; elle savait parfaitement que, tout en lui donnant raison, il ne modifierait rien à sa façon d’agir. En désespoir de cause, elle lui cédait la place et s’en allait déverser sa rancœur dans le sein de son trère. Léo Camus ne s’embarrassait pas de ménagements. Il l’engageait à divorcer. Il lui en faisait un devoir. C’était trop demander. La répugnance traditionnelle au divorce, réveillant en cette honnête bourgeoise sa fidélité profonde, lui faisait trouver le remède pire que le mal. Les deux époux restaient ensemble; mais leur intimité était perdue. Rosine était presque toujours absente: pour oublier sa peine, elle préparait un examen d’infirmière, et une partie de ses journées se passait hors de la maison. Même quand elle y était, sa pensée n’y était point. Clerambault n’avait pas repris sa place d’autrefois dans le cœur de sa fille; un autre l’occupait: Daniel. Elle répondait froidement aux avances affectueuses de son père: c’était une façon de le punir d’avoir causé sans le vouloir l’éloignement de l’ami. Elle s’en rendait compte, et elle était trop juste pour ne pas se le reprocher; mais elle n’y changeait rien: l’injustice soulage. Daniel n’oubliait pas plus qu’il n’était oublié. Il n’était pas fier de sa conduite; et, pour s’en atténuer le remords, il en attribuait la responsabilité à son entourage, dont l’opinion tyrannique avait fait pression sur lui. Il n’en était pas plus satisfait. Le hasard vint au secours des deux boudeurs amoureux. Blessé assez sérieusement, bien que sans danger, Daniel fut ramené à Paris. Pendant sa convalescence, il rencontra Rosine. C’était près du square du Bon Marché. Il hésita, un instant. Mais elle n’hésita pas; elle vint à lui, ils entrèrent dans le square et commencèrent un long entretien qui, d’abord embarrassé, entrecoupé de reproches et d’aveux, aboutit à un parfait accord. Ils étaient si bien absorbés dans leurs tendres explications qu’ils ne virent point passer Mᵐᵉ Clerambault. La bonne dame, suffoquée de cette rencontre à laquelle elle était loin de s’attendre, se hâta de rentrer au logis pour faire part de la nouvelle à Clerambault:--car elle ne pouvait se tenir de lui parler, malgré leur mésentente. A son récit indigné, (elle ne pouvait admettre l’intimité de sa fille avec un homme dont la famille leur avait fait un affront), Clerambault ne répondit rien, selon sa nouvelle habitude. Il souriait, hochait la tête, et finalement il dit: --Parfait. Mᵐᵉ Clerambault s’interrompit, haussa les épaules, et fit mine de sortir; près de la porte de la chambre, elle se retourna et dit avec dépit: --Ces gens t’ont insulté; ta fille et toi vous étiez d’accord pour qu’on cessât de les voir. A présent, ta fille qui s’est fait refuser par eux leur fait des avances; et tu trouves cela parfait! Il n’y a plus moyen de comprendre. Vous êtes fous. Clerambault essaya de lui prouver que le bonheur de sa fille n’était pas qu’elle pensât comme lui, et que Rosine avait bien raison de réparer pour son compte les sottises de son père. --Tes sottises... Oh! pour cela, fit Mᵐᵉ Clerambault, c’est la seule parole sensée que tu aies dite de ta vie. --Tu vois bien! dit Clerambault.--Et il lui fit promettre de ne parler de rien à Rosine: qu’elle fût fibre d’arranger à sa guise son petit roman. Quand Rosine rentra, elle était radieuse, mais ne raconta rien. Mᵐᵉ Clerambault eut grand’peine à se taire. Clerambault observait avec un affectueux amusement le bonheur revenu sur le visage de sa fille. Il ne savait pas exactement ce qui s’était passé; mais il s’en doutait bien:--Rosine l’avait gentiment jeté par-dessus bord. Les deux amoureux avaient conclu leur entente, aux dépens des parents. Tous deux avaient blâmé, avec une admirable équité, les exagérations opposées de ces vieilles gens. Les années de souffrance dans la tranchée avaient, sans ébranler son patriotisme, désabusé Daniel de l’étroit fanatisme de sa famille. Et Rosine--donnant donnant--avait admis doucement que son père s’était trompé. Elle n’avait pas eu un grand effort à faire pour mettre d’accord son cœur pieux et un peu fataliste avec l’acquiescement stoïque de Daniel à l’ordre établi. Ils étaient bien décidés à aller leur chemin ensemble, sans plus se soucier des dissentiments de ceux qui, comme on dit, venaient avant eux,--que, plus exactement, ils laissaient derrière eux. Ils ne voulaient pas davantage se préoccuper de l’avenir. Comme des millions d’êtres, ils ne demandaient au monde que leur part de bonheur actuel et fermaient les yeux sur le reste. Mᵐᵉ Clerambault était sortie, dépitée que sa fille n’eût rien dit de sa rencontre. Clerambault et Rosine rêvassaient, chacun de son côté: Clerambault, assis à sa fenêtre et fumant; Rosine, tenant un journal, qu’elle ne lisait pas. Ses yeux heureux, qui erraient, cherchant à revoir les détails de la scène de tout à l’heure, rencontrèrent le visage fatigué de son père. Il avait une expression de mélancolie qui la frappa. Elle se leva et, debout derrière lui, elle posa la main sur l’épaule de Clerambault et dit, avec un petit soupir de compassion qui dissimulait mal la joie intérieure: --Pauvre papa! Clerambault, levant les yeux, regarda Rosine, dont les traits rayonnaient malgré elle. --Et elle, dit-il, la petite, elle n’est donc plus pauvre? Rosine rougit. --Pourquoi dis-tu cela? fit-elle. Clerambault la menaça du doigt. Rosine penchée sur lui, par derrière, appuya sa joue contre la joue de son père. --Elle n’est plus pauvre? répéta-t-il. --Non, dit-elle, elle est très riche, au contraire. --Dis un peu ce qu’elle a... --Elle a... d’abord, son cher papa... --Oh! la petite menteuse! dit Clerambault, essayant de se dégager et de la regarder en face. Rosine lui couvrit les yeux, la bouche avec ses mains. --Non, je ne veux plus que tu regardes, je ne veux plus que tu parles... Elle l’embrassa, et redit, en le câlinant: --Pauvre papa! * * * * * Elle avait donc échappé aux soucis de la maison; et elle ne tarda même pas à s’envoler du nid. Elle avait achevé ses examens d’infirmière et fut envoyée à un hôpital de province. Les Clerambault sentirent plus péniblement le vide de leur foyer. Le plus solitaire des deux n’était pas Clerambault. Il le savait, et plaignait sincèrement sa femme, pas assez forte pour le suivre, ni pour se détacher de lui. Lui, quoi qu’il arrivât maintenant, ne serait plus jamais dénué de sympathies. La persécution même les ferait naître, ou pousserait les plus réservées à s’exprimer.--Et juste à ce moment, lui en vint une bien chère. Un jour qu’il était seul dans l’appartement, on sonna; il ouvrit. Une dame qu’il ne connaissait pas lui tendit une lettre, en disant son nom. Dans l’obscurité du vestibule, elle croyait s’adresser à un domestique, puis s’aperçut de la méprise. Il voulut la faire entrer. --Non, dit-elle, je ne suis que la messagère. Elle partit. Mais après son départ, il trouva un petit bouquet de violettes, qu’elle avait déposé sur le coffre près de la porte. La lettre disait: «_Tu ne cede malis,_ _sed contra audentior ito_... «Vous combattez pour nous. Notre cœur est en vous. Versez-nous votre souffrance. Je vous verse mon espérance, ma force et mon amour,--moi qui ne puis agir,--qui ne puis agir que par vous.» * * * * * Cette chaleur juvénile et les derniers mots, un peu mystérieux, émurent et intriguèrent Clerambault. Il évoquait l’image de la visiteuse, sur son seuil. Elle n’était plus très jeune: des traits bien dessinés, des yeux bruns et sérieux qui souriaient dans un visage fatigué. Où l’avait-il vue déjà? Tandis qu’il la fixait, l’image s’effaça. Il la retrouva, deux ou trois jours après, à quelques pas de lui, dans une allée du Luxembourg. Elle passait. Il traversa l’allée, pour la rejoindre. Elle s’arrêta, en le voyant venir. Il lui demanda, la remerciant, pourquoi elle était partie si vite, sans se faire connaître. Et il s’aperçut à ce moment qu’il la connaissait depuis longtemps. Il la rencontrait naguère au Luxembourg, ou dans les rues autour, avec un grand garçon qui devait être son fils. Chaque fois qu’il les croisait, leurs regards le saluaient d’un sourire de respect familier. Et sans qu’il sût leur nom, sans qu’ils eussent jamais échangé une parole, ils faisaient partie, pour lui, de ces ombres amicales qui escortent notre vie quotidienne, et que nous ne remarquons pas toujours quand elles sont là, mais qui nous laissent un vide quand elles ont disparu. C’est pourquoi sa pensée se reporta aussitôt de la femme qui était devant lui au jeune compagnon qui manquait, à ses côtés. Et il dit, dans un élan d’intuition imprudente: (car, en ces temps de deuil, qui savait ceux qui étaient encore du nombre des vivants?) --C’est votre fils qui m’a écrit? --Oui, dit-elle. Il vous aime bien. Nous vous aimons depuis longtemps. --Qu’il vienne! Une ombre de tristesse enveloppa le visage de la mère. --Il ne le peut pas. --Où donc est-il? Au front? --Ici. Après un instant de silence, Clerambault demanda: --Il est blessé? --Voulez-vous le voir? dit la mère. Clerambault l’accompagna. Elle se taisait. Il n’osait la questionner. Il dit: --Du moins, vous, vous l’avez toujours... Elle comprit et lui tendit la main: --Nous sommes bien proches l’un de l’autre. Il insista: --Mais pourtant, vous l’avez. --J’ai son âme, dit-elle. Ils étaient arrivés à la maison,--une vieille demeure XVIIᵉ siècle, dans une de ces rues étroites et antiques, entre le Luxembourg et Saint-Sulpice, où subsiste encore la fierté recueillie du vieux Paris. La grande porte, même en plein jour, était fermée. Mᵐᵉ Froment, devançant Clerambault, monta le perron de quelques marches, au fond de la cour dallée, et entra dans l’appartement du rez-de-chaussée. --Mon petit Edme, dit-elle en ouvrant la porte de la chambre, une surprise!... Devine!... * * * * * Clerambault vit un jeune homme, étendu dans un lit, et qui le regardait. La blonde figure de vingt-cinq ans, que rosissait le soleil du soir, était illuminée par deux yeux intelligents, et paraissait si saine et si reposée qu’on ne pensait pas à la maladie, d’abord, en la voyant. --Vous!... dit-il, vous ici!... Une joyeuse surprise rendit ses traits plus jeunes encore. Mais ni le corps, ni les bras que les draps recouvraient ne firent un mouvement; et Clerambault, s’approchant, remarqua que la tête seule vivait. --Maman, tu m’as trahi... disait Edme Froment. --Vous ne vouliez donc pas me voir? demanda Clerambault, penché sur l’oreiller. --Ce n’est pas tout à fait cela, dit Edme. Je ne tenais pas beaucoup à être vu. --Et pourquoi? dit Clerambault, d’une bonne voix, qu’il tâchait de faire rieuse. --Parce qu’on n’invite pas les gens à venir, quand on n’est plus chez soi. --Et où donc êtes-vous? --Ma foi, je pourrais jurer... dans une momie d’Egypte. Il indiqua du regard le lit, son corps immobile. --La vie n’y est plus, dit-il. --Tu es le plus vivant de nous tous, protesta une voix près de lui. Clerambault remarqua, de l’autre côté du lit, un grand jeune homme, de l’âge d’Edme Froment, qui semblait plein de force et de santé. Edme Froment sourit et dit à Clerambault: --Mon ami Chastenay a tant de vie qu’il m’en prête. --Ah! si je pouvais te la donner! dit l’autre. Les deux amis échangèrent un regard affectueux. Chastenay continua: --Je ne ferais que te rendre une partie de ce que j’ai reçu de toi. Et s’adressant à Clerambault: --C’est lui qui nous soutient tous. N’est-ce pas, Madame Fanny? La mère dit tendrement: --Mon grand fils!... C’est bien vrai. --Vous abusez, dit Edme, de ce que je ne peux plus me défendre... (Parlant à Clerambault.) Vous le voyez, je suis pris, je ne puis bouger. --Blessé? --Paralysé. Clerambault n’osa pas demander de détails. --Vous ne souffrez pas? dit-il. --Je devrais peut-être le souhaiter; la douleur est encore un lien qui nous rattache au rivage. Mais j’avoue que je m’accommode du lourd silence de ce corps où je suis engainé... N’en parlons plus. Du moins, l’esprit est libre. S’il n’est pas vrai qu’il «_agitat molem_», il s’en évade souvent. --L’autre jour, dit Clerambault, il est venu me visiter. --Ce n’est pas la première fois. Souvent, il est allé à vous. --Je me croyais si bien seul... --Vous souvenez-vous, dit Edme, de la parole de Randolph à Cecil: «_La voix d’un homme seul est capable en une heure de mettre en nous plus de vie que le fracas de cinq cents clairons sonnant sans trêve?_» --C’est aussi vrai de toi, dit Chastenay. Froment sembla ne pas l’entendre et reprit: --Vous nous avez éveillés. Clerambault regarda les beaux yeux courageux et calmes du gisant, et dit: --Ces yeux n’en avaient pas besoin. --Ils n’en ont plus besoin, dit Edme. On voit mieux à distance, quand on s’est éloigné. Mais quand j’étais tout près, je ne distinguais rien. --Dites-moi ce que vous voyez... --Il se fait tard, dit Edme, je suis un peu fatigué... Voulez-vous une autre fois? --Je reviendrai demain. Clerambault sortit, et Chastenay le rejoignit. Il éprouvait le besoin de confier à un cœur qui pût en sentir la peine et la grandeur la tragédie dont son ami était le héros et la victime. Edme Froment, atteint d’un éclat d’obus à la colonne vertébrale, frappé en pleine vigueur, était un des jeunes chefs intellectuels de sa génération, beau, ardent, éloquent, débordant de vie et de rêve, amoureux et aimé, noblement ambitieux. Maintenant, un mort vivant. Sa mère, qui avait mis en lui tout son orgueil et son amour, le voyait condamné. Leur peine devait être immense; mais chacun la cachait à l’autre; et cette contrainte les défendait. Ils étaient fiers l’un de l’autre. Elle le soignait, le lavait, le faisait manger, comme un petit enfant. Et lui, se faisant calme pour lui donner le calme, la portait à son tour sur les ailes de son esprit. --Ah! disait Chastenay, on devrait avoir des remords de vivre et d’être sain, de posséder des bras pour étreindre la vie, des jarrets souples pour marcher et bondir, de boire à pleine poitrine cette fraîcheur d’air bénie... Il ouvrait les bras en parlant, levait la tête, respirait largement. --Et le pire, reprit-il, baissant la tête et la voix, comme honteux,--le pire, c’est que je n’en ai pas. Clerambault ne put s’empêcher de sourire. --Oui, ce n’est pas héroïque, continua Chastenay. Et pourtant, j’aime Froment, comme nul autre au monde. Je me désole de son sort... Mais c’est plus fort que moi. Quand je pense à ma chance, parmi tant de sacrifiés, d’être ici en ce moment, ici avec tous mes sens, j’ai beaucoup de peine à ne pas montrer ma joie... Ah! c’est trop bon de vivre tout entier!... Pauvre Froment!... Vous me trouvez terriblement égoïste? --Mais non, dit Clerambault. Vous parlez selon la saine nature. Si tous étaient sincères comme vous, l’humanité ne serait pas la proie du plaisir vicieux de la gloire dans la souffrance. Vous avez d’ailleurs tous les droits de savourer la vie, après avoir passé par l’épreuve. (Il montrait la croix de guerre sur la poitrine du jeune homme). --J’y ai passé et j’y retourne, dit Chastenay. Mais croyez bien que je n’y ai aucun mérite! Car je ne le ferais pas, si je pouvais faire autrement. Inutile de nous jeter de la poudre aux yeux. La poudre, aujourd’hui, sert à d’autres usages. On n’arrive pas à sa troisième année de guerre, en ayant conservé l’amour du risque ou l’indifférence au danger, si tant est qu’on l’eut au commencement. Et je l’avais, je dois l’avouer. J’étais un bon puceau de l’héroïsme. Mais il y a beau temps que j’ai perdu ma virginité! Elle était faite d’ignorance autant que de rhétorique. Une fois qu’elles sont tombées, le non-sens de la guerre, l’idiotie des massacres, la laideur, la duperie de ces affreux sacrifices crèvent les yeux des plus bornés. Et s’il ne serait pas viril de fuir l’inévitable, on ne fait rien non plus pour chercher ce qu’on peut éviter. Le grand Corneille était un héros de l’arrière. Ceux de l’avant que j’ai connus étaient, presque toujours, des héros malgré eux. --C’est l’héroïsme vrai, dit Clerambault. --C’est celui de Froment, répondit Chastenay. Le héros faute de mieux, faute de pouvoir être un homme... Mais ce qui le rend si cher, c’est qu’il est, malgré tout, un homme. * * * * * ⁂ Clerambault vérifia la justesse de cette parole, dans le long entretien qu’il eut, le lendemain, avec Froment. Si la fierté de Froment ne se démentait pas dans la ruine de sa vie, il y avait d’autant plus de mérite qu’il n’avait jamais professé le culte de l’abnégation. Il avait eu de vastes espoirs, de robustes ambitions, que justifiaient ses dons et sa jeunesse heureuse. Pas un jour, il ne s’était fait, comme Chastenay, d’illusions sur la guerre. Il en avait tout de suite percé à jour la désastreuse ineptie. Il ne le devait pas seulement à son ferme esprit, mais à l’inspiratrice qui, depuis son enfance, avait tissé l’âme de son fils du plus pur de la sienne. Mᵐᵉ Froment, que Clerambault trouvait presque toujours quand il venait voir Edme, se tenait à l’écart, assise près de la fenêtre, travaillant, de temps en temps enveloppant son fils d’un regard tendre. Elle était une de ces femmes qui, sans posséder une intelligence exceptionnelle, ont le génie du cœur. Veuve d’un médecin beaucoup plus âgé qu’elle, et dont l’ample intelligence avait fécondé la sienne, elle n’avait eu dans sa vie que ces deux profondes affections, bien différentes entre elles: presque filiale pour le mari, presque amoureuse pour le fils. Le docteur Froment, homme instruit, d’esprit original, qu’il dissimulait sous des formes d’une douce politesse attentive à ne pas blesser les autres en se distinguant d’eux, avait été grand voyageur, pendant une partie de sa vie; il avait visité à peu près toute l’Europe, l’Égypte, la Perse et l’Inde; curieux non seulement de science, mais de religion, il s’intéressait particulièrement aux expressions nouvelles de la foi dans le monde: Bâbisme, Christian Science, doctrines théosophiques. En relations avec le mouvement pacifiste, ami de la baronne de Suttner, qu’il avait connue à Vienne, il voyait venir depuis longtemps la grande catastrophe, à laquelle l’Europe et ceux qu’il aimait étaient promis. Mais homme de courage, habitué à regarder les injustices de la nature, il avait cherché moins à se faire illusion ou à leurrer les siens sur l’avenir, qu’à leur faire l’âme forte pour supporter l’assaut de la vague qui accourait. Bien plus que ses paroles, son exemple avait eu sur sa femme--sinon sur le fils encore enfant, à l’époque de sa mort,--une vertu sacrée. Atteint du mal lent et cruel qui devait l’enlever,--un cancer de l’intestin,--il avait, jusqu’au dernier jour, poursuivi tranquillement sa tâche accoutumée, entourant ses aimés de sa sérénité. Mᵐᵉ Froment avait conservé dans son cœur cette noble image, comme un dieu intérieur. La piété pour son compagnon mort tenait en elle la place de la religion chez d’autres. Sans croyance arrêtée sur l’autre vie, elle le priait, chaque jour, surtout aux heures intenses, comme un ami toujours présent, qui veille et qui conseille. Par ce singulier phénomène de reviviscence qu’on observe souvent après la mort d’un être cher, l’essence de l’âme du mari semblait avoir passé en elle. C’est pourquoi son fils avait grandi dans une atmosphère de pensée aux calmes horizons, bien différents des paysages fiévreux, où poussait la jeune génération d’avant 1914, inquiète, ardente, agressive, irritée par l’attente... Quand la guerre éclata, Mᵐᵉ Froment n’eut pas besoin de se défendre ni de défendre son fils contre les entraînements de la passion nationale: à tous deux elle était étrangère. Ils n’essayèrent pas non plus de résister à l’inévitable. Il y avait si longtemps que le malheur était en marche! Il s’agissait de le soutenir sans plier, en sauvant ce qui devait être sauvé: la fidélité de l’âme à sa foi. Mᵐᵉ Froment n’estimait pas qu’il fût nécessaire d’être «au-dessus de la mêlée», pour la dominer; et ce que firent par leurs articles deux ou trois écrivains de France, d’Angleterre, d’Allemagne, pour la réconciliation internationale, elle l’accomplit dans sa sphère limitée, plus simplement, mais plus efficacement. Elle avait conservé ses anciennes relations; et sans paraître gênée dans ces milieux infectés d’esprit de guerre, sans jamais entreprendre de vaines démonstrations contre la guerre, elle était, par sa seule présence, par sa parole tranquille, son lucide regard, son jugement mesuré, par le respect qu’inspirait sa bonté, le meilleur frein aux exagérations insanes de la haine. Elle répandait aussi dans les foyers susceptibles d’en être touchés les messages des libres Européens, les articles de Clerambault, qui n’en sut jamais rien; et elle eut la satisfaction de voir qu’ils atteignaient les cœurs. Sa plus grande joie fut que son fils lui-même en fut transformé. Edme Froment n’avait rien d’un pacifiste tolstoyen. Au début de la guerre, il la jugeait une bêtise, encore bien plus qu’un crime. Si on l’eût laissé libre, il se fût retiré de l’action, comme Perrotin, dans le haut dilettantisme de l’art et de la pensée. Il n’eût pas essayé de combattre l’opinion, car il le jugeait vain: il ressentait alors pour la folie du monde plus de mépris que de pitié. Sa participation forcée à la guerre l’avait contraint à reconnaître que cette folie était si largement payée par la souffrance qu’il était superflu d’ajouter le mépris à la condamnation. L’homme se faisait à lui-même son enfer sur la terre: il n’avait pas besoin d’un autre arrêt. Et dans le même temps, la parole de Clerambault, qui lui était parvenue pendant une permission à Paris, lui avait révélé qu’il avait mieux à faire qu’à s’ériger en juge de ses compagnons de chaîne: en partageant leur charge, tâcher de les délivrer. Seulement, le jeune disciple allait plus loin que le maître. Clerambault, dont la nature affectueuse, un peu faible, trouvait sa joie dans sa communion avec les autres hommes, et qui souffrait de s’en séparer, même dans leurs erreurs, doutait perpétuellement de soi, regardait à droite, à gauche, cherchait dans les yeux de la foule humaine un assentiment à sa propre pensée, et s’épuisait en efforts infructueux pour concilier sa loi intérieure avec les aspirations et les luttes sociales de son temps. Froment, le gisant, qui était doué d’une âme de chef dans un corps asservi, affirmait, sans un doute, le devoir absolu, pour qui porte la flamme d’un idéal puissant, de le dresser au-dessus des têtes de ses compagnons. Pourquoi chercherait-il à l’effacer timidement et à la fondre parmi la masse des autre lueurs? Il est faux, le lieu-commun des démocraties, que «Voltaire a moins d’esprit que Tout-le-monde»!... «_Democritus ait: Unus mihi pro populo est... L’un vaut pour moi les milliers_»...--La foi de notre temps voit dans le groupe social le faîte de l’évolution humaine. Qui le prouve? Moi, je vois, disait Froment, ce faîte dans l’individualité supérieure. Des millions d’hommes ont vécu et sont morts pour que surgisse une fleur suprême de pensée. Car telles sont les manières fastueuses et prodigues de la nature. Elle dépense des peuples, pour créer un Jésus, un Bouddhâ, un Eschyle, un Vinci, un Newton, un Beethoven. Mais sans ces hommes, que seraient-ils, ces peuples? Que serait l’humanité?... Nous ne relevons pas l’idéal égoïste du Surhomme. Un homme qui est grand est grand _pour_ tous les hommes. Son individualité exprime des millions d’hommes, et souvent elle les guide. Elle est l’incarnation de leurs forces secrètes, de leurs plus hauts désirs. Elle les concentre, et déjà elle les réalise. Le seul fait qu’un homme a été Christ, a exalté, soulevé au-dessus de la terre, des siècles d’humanité et a versé en eux des énergies divines. Et bien que dix-neuf siècles se soient écoulés depuis, les millions d’hommes n’ont jamais atteint à la hauteur du modèle, mais ne se lassent pas d’y aspirer.--L’idéal individualiste ainsi compris est plus fécond pour la société humaine que l’idéal communiste, qui conduit à la perfection mécanique de la fourmilière. A tout le moins, est-il indispensable à l’autre, comme correctif et comme complémentaire. Ce fier individualisme, que Froment exprimait en paroles brûlantes, affermissait l’esprit toujours un peu chancelant de Clerambault, indécis par bonté, doute de soi, et effort pour comprendre les autres. Froment lui rendit encore un autre service. Plus instruit que lui de la pensée mondiale, ayant, par sa famille, des relations parmi les intellectuels de tous les pays, et lisant quatre ou cinq langues étrangères, Froment révéla à Clerambault les autres grands isolés qui, dans chaque nation, combattaient pour les droits de la conscience libre,--tout ce travail souterrain de la pensée comprimée, qui s’acharnait à chercher la vérité. Spectacle bien consolant: que l’époque de la plus effroyable tyrannie morale qui ait pesé, depuis l’inquisition, sur l’âme de l’humanité, ait échoué à étouffer dans une élite de chaque peuple l’indomptable volonté de rester libre et vrai! Certes, ces individualités indépendantes étaient rares, mais leur pouvoir en était d’autant plus grand. Leur silhouette se découpait, saisissante, sur l’horizon vide. Dans la chute des peuples au fond du précipice où s’écrasent les millions d’âmes en un tas informe, leur voix retentissait comme le seul verbe humain. Et leur action s’affirmait par la rage de ceux qui la niaient. Il y a un siècle, Chateaubriand écrivait: «_Lutter désormais est vain. Être est la seule chose qui importe._» Mais il ne voyait pas qu’ «_être_», en notre temps, être soi, être libre, est le plus grand des combats. Les êtres qui sont eux-mêmes dominent, par le seul fait du nivellement des autres. * * * * * Clerambault n’était pas le seul à éprouver le bienfait de l’énergie de Froment. Presque à chaque visite, il rencontrait au chevet du jeune homme quelque ami qui venait, sans se l’avouer peut-être, autant pour chercher du réconfort que pour en apporter. Deux ou trois jeunes gens, de l’âge de Froment; les autres, hommes âgés, ayant passé la cinquantaine, vieux amis de la famille, ou qui connaissaient Froment déjà avant la guerre. L’un d’eux, vieil helléniste, au sourire fin et distrait, avait été son professeur. Il y avait aussi là un sculpteur aux cheveux gris, masque huileux et creusé de sillons tragiques; un gentilhomme campagnard, qui avait le poil ras, le teint rouge, et la tête carrée d’un rude paysan; et un médecin à barbe blanche, figure fatiguée, empreinte de douceur, où le regard frappait par l’expression complexe des deux yeux: l’un, qui observait bien, avec une lueur de scepticisme, et l’autre, mélancolique, qui paraissait rêver. Ces hommes qui se trouvaient quelquefois réunis chez le malade, ne se ressemblaient guère. On eût noté dans le petit groupe toutes les nuances de pensée,--du catholique au libertaire, et même au bolcheviste, (comme prétendait l’être un des jeunes camarades de Froment). On eût retrouvé en eux les empreintes des ancêtres intellectuels les plus variés: de Lucien l’ironique, dans le vieil helléniste; des chroniqueurs français de la collection Michaud, chez le comte de Coulanges, qui, le soir, dans son domaine, se délassait de l’élevage et des engrais chimiques, en savourant la langue de drap d’or de Froissart et celle, buissonneuse et juteuse, de ce fripon de Gondi. Le sculpteur ravinait son front à découvrir une métaphysique dans Beethoven et Rodin. Et le docteur Verrier, qui avait pour le paradis des religions le sourire désabusé de l’homme de science, transposait dans le royaume d’hypothèses de la biologie, ou dans les équations fulgurantes de la physique et de la chimie modernes, le coin de merveilleux dont il avait besoin. Bien qu’il participât douloureusement aux épreuves du jour, l’ère de guerre s’effaçait à ses yeux, déjà dans le lointain, avec sa gloire gluante, devant les découvertes héroïques de la pensée, qu’un nouveau Newton, le libre Allemand Einstein, accomplissait, parmi l’égarement humain. Ainsi, entre ces hommes, tout semblait différent: et la forme de l’esprit, et le tempérament. Mais tous étaient d’accord en ceci, qu’ils ne dépendaient d’aucun parti, que tous pensaient par eux-mêmes, et que tous avaient le respect et l’amour de la liberté,--de la leur et de celle des autres. Que compte le reste? A l’époque où nous sommes, tous les cadres anciens, les partis politiques, religieux, ou sociaux, s’effondrent; et c’est un mince progrès de se dire socialiste, ou bien républicain, plutôt que monarchiste, si ces castes s’accommodent de nationalisme d’État, ou de foi, ou de classe. Il n’est plus aujourd’hui que deux sortes d’esprits: ceux qui s’enferment dans des barrières; et ceux qui sont ouverts à tout ce qui est vivant, ceux qui portent en eux l’humanité entière, jusqu’à leurs ennemis. Ces hommes, si peu nombreux qu’ils soient, forment sans le savoir, la vraie Internationale, celle qui repose sur le culte de la vérité et de la vie universelles. Et trop faibles chacun (ils le savent), pour embrasser leur immense idéal, leur idéal les embrasse tous. Et tous unis en lui, ils s’acheminent, chacun par un chemin différent, vers le Dieu inconnu. Ce qui attirait en ce moment ces libres âmes diverses autour d’Edme Froment, c’est qu’elles percevaient obscurément en lui le point où se rencontraient leurs lignes, le carrefour d’où l’on voit tous les chemins de la forêt. Froment n’avait pas toujours été celui qui réunit. Tant qu’il était resté maître de son corps et sain, il suivait, lui aussi, sa route à part des autres. Mais depuis que sa course avait été brisée, il s’était établi--après une période d’amère désespérance, dont il ne laissa rien voir aux yeux de ceux qui l’entouraient--à la croix des chemins. L’impossibilité même où il était d’agir lui permettait d’embrasser l’ensemble de l’action et d’y participer en esprit. Il voyait les courants divers--patrie, révolution, lutte d’États ou de classes, science et foi,--comme les forces mêlées d’une rivière torrentueuse, avec ses rapides, ses remous et ses ensablements: elle semble se briser parfois, ou revenir en arrière, ou dormir; mais elle avance toujours, irrésistiblement. Et la réaction même est poussée en avant. Et lui, le jeune crucifié à la croix des chemins, il épousait tous les courants, le fleuve entier. Clerambault retrouvait en lui quelques traits de Perrotin. Mais des mondes séparaient Froment de Perrotin. Car si, comme ce dernier, il ne niait rien de ce qui est, et s’il cherchait à tout comprendre, c’était avec une âme enflammée. Tout était, dans son cœur, mouvement et passion ordonnée. Tout, la vie et la mort, tout marchait et montait. Et lui-même, immobile. * * * * * Cependant, l’heure était sombre. On venait de passer le tournant de l’année 17 à 18. Les nuits d’hiver brumeuses étaient lourdes de l’attente de la ruée suprême des armées allemandes. Depuis des mois, elle s’annonçait par de menaçantes rumeurs; les raids des Gothas sur Paris, déjà, y préludaient. Les hommes de la guerre jusqu’au bout affectaient l’assurance, les journaux continuaient de hâbler, et Clemenceau n’avait jamais mieux dormi. Mais la tension des esprits se manifestait à l’âpreté croissante des haines civiles. On détournait sur les suspects de l’intérieur--les défaitistes, les pacifistes,--les angoisses publiques. Les procès de trahison réchauffaient, amusaient, le moral de l’arrière. On voyait se multiplier les mouchards Cornéliens, les dénonciateurs patriotiques, les témoins fanatiques; et l’aboiement de l’Accusateur public poursuivait furieusement durant des jours entiers les misérables bêtes traquées. Aussi, quand se leva, vers la fin du mois de mars, l’offensive allemande suspendue sur Paris, la haine sacrée entre concitoyens atteignit son zénith; et nul doute que si l’invasion avait fait sa trouée, avant qu’elle eût atteint les portes de la Ville, le poteau de Vincennes, cet autel de la Patrie vindicative et menacée, eût reçu ses victimes, innocentes ou coupables, prévenues ou jugées. Clerambault fut plusieurs fois apostrophé dans la rue. Il ne s’en émouvait pas. Peut-être ne se rendait-il pas très bien compte du danger. Moreau le trouva, un jour, en train de discuter, au milieu d’un groupe de passants, avec un jeune bourgeois à l’air rageur, qui l’avait interpellé d’une façon blessante. Tandis qu’il parlait, on entendit à proximité l’explosion d’un obus de la «grosse Bertha». Clerambault ne parut pas le remarquer; et tranquillement il continuait d’exposer au colérique sa façon de penser. Il y avait quelque chose de comique dans cette obstination; et le cercle d’auditeurs qui, en bons Français, le sentirent, échangea des quolibets, pas très polis, mais dépourvus de méchanceté. Moreau prit le bras de Clerambault, pour l’entraîner. Clerambault s’arrêta, regarda les gens qui riaient, saisit à son tour le comique de la situation, et rit avec les autres. --Quel vieux fou!... Hein! dit-il à Moreau qui l’entraînait. --Il y en a d’autres. Qu’il prenne garde! dit Moreau, assez impertinemment. Mais Clerambault ne voulait pas comprendre. L’instruction de son procès venait d’entrer dans une phase nouvelle. Clerambault était inculpé d’infraction à la loi du 5 août 1914, «réprimant les indiscrétions en temps de guerre»: on l’accusait de propagande pacifiste dans les milieux ouvriers, où Thouron, disait-on, répandait les écrits de Clerambault, d’accord avec l’auteur. Rien n’était moins fondé: Clerambault n’avait connaissance d’aucune propagande de ce genre, et il ne l’avait pas autorisée. Thouron en pouvait témoigner.--Mais voici que, justement, Thouron n’en témoignait pas. Son attitude était étrange. Au lieu d’établir les faits, il biaisait, il avait l’air de cacher quelque chose; il y mettait même une sorte d’ostentation: il eût voulu éveiller les soupçons qu’il ne s’y fût pas mieux pris. Le malheur était que ces soupçons dérivaient vers Clerambault. Certes, il ne disait rien contre lui, contre quiconque. Il se refusait à rien dire. Mais il laissait entendre que s’il voulait parler... Il ne le voulait pas. On le confronta avec Clerambault. Il fut parfait, vraiment chevaleresque. Il mit la main sur son cœur; il protesta de son admiration filiale pour le «Maître», pour l’ «Ami». Clerambault, impatienté, le pressa de faire le récit exact de tout ce qui s’était passé entre eux; l’autre continuait d’attester son dévouement «indéfectible»: il ne dirait rien de plus, il n’ajouterait rien à ses dépositions, il prenait tout sur lui... Il sortit de là grandi, et Clerambault suspect de se laisser abriter par le sacrifice de son leude. La presse n’hésita point: elle l’accusa de lâcheté. Cependant, les convocations succédaient aux convocations; depuis près de deux mois, Clerambault se rendait aux interrogatoires oiseux que le juge lui posait, sans qu’aucune décision se dessinât encore. Il eût semblé qu’un homme accusé sans preuves, maintenu si longtemps sous l’injurieux soupçon, eût droit à la sympathie publique. Mais on lui en voulait, au contraire, bien plus qu’auparavant; on lui en voulait de n’être pas encore condamné. Des racontars absurdes circulaient dans la presse. On prétendait que les experts avaient découvert, à la forme de certaines lettres, à des coquilles relevées dans une plaquette de Clerambault, qu’elle avait été imprimée par des Allemands. Ces niaiseries trouvaient accès dans la crédulité fabuleuse d’hommes qui avaient été intelligents (on l’assurait), avant la guerre... il y avait quatre ans de cela, mais il semblait des siècles... Bref, les braves gens condamnaient un des leurs, sans plus ample informé; ce n’était pas la première fois, ce ne serait pas la dernière. L’opinion, bien stylée, s’indignait que Clerambault continuât de circuler en liberté; et les journaux de la réaction, qui craignaient que la proie ne leur échappât, accusaient la justice, tâchaient de l’intimider, réclamaient que le parquet civil fût dessaisi de l’affaire et qu’elle fût portée devant la juridiction militaire. Très vite, l’excitation monta à un de ces paroxysmes, qui sont, à Paris, généralement brefs, mais effrénés. Car ce peuple sensé délire périodiquement. On peut se demander comment des hommes qui, pour la plupart, ne sont point méchants et seraient naturellement portés à la tolérance mutuelle, voire à l’indifférence, peuvent en arriver à ces explosions de fanatisme colérique, où ils abdiquent à la fois leur cœur et leur bon sens. D’autres diront que ce peuple est femme par ses vertus, ainsi que par ses vices, que la finesse de ses nerfs, que sa sensibilité, qui ont toujours fait le prix de son art et de son goût, le livrent, par accès, à des crises d’hystérie. Mais je pense que tout peuple n’est homme que par accident, si l’on entend, par homme, animal raisonnable,--ce qui est bien flatteur, mais qui ne s’appuie sur rien. Les hommes n’usent de la raison que de loin en loin. Ils sont tout de suite fourbus par l’effort de penser. On les soulage en voulant pour eux, en voulant ce qui demande le moins d’efforts. Il n’en faut guère pour haïr une pensée nouvelle. Ne les condamnons point! L’Ami de tous les persécutés l’a dit, avec son héroïsme indulgent: «Ils ne savent ce qu’ils font.» Il se trouva une feuille d’action nationaliste, pour attiser les instincts malfaisants qui couvent dans ces pauvres hommes. Elle vivait de l’exploitation du soupçon et de la haine. Elle appelait cela: travailler à la régénération de la France. La France se réduisait, pour elle, à soi et à ses amis. Elle publia contre «Cleramboche» une suite d’articles égorgeurs, comme ceux qui avaient si bien réussi contre Jaurès; elle ameutait l’opinion, clamant que des influences occultes s’employaient à protéger le traître, et que si l’on n’y veillait, on le laisserait échapper. Et elle fit appel à la justice populaire. * * * * * Victor Vaucoux haïssait Clerambault. Il ne le connaissait point. La haine n’a point besoin de connaître. Mais s’il l’avait connu, il l’eût haï encore plus. Avant de savoir que Clerambault existât, il était son ennemi-né. Il y a des races d’esprits qui sont, dans chaque pays, plus ennemies entre elles que les races de peaux, ou que celles d’uniformes. De bourgeoisie aisée de l’Ouest de la France, il appartenait à une famille de fonctionnaires de l’Empire et de l’Ordre Moral, retirée depuis quarante ans dans la hargne d’une opposition stérile. Il avait, en Charente, des propriétés, où il passait l’été; le reste du temps, à Paris. Une famille raréfiée,--phénomène courant dans sa classe. Il retournait contre elle et contre lui les instincts de gouvernement, dont il ne trouvait pas l’emploi dans la vie. Cette compression leur avait donné un caractère tyrannique. Il despotisait ses proches. Sans le savoir. Comme un droit et un devoir qui ne se discutent point. Le mot de tolérance n’avait pas de sens pour lui. _Il ne pouvait pas se tromper._ Cependant, il avait de l’intelligence, de la vigueur morale,--et même un cœur, mais le tout ligoté et serré sous un épais aubier, comme un vieux tronc noueux. Ses forces, privées d’expansion, s’étaient tassées. Il n’absorbait rien du dehors. Quand il lisait, quand il voyageait, c’était avec des yeux hostiles et le désir de se retrouver chez soi. Rien n’entamait l’écorce; toute sa vie lui venait du pied de l’arbre, de la terre:--_des Morts_. Il était le type de cette fraction de la race qui, forte mais vieillie, n’a plus assez de vie pour se répandre au dehors, et se ramasse dans un sentiment de défense agressive. Elle observe avec méfiance, avec antipathie, les jeunes forces neuves qui débordent autour d’elle, dans son peuple et hors de son peuple, les nations et les classes qui grandissent, tous les efforts passionnés, maladroits, de rénovation sociale et morale. Elle a besoin, comme ce pauvre Barrès et son héros rabougri[3], de murailles, de barrières, de frontières, d’ennemis. Dans cet état de siège, Vaucoux vécut et fit vivre les siens. Sa femme, douce, morose, effacée, avait trouvé l’unique moyen d’en sortir: elle était morte. Resté seul avec son deuil,--qu’il défendait jalousement, comme il défendait tout ce qui était à lui,--possesseur d’un fils unique de treize ans, il avait monté la garde autour de sa jeunesse et il lui avait appris à la monter avec lui. Étrange! Faire des fils, pour lutter contre l’avenir!... Abandonné à lui-même, le jeune garçon eût, d’instinct, trouvé la vie. Mais dans la geôle du père, il fut la proie du père. Une maison fermée. Peu de relations. Peu de livres. Peu de journaux. Une seule feuille, dont les principes pétrifiés répondaient au besoin de conservation (au sens cadavérique) de Vaucoux. Sa victime,--son fils,--ne pouvait lui échapper. Il lui inocula ses maladies d’esprit, comme ces insectes qui injectent leurs œufs dans le corps vivant d’un autre. Et quand la guerre éclata, il le mena au bureau de recrutement et le fit engager. Pour un homme de sa sorte, la Patrie était le plus pur de l’être, le saint des saints. Il n’avait pas besoin, pour en trouver l’ivresse, de l’aspirer dans l’air vibrant des suggestions de la foule: (il ne se mêlait pas à la foule.) La Patrie était en lui. La Patrie, le Passé, le Passé éternel. Et son fils fut tué, comme celui de Clerambault, comme ceux de millions de pères, pour la foi de ces pères, pour l’idéal du passé, auquel ils ne croyaient pas. Mais Vaucoux ne connut point les doutes de Clerambault. Douter! il ne savait point ce que c’était que douter! S’il se le fût permis, il se fût méprisé. Cet homme dur aimait passionnément son fils, quoiqu’il ne le lui eût jamais montré. Et il ne concevait pas d’autre façon de le prouver que par une haine passionnée contre qui l’avait tué. Il ne se comptait pas au nombre des meurtriers. Les moyens de vengeance lui étaient mesurés. Rhumatisant, ankylosé d’un bras, il voulut s’engager, et ne fut pas accepté. Il fallait pourtant agir. Il ne le pouvait que par la pensée. Seul, dans sa maison déserte, avec pour compagnie, sa femme morte, son fils mort, il était, pendant des heures, livré à ses violentes méditations. Comme une bête en cage, qui secoue ses barreaux, elles tournaient furieusement dans le cercle de la guerre, que barraient les tranchées,--attendant pour se ruer et guettant la trouée. Les articles de Clerambault, signalés par les hurleurs de la presse, l’exaspérèrent. Quoi! on parlait de lui arracher des dents l’os de la haine!... Par le peu qu’il connaissait de Clerambault, déjà, avant la guerre, il ne pouvait le souffrir. L’écrivain lui était antipathique par ses formes d’art nouvelles, et l’homme par son amour de la vie et des hommes, par son idéalisme démocratique, son optimisme un peu benêt, et ses aspirations européennes. Du premier coup d’œil, avec l’instinct du rhumatisant (d’esprit et d’articulations), Vaucoux avait classé Clerambault parmi ceux qui font des courants d’air dans la maison aux portes et fenêtres closes,--la Patrie. La Patrie, comme il l’entendait: pour lui, il n’en était pas d’autre. Il n’eut pas besoin des excitations des journaux pour voir dans l’auteur de _l’Appel aux Vivants_ et du _Pardon aux Morts_, l’agent de l’ennemi,--l’ennemi. Et sa fièvre de vengeance, qui se rongeait, se jeta sur cet aliment. * * * * * Ah! Dieu! qu’il est commode de haïr sans comprendre ceux qui ne pensent pas comme vous! Clerambault n’avait plus cette ressource. Il comprenait ceux qui le détestaient. Il les comprenait parfaitement. Ces braves gens souffraient, jusqu’à la fureur, de l’injustice de l’ennemi. Sans doute, parce qu’elle les atteignait. Mais aussi, loyalement, parce qu’elle était l’Injustice, l’Injustice avec un grand I: car, comme ils étaient myopes, elle leur paraissait énorme et unique, elle bouchait le champ de leur vision. Combien est limitée, chez un homme ordinaire, la capacité de sentir et de juger! Submergé dans l’espace, il se raccroche aux premiers débris flottants; de même qu’il réduit à quelques couleurs le ruisseau de la lumière aux nuances infinies, le bien et le mal qui coulent dans les veines de l’univers ne lui sont perceptibles que s’il les embouteille dans quelques exemples choisis auprès de lui. Tout le bien, tout le mal du monde, tient dès lors dans le flacon. Il projette là-dessus toute sa puissance d’amour et de répulsion. Pour des milliers d’excellentes gens, la condamnation de Dreyfus, ou le torpillage du _Lusitania_, reste le Crime du siècle. Et les excellentes gens ne voient pas que le crime pave la route de la société, et qu’ils marchent dessus, sans qu’ils s’en doutent: car ils bénéficient d’injustices inconnues, et ils ne font rien pour les empêcher. De toutes ces injustices, quelles sont les plus affreuses, de celles qui retentissent, en longs et profonds échos dans la conscience du monde, ou de celles que connaît seule la victime étouffée?... Mais nos excellentes gens n’ont pas les bras assez larges pour embrasser toutes les misères. Qui trop embrasse, mal étreint. Ils n’en embrassent qu’une, mais ils l’étreignent bien. Et quand ils ont fait choix d’un crime pour le haïr, il absorbe toute la force de haine qui est dans leurs viscères; le chien ronge son os: garde-toi d’y toucher! Clerambault y avait touché. S’il était mordu, il ne pouvait pas se plaindre. Il ne se plaignait pas. Les hommes ont raison de combattre l’injustice qu’ils voient. Et ce n’est pas leur faute s’ils ne voient que son gros orteil. Gulliver à Brobdignac. Chacun fait ce qu’il peut. Ils mordaient. * * * * * C’était le Vendredi-Saint. La grande marée de l’invasion montait à l’assaut de l’Ile-de-France. Le jour de deuil sacré n’avait pas suspendu le massacre. La guerre laïque ne connaît plus la Trêve de Dieu. Christ venait d’être bombardé, dans une de ses églises. La nouvelle de l’explosion meurtrière de Saint-Gervais, à la tombée du jour, se répandait, avec la nuit, dans Paris sans lumière, qui s’enveloppait de deuil, de fureur et de peur. Les amis attristés étaient réunis chez Froment. Sans s’être donné le mot, chacun était venu, parce qu’il savait trouver les autres. Ils voyaient de tous côtés la violence, dans le présent, dans l’avenir, chez l’ennemi, chez les leurs, dans le camp de la réaction comme de la révolution. Ils fondaient leur angoisse et leurs doutes en une même pensée. Et le sculpteur disait: --Nos saintes convictions, notre foi dans la paix, dans la fraternité humaine, reposent en vain sur la raison et l’amour. N’y a-t-il donc aucun espoir qu’elles conquièrent les hommes? Nous sommes trop faibles!... Et Clerambault, sans y penser, récita les paroles d’Isaïe, qui lui montaient à la mémoire: --«_Les ténèbres couvrent la terre,_ _L’ombre enveloppe les peuples_...» Il s’était arrêté. Mais, de son lit à peine éclairé, Froment invisible continua: --«_Lève-toi, car sur la cime des monts_ _La Lumière vient_...» --Elle vient, répéta dans l’ombre la voix de Mᵐᵉ Froment, assise au pied du lit à côté de Clerambault. Clerambault lui saisit la main. Ce fut comme un frisson d’eau qui passa par la chambre. --Pourquoi dites-vous cela? demanda le comte de Coulanges. --Parce que je _le_ vois. --Je _le_ vois aussi, dit Clerambault. Le docteur Verrier lui demanda: --Qui? Mais avant que la réponse eût été prononcée, tous savaient déjà le mot qui allait être dit: --Celui qui porte la Lumière... Le Dieu qui vaincra. --Attendre un Dieu! fit le vieil helléniste. Vous croyez au miracle? --Le miracle, c’est nous. N’est-ce pas un miracle que, dans ce monde de perpétuelle violence, nous gardions la foi perpétuelle en l’amour et l’union des hommes? Coulanges dit âprement: --On attend le Christ pendant des siècles. Quand il vient, on l’ignore et on le crucifie. Ensuite, il est oublié, sauf par une poignée de pauvres gueux qui sont bons et bornés. Cette poignée grossit. Pendant une vie d’homme la foi est dans sa fleur. Après, on la dénature, elle est trahie par le succès, les disciples ambitieux, l’Église. Et il y en a pour des siècles... _Adveniat regnum tuum_... Où est-il, le règne de Dieu? --En nous, dit Clerambault. La chaîne de nos épreuves et de nos espérances forme le Christ éternel. Nous devrions être heureux, en pensant au privilège que nous avons reçu d’abriter dans notre cœur, comme l’enfant dans la crèche, le Dieu nouveau. --Et qui nous est le gage de sa venue? demanda le médecin. --Notre existence, dit Clerambault. --Nos souffrances, dit Froment. --Notre foi méconnue, dit le sculpteur. --Le seul fait que nous sommes, reprit Clerambault,--ce paradoxe jeté à la face de la Nature, qui le nie. Cent fois la flamme se rallume et s’éteint, avant de rester allumée. Chaque Christ, chaque Dieu s’est essayé à l’avance par une série de précurseurs. Ils sont partout, perdus, isolés dans l’espace, isolés dans les siècles. Mais ces solitaires, qui ne se connaissent pas, voient tous à l’horizon le même point lumineux. Le regard du Sauveur. Il vient. Froment dit: --Il est venu. * * * * * Quand ils se séparèrent, avec une émotion de mutuelle tendresse, et presque sans paroles, afin de ne point rompre le charme religieux qui les tenait, chacun se retrouva seul, dans la nuit de la rue, conservant le souvenir d’un éblouissement, qu’il ne pouvait plus comprendre. Le rideau était retombé; mais ils n’oublièrent plus qu’ils l’avaient vu se lever. * * * * * Quelques jours après, Clerambault, qui s’était rendu à la convocation du juge instructeur, rentra à sa maison, tout maculé de boue. Son chapeau, qu’il tenait à la main, était une loque; il avait les cheveux trempés par la pluie. En le voyant, la domestique poussa une exclamation. Il lui fit signe de se taire, et se dirigea vers sa chambre. Rosine était absente. Et les deux époux, restés seuls dans l’appartement vide, ne se voyaient plus qu’aux repas, où ils se parlaient le moins possible. Mais au cri de la domestique, Mᵐᵉ Clerambault pressentit un malheur nouveau; et les explications de la servante confirmant ses craintes, elle entra dans la chambre de Clerambault et s’exclama, à son tour: --Ah, mon Dieu! Qu’est-ce que tu as fait, encore? Clerambault, honteux, souriait timidement, s’excusait: --J’ai glissé. Il tâchait de dissimuler les traces du délit. --Tu as glissé?... Tourne-toi!... Comme tu t’es arrangé!... Mon Dieu! on ne peut donc plus avoir un instant de tranquillité avec toi!... Tu ne regardes pas à tes pieds... Tu as de la boue jusqu’aux yeux... Et là, là, sur la joue... --Oui, je crois que je me suis heurté... --Ah! qu’on est malheureux!... Tu «crois» que tu t’es heurté... Tu as glissé?... tu es tombé?... Elle le regarda en face: --Ce n’est pas vrai! --Je t’assure... --Ce n’est pas vrai... Dis-moi la vérité... On t’a frappé?... Il ne répondit pas. --Ils t’ont frappé!... Ah! les sauvages!... Mon pauvre homme! Ils t’ont frappé!... Toi, si bon, toi qui dans toute ta vie n’as fait de mal à personne... Ah! c’est trop de méchanceté!... Elle l’embrassa en sanglotant. --Ma bonne femme! disait-il, très ému. Ça n’en vaut pas la peine. Et puis, je te salis, il ne faut pas me toucher... --Cela ne fait rien, disait-elle. J’en ai trop sur le cœur. Pardon! --Pardon de quoi!... Qu’est-ce que tu dis donc là? --Moi aussi, j’ai été mauvaise pour toi. Je ne t’ai pas compris... (je ne te comprendrai jamais)... mais je sais bien que, quoi que tu fasses, tu ne veux rien que le bien. Et j’aurais dû te défendre, et je ne l’ai pas fait. Je t’en voulais, de ta sottise, (c’est moi qui suis une sotte), je t’en voulais de nous mettre mal avec tous... Mais, maintenant... non, c’est trop injuste!... Des hommes qui ne seraient pas dignes de dénouer les lacets de tes chaussures... Ils t’ont frappé!... Laisse-moi, que j’embrasse ta pauvre figure abîmée! C’était bon de se retrouver, après s’être perdus! Quand elle eut bien pleuré au cou de Clerambault, elle l’aida à se rhabiller; elle lui baigna la joue avec de l’arnica; elle emporta ses vêtements pour les brosser. A table, elle le couvait de ses yeux fidèles et inquiets. Et lui s’efforçait de la distraire de ses craintes, en causant de vieilles choses familières. D’être tous deux seuls, ce soir, et sans enfants, les reportait aux anciennes années, aux premiers temps du mariage. Cette commémoration secrète avait une douceur mélancolique et apaisée, comme l’_Angélus_ du soir répand dans l’ombre qui vient un dernier rayonnement, attiédi, de l’_Angélus_ de midi. Vers dix heures, on sonna. C’était Julien Moreau, avec son camarade Gillot. Ils avaient lu les journaux du soir qui racontaient l’incident, à leur manière. Les uns parlaient d’une correction exemplaire infligée par le mépris public, et ils rendaient hommage à l’indignation «spontanée» de la foule. Les autres, les journaux graves, voulaient bien déplorer, en principe, la justice populaire qui s’exerce sur la voie publique; mais ils en rejetaient la responsabilité sur la faiblesse du pouvoir, qui hésitait à faire la lumière tout entière. Il n’était pas impossible que leur blâme du gouvernement fût inspiré par le gouvernement: les politiciens avisés savent, à l’occasion, se faire forcer la main, pour accomplir ce qu’ils veulent, mais dont ils ne sont pas fiers. L’arrestation de Clerambault semblait donc imminente. Moreau et son ami se montraient inquiets. Clerambault leur fit signe de se taire, en présence de sa femme; et après avoir causé quelque temps de l’événement du jour, sur un ton de plaisanterie, il les emmena dans son cabinet. Il leur demanda ce qui les troublait. Ils lui montrèrent un article haineux de la feuille nationaliste, qui depuis des semaines s’acharnait contre Clerambault. Mise en goût par la manifestation du soir, elle convoquait ses amis, pour la renouveler le lendemain. Moreau et Gillot prévoyaient des scènes de violence, quand Clerambault se rendrait au Palais; et ils venaient l’engager à ne pas sortir de chez lui. Connaissant son caractère timide, ils pensaient n’avoir pas besoin d’insister. Mais pas plus que le jour où Moreau l’avait trouvé discutant au milieu d’un attroupement, Clerambault n’avait l’air d’entendre. --Ne pas sortir? Pourquoi donc? Je ne suis pas souffrant. --Ce serait plus prudent. --Cela me fera du bien, au contraire. --On ne sait pas ce qui peut arriver. --On ne le sait jamais. Il est assez temps, lorsque c’est arrivé. --Enfin, pour parler franc, il y a du danger. Depuis trop longtemps, on les excite. Vous êtes haï. Votre nom suffit à faire sortir les yeux de la tête à quelques-uns de ces imbéciles, qui ne vous connaissent que par leurs journaux. Et ceux qui les mènent cherchent un éclat. Par la maladresse même de vos ennemis, votre parole a eu plus de retentissement qu’ils ne pensaient. Ils craignent que ces idées ne se propagent, et ils veulent faire un exemple, qui effraie ceux qui vous suivent. --Eh bien, mais, dit Clerambault, si vraiment il en est qui me suivent--(ce que je ne savais pas)--ce n’est pas le moment de me dérober; et puisqu’on veut faire de moi un exemple, je ne peux pas refuser. Il semblait si bonhomme qu’ils se demandèrent s’il avait compris. --Je vous dis que vous risquez gros, insista Gillot. --Eh, mon ami, répliqua Clerambault, aujourd’hui, tout le monde risque. --Il faut au moins que ce soit utile. Pourquoi faire leur jeu et aller se jeter dans la gueule du loup? --Eh bien, je crois au contraire que cela peut nous être très bon, dit Clerambault, et que, quoi qu’il arrive, c’est le loup qui sera volé. Je vais vous expliquer... Ils répandent nos idées. La violence consacre la cause qu’elle persécute. Ils veulent effrayer. Ils effraieront... les leurs, les hésitants, les timorés. Laissons-les être injustes. Ce sera à leurs dépens. Il paraissait oublier que ce serait aussi aux siens. Ils virent qu’il était décidé; et, leur respect croissant avec leur inquiétude, ils déclarèrent: --En ce cas, nous viendrons avec nos amis, pour vous accompagner. --Non, non... Quelle idée! Vous voulez me rendre ridicule... Et d’abord, je suis sûr qu’il ne se passera rien du tout. Leurs insistances furent inutiles. --Vous ne m’empêcherez toujours pas de venir, moi, dit Moreau. Je suis aussi entêté que vous. Vous n’y couperez pas. Plutôt que de vous manquer, je passerai la nuit, assis sur le banc en face de votre porte. --Allez vous coucher dans votre lit, mon cher ami, dit Clerambault, et dormez tranquillement. Vous viendrez demain, puisque vous le voulez. Mais vous perdrez votre temps. Il n’arrivera rien. Embrassez-moi, tout de même. Ils l’embrassèrent affectueusement. --Voyez-vous, dit Gillot sur le pas de la porte, on a charge de vous. On est un peu votre fils. --C’est vrai, dit Clerambault, avec un bon sourire. Il pensait à son fils. Et, refermant la porte, il fut quelques minutes avant de s’apercevoir qu’il rêvait debout, la lampe à la main, immobile, dans l’antichambre où il venait de reconduire ses jeunes amis. Il était près de minuit, et Clerambault était las. Cependant, au lieu de rentrer dans la chambre conjugale, il retourna machinalement dans son cabinet. L’appartement, la maison, la rue, étaient endormis. Il s’assit et retomba dans son immobilité. Il regardait devant lui, vaguement, sans la voir, le reflet de la lumière sur le cadre vitré d’une gravure de Rembrandt, _la Résurrection de Lazare_, clouée à l’un des montants de sa bibliothèque... Il souriait à une chère figure. Elle venait d’entrer sans bruit. Elle était là. --Cette fois, tu es content? pensait-il. C’est bien ce que tu voulais? Et Maxime disait: --Oui. Il ajoutait avec malice: --Ce n’a pas été sans peine que je t’ai formé, papa. --Oui, disait Clerambault, nous avions bien des choses à apprendre de nos fils. Ils se regardaient en silence, et ils se souriaient. * * * * * Clerambault se coucha. Sa femme était endormie. Aucun souci ne lui avait fait perdre la paix de ces sommeils profonds, où certaines âmes s’engouffrent comme dans une tombe. Celle de Clerambault était moins pressée d’y entrer. Étendu sur le dos, il resta, les yeux ouverts, immobile, toute la nuit. Pâles lueurs de la rue, douces demi-ténèbres. De tranquilles étoiles battaient, dans le ciel sombre. Une d’elles glissait et décrivit un cercle: un avion qui veillait sur la ville endormie. Les yeux de Clerambault le suivaient dans son vol et planaient avec lui. Son oreille attentive percevait maintenant le ronflement lointain de la planète humaine. Une musique des sphères, que n’avaient point prévue les sages d’Ionie... Il était heureux. Son corps et son esprit lui semblaient allégés; ses membres, détendus ainsi que ses pensées, se laissaient porter, flottaient... Les images de la journée fiévreuse et fatiguée le rencontrèrent au passage, mais ne l’arrêtèrent point... Un vieil homme bousculé par une bande de jeunes bourgeois... Trop de gestes, trop de bruit!... Mais ils sont déjà loin. Telles, des figures qu’on voit un instant grimacer aux portières d’un train en marche. Le train a fui. La vision s’enfonce dans le tunnel qui gronde... Et sur le ciel nocturne, l’étoile mystérieuse continue de glisser. Autour, les espaces taciturnes, la sombre transparence et la fraîcheur glacée de l’air sur l’âme nue. Infini de la vie dans une goutte de vie, dans l’étincelle d’un cœur qui est près de s’éteindre, mais qui s’est affranchi et sait qu’il rentrera bientôt dans le grand foyer. Et, comme le bon intendant d’un bien qui lui a été confié, Clerambault dressait le bilan de sa journée. Il revoyait ses essais, ses efforts, ses élans, ses erreurs. Qu’il restait peu de sa vie! Presque tout ce qu’il avait construit, il l’avait ensuite détruit, de ses mains; il avait nié, du même cœur qu’il avait affirmé; il n’avait pas cessé d’errer dans la forêt des doutes et des contradictions, meurtri, saignant, n’ayant pour s’orienter que les étoiles entrevues, qui paraissaient et disparaissaient entre les branches. Quel sens avait cette longue course tumultueuse, qui se brisait dans la nuit?--Un seul. Il avait été libre... _Libre_... Qu’était-ce donc que cette Liberté, qui l’inondait de son impérieuse ivresse,--Liberté dont il se sentait le maître et la proie,--cette _Nécessité d’être libre_? Il n’en était pas dupe; il savait bien que, pas plus que les autres, il n’était libre de l’enchaînement éternel; mais la consigne qu’il avait reçue était différente des autres, car tous n’ont pas la même. Le mot de Liberté n’exprime qu’un des ordres--haut et clair--de l’invisible Souveraine qui régit les mondes,--la Nécessité. C’est elle qui suscite la révolte des Précurseurs et qui les met aux prises avec le lourd passé, que traînent les aveugles multitudes. Car elle est le champ de bataille de l’éternel Présent, où luttent éternellement le Passé et l’Avenir. Et sur ce champ se brisent sans cesse les lois anciennes, afin de faire place aux lois nouvelles, qui seront brisées à leur tour. O Liberté, tu portes toujours des chaînes, mais ce ne sont plus celles, trop étroites, du passé; chacun de tes mouvements élargit ta prison. Qui sait? Qui sait?... Plus tard!... A force d’écarter les murs de la prison... En attendant, ceux que tu veux sauver s’acharnent à te perdre. Tu es l’Ennemie publique. Tu es _L’Un contre tous_--(Ainsi l’ont-ils nommé, le faible, l’incertain, le médiocre Clerambault; mais ce n’est pas à lui qu’il songe en ce moment; c’est à Celui qui fut toujours, depuis qu’il y a des hommes, Celui qui n’a cessé de combattre leurs folies pour les en délivrer,--_L’Un contre qui ils sont tous_)... Combien de fois, dans les siècles, l’ont-ils rejeté, écrasé! Mais au sein de l’angoisse, une joie surnaturelle l’envahit et l’emplit. Il est le grain sacré, le grain d’or de la Liberté. Dans le noir Destin du monde--(de quel épi, tombée?)--roule, depuis le chaos, la semence de lumière. Au fond du cœur sauvage de l’homme, la frêle s’incrusta. Le long du flot des âges, elle subit l’assaut des lois élémentaires, qui ploient et broient la vie. Mais inlassablement, le grain d’or a grandi. L’homme, de toutes les bêtes, la bête la plus désarmée, marcha contre la Nature et lui livra combat. Et chacun de ses pas fut payé de son sang. Dans ce duel gigantesque, il a eu à poursuivre, non seulement hors de lui, mais en lui, la Nature, puisqu’il y participe. C’est la plus dure bataille, celle que l’homme, divisé, livre contre lui-même. Qui vaincra? D’un côté, la Nature sur son chariot d’airain, qui emporte les mondes, les peuples, dans l’abîme. De l’autre, le Verbe libre. Esclaves, riez de lui!... «Ridicule!» disent-ils, ces dévots de la Force. «Un roquet qui jappe sous les roues d’un rapide!»--Oui, si l’homme n’était qu’un morceau de matière, qui saigne et crie en vain, sous le marteau-pilon de la Fatalité! Mais l’Esprit est en lui,--l’éclair qui sait frapper Achille droit au talon et Goliath au front. Qu’il arrache un écrou, et le rapide culbute, et sa course est brisée!... Tourbillons planétaires, obscures masses humaines, roulez à travers les siècles, sillonnées des éclairs de l’Esprit libérateur: Bouddhâ, Jésus, les Sages, et les Briseurs de chaînes... L’éclair vient, je le sens qui crépite dans mes os, comme sous le fer des chevaux le feu dans le silex. L’air tremble, les grandes ondes courent... Le frisson précurseur... Les nuées étouffantes de la haine se resserrent, elles se choquent... O feu! tu vas jaillir!... Vous qui êtes seuls contre tous, de quoi gémissez-vous? Vous avez échappé au joug qui vous écrasait. Comme en un cauchemar où l’on est englouti, on se débat, on s’arrache aux eaux noires du rêve, on surnage, on replonge, on suffoque... Et voici que, d’un coup de reins désespéré, on se rejette hors du flot, et on retombe... Sauvé!... sur les cailloux de la rive... Ils me meurtrissent. Tant mieux! Je m’éveille à l’air libre... Maintenant, monde menaçant, je suis libre de tes fers, tu ne peux plus m’y remettre. Et vous qui me combattez, ma volonté détestée, ma volonté est en vous. Vous voulez, comme moi, être libres. Vous souffrez de ne point l’être. Et c’est votre souffrance qui vous fait mes ennemis. Mais quand vous me tueriez, la lueur qui est en moi et que vous avez vue, il ne dépend plus de vous de ne plus l’avoir vue, ni, l’ayant vue une fois, de renoncer à l’avoir. Frappez donc! En luttant contre moi, vous luttez contre vous: d’avance, vous êtes vaincus. Et moi, en me défendant, c’est vous que je défends. L’_Un contre tous_ est l’_Un pour tous_. Et il sera bientôt l’_Un avec tous_... Je ne resterai pas seul. Je ne l’ai jamais été. A vous, frères du monde! Si loin que vous soyez, répandus sur la terre comme une volée de grain, vous êtes tous ici, à mes côtés: je le sais. Car jamais la pensée de l’homme solitaire n’est, comme lui, isolée. L’idée qui surgit en l’un germe déjà en d’autres; et quand un malheureux, méconnu, outragé, la sent lever dans son cœur, qu’il ait joie! C’est que la terre se réveille... La première étincelle qui brille en une âme seule est la pointe du rayon qui va percer la nuit. Viens donc, lumière! Brûle la nuit qui m’entoure et celle qui me remplit!... «Clerambault!» * * * * * Elle était revenue, la fraîche lumière du jour. Aussi jeune, aussi neuve. Les souillures des hommes ne l’effleurent pas. Le soleil les boit, comme une brume. Mᵐᵉ Clerambault s’éveilla, et elle vit son mari, les yeux ouverts. Elle crut qu’il venait de s’éveiller aussi: --Tu as eu un bon sommeil, dit-elle. Tu n’as pas bougé, de la nuit. Il ne la démentit pas, mais sourit aux longs voyages qu’il avait faits. L’Esprit, l’oiseau fougueux, qui vole à travers la nuit...--Il reprit pied. Il se leva. A la même heure, un autre se levait, qui n’avait pas dormi plus que lui, cette nuit, qui avait, comme lui, évoqué son fils mort, et qui pensait à lui--à lui, Clerambault, qu’il ne connaissait pas--avec la fixité de la haine. * * * * * Une lettre de Rosine arriva, par le premier courrier. Elle confiait à son père le secret que Clerambault avait deviné depuis longtemps. Daniel s’était déclaré. Ils se marieraient, à son prochain retour du front. Elle demandait, pour la forme, le consentement des parents. Elle savait si bien qu’ils voulaient ce qu’elle voulait! Sa lettre rayonnait un bonheur dont rien ne venait troubler la certitude triomphante. L’énigme funèbre du monde déchiré avait maintenant un sens! Ce jeune amour absorbant ne trouvait pas que la souffrance universelle fût un prix trop élevé pour la fleur qu’il cueillait sur ce rosier sanglant. Elle gardait pourtant son cœur compatissant. Elle n’oubliait point les autres et leur peine, son père et ses soucis; mais elle les entourait de ses bras heureux; elle avait l’air de leur dire, avec une naïve et tendre outrecuidance: --«Chers amis, ne vous tourmentez donc plus toujours de vos idées! Vous n’êtes pas raisonnables. Il ne faut pas être tristes. Vous voyez bien que le bonheur vient...» Clerambault, attendri, riait en lisant la lettre... Sans doute, le bonheur vient! Mais tout le monde n’a pas le temps de l’attendre... Salue-le de ma part, petite Rose, et ne le laisse plus partir... * * * * * Vers onze heures, le comte de Coulanges passa prendre de ses nouvelles. Il avait trouvé Moreau et Gillot, qui montaient la garde, à la porte. Ainsi qu’ils l’avaient promis, ils venaient escorter Clerambault; mais, comme ils étaient arrivés une heure plus tôt qu’il n’était nécessaire, ils n’osaient se présenter. Clerambault les fit appeler et les plaisanta de leur excès de zèle. Ils convinrent qu’ils se méfiaient de lui; ils craignaient qu’il ne déguerpît de la maison, sans les attendre. Et Clerambault avoua qu’il y avait songé. Les nouvelles du front étaient bonnes. Depuis peu, l’offensive allemande paraissait arrêtée, et d’étranges symptômes de fléchissement se faisaient sentir; des bruits, qui semblaient fondés, laissaient supposer dans cette masse formidable un travail secret de désorganisation. Elle avait, disait-on, atteint la limite de ses forces, et elle l’avait dépassée. L’athlète était fourbu. On parlait de contagion de l’esprit révolutionnaire, rapporté de Russie par les troupes allemandes du front oriental. Avec la mobilité coutumière de l’esprit français, les pessimistes d’hier criaient la victoire prochaine. Moreau et Gillot escomptaient l’apaisement des passions et, dans un bref délai, le retour au bon sens, la réconciliation des peuples, le triomphe des idées de Clerambault. Clerambault les engagea à ne pas se faire trop d’illusions. Et il s’amusa à leur décrire ce qui se passerait, quand la paix serait signée (car il fallait bien qu’elle le fût, un jour!). --Il me semble, dit-il, que je vois, en planant sur la ville, comme le Diable boiteux, la nuit, la première nuit qui suivra l’armistice. Je vois, dans les maisons dont les volets sont clos aux cris de joie de la rue, les innombrables cœurs en deuil; tendus pendant des années dans la dure pensée d’une victoire qui donne à leur misère un sens, un faux semblant de sens, maintenant, ils vont pouvoir se détendre, ou se briser, dormir, mourir enfin! Les politiciens songent à la façon la plus preste et la plus lucrative d’exploiter la partie gagnée, ou d’opérer un rétablissement sur le trapèze, s’ils ont mal calculé. Les professionnels de la guerre cherchent à faire durer le plaisir, ou, s’il ne leur est pas permis, à le renouveler, le plus tôt qu’il sera possible. Les pacifistes d’avant-guerre se retrouvent au poste, tous sortis de leurs trous; ils s’étalent en démonstrations émouvantes. Les vieux maîtres, qui ont battu le tambour à l’arrière pendant cinq ans, reparaissent, la palme d’olivier à la main, souriants, la bouche en cœur, parlant d’amour. Les combattants qui juraient, dans la tranchée, de ne jamais oublier, sont prêts à accepter toutes les explications, les congratulations et les poignées de main qu’on voudra leur donner. Il est bien trop pénible de ne pas oublier! Cinq ans de fatigues écrasantes disposent aux complaisances, par lassitude, par ennui, par désir d’en finir. Les flonflons de la victoire étouffent les cris de douleur des vaincus. Le plus grand nombre ne penseront qu’à reprendre les vieilles habitudes somnolentes d’avant-guerre. On dansera sur les tombes, et puis, on dormira. La guerre ne sera plus qu’une vanterie de veillée. Et qui sait? Ils réussiront peut-être si bien à ne plus se souvenir, qu’ils aideront les maîtres de la danse (la Camarde) à la recommencer. Pas tout de suite, mais plus tard, quand on aura bien dormi... Ainsi, ce sera la paix partout--en attendant que ce soit partout la guerre nouvelle. Paix et guerre, mes amis, au sens où on les entend, ne sont que deux étiquettes pour un même flacon. Comme disait le roi Bomba de ses vaillants soldats, «habillez-les en rouge, habillez-les en vert, ils foutront le camp tout de même!» Vous dites paix, vous dites guerre; il n’y a ni paix ni guerre, il y a servitude universelle, mouvements de multitudes entraînées, comme un flux et un reflux. Et il en sera ainsi, tant que de fortes âmes ne s’élèveront pas au-dessus de l’océan humain et n’oseront pas la lutte, qui paraît insensée, contre la fatalité qui remue ces lourdes masses. --Lutter contre la Nature? dit Coulanges. Vous voulez forcer ses lois? --Il n’y a pas, dit Clerambault, une seule loi immuable. Les lois, comme les êtres, vivent, changent et meurent. Et le devoir de l’esprit, bien loin de les accepter, comme disaient les stoïciens, est de les modifier, de les recouper à sa mesure. Les lois sont la forme de l’âme. Si l’âme grandit, qu’elles grandissent avec elle! Il n’est de juste loi que celle qui est juste à ma taille... Ai-je tort de vouloir que le soulier soit fait pour le pied, et non le pied pour le soulier? --Je ne dis pas que vous ayez tort, reprit le comte. Vouloir forcer la nature, nous le faisons en élevage. Même la forme et l’instinct des bêtes peuvent être modifiés. Pourquoi pas la bête humaine?... Non, je ne vous blâme point. Je soutiens au contraire que le but et le devoir de tout homme digne de ce nom est justement, comme vous dites, de forcer la nature humaine. C’est la source du vrai progrès. Même tenter l’impossible a une valeur concrète.--Mais cela ne veut point dire que ce que nous tentons, nous le réussirons. --Nous ne le réussirons pas, pour nous et pour les nôtres. C’est possible. C’est probable. Notre malheureuse nation, peut-être notre Occident, est sur une pente funeste; j’ai peur qu’il ne s’achemine très vite à son déclin, par le fait de ses vices et de ses vertus qui ne sont pas beaucoup moins meurtrières, de son orgueil et de ses haines, de ses jalouses rancunes de grand village, de l’écheveau sans fin de ses revanches, de son aveuglement obstiné, de sa fidélité accablante au passé, de sa conception surannée de l’honneur et du devoir, qui conduit à sacrifier l’avenir aux tombeaux. Je crains bien que le suprême avertissement de cette guerre n’ait rien appris à son héroïsme tumultueux et paresseux... En d’autres temps, j’aurais été accablé par cette pensée. Maintenant, je me sens détaché, comme de mon propre corps, de ce qui doit mourir; je n’ai plus avec lui d’autre lien que la pitié. Mais mon esprit est frère de ce qui, sur quelques points du globe, reçoit le feu nouveau. Connaissez-vous les belles paroles du Voyant de Saint-Jean-d’Acre[4]? «_Le Soleil de Vérité est comme l’astre des cieux, qui a des orients nombreux. Un jour, il se lève au signe du Cancer, un autre au signe de la Balance. Mais le soleil est un soleil unique. Une fois, le Soleil de Vérité lança ses feux du zodiaque d’Abraham, puis il se coucha au signe de Moïse et embrasa l’horizon; ensuite, il se leva au signe du Christ, brûlant et resplendissant. Ceux qui étaient attachés à Abraham, le jour où la lumière brilla sur le Sinaï, ceux-là devinrent aveugles. Mais mes yeux seront toujours,--à quelque point qu’il se lève,--attachés au soleil levant. Même si le soleil se levait à l’Occident, il serait toujours le soleil._» * * * * * --C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière, dit Moreau, en riant. * * * * * Bien que la convocation ne fût que pour une heure, et que midi vînt à peine de sonner, Clerambault était pressé de sortir; il craignait d’être en retard. Il n’eut pas loin à aller. Ses amis n’eurent pas à le défendre contre la meute qui l’attendait aux abords du Palais, fort clairsemée d’ailleurs: car les nouvelles du jour la distrayaient de celles de la veille. A peine quelques lâches mâtins, plus bruyants qu’inquiétants, eussent tâché, tout au plus, de donner un coup de dent, prudemment, par derrière. Ils étaient arrivés au coin de la rue de Vaugirard et de la rue d’Assas. Clerambault, s’apercevant d’un oubli, quitta un moment ses amis, pour remonter prendre des papiers dans son appartement. Ils restèrent, à l’attendre. Ils le virent traverser la chaussée. Sur le trottoir d’en face, près d’une station de voitures, un homme de son âge, un bourgeois aux cheveux gris, pas très grand, un peu lourd, l’aborda. Ce fut si bref qu’ils n’eurent même pas le temps de crier. Un échange de mots, un bras qui se tend, un coup qui claque. Ils le virent chanceler et coururent.--Trop tard! Ils l’étendirent sur un banc. Une foule, plus curieuse qu’émue (on en avait tant vu! on en avait tant lu!) se pressait, regardait: --Qui est-ce? --Un Défaitiste. --Ça va bien, alors. Ces salauds nous ont fait assez de mal! --Il y a plus grand mal que de souhaiter que la guerre finisse. --Il n’y a qu’un moyen qu’elle finisse, c’est de la faire jusqu’au bout. Ce sont les pacifistes qui prolongent la guerre. --Tu peux dire qu’ils l’ont causée. Sans eux, il n’y en aurait pas eu. Le Boche comptait sur eux... Et Clerambault, dans une demi-conscience, pensait à la vieille femme, qui traînait son fagot au bûcher de Jean Huss... «_Sancta simplicitas!_» Vaucoux n’avait pas fui. Il s’était laissé prendre des mains le revolver. On lui tenait les bras. Il restait immobile et regardait sa victime, qui le regardait. Tous deux pensaient à leurs fils. Moreau menaçait Vaucoux. Impassible, raidi dans sa foi haineuse, Vaucoux dit: --J’ai tué l’ennemi. Gillot, penché sur Clerambault, le vit faiblement sourire, en regardant Vaucoux: --Mon pauvre ami! pensait-il. C’est en toi qu’est l’ennemi... Il referma les yeux... Les siècles passent... --Il n’y a plus d’ennemis... Clerambault goûtait la paix des mondes à venir. * * * * * Comme il avait déjà perdu connaissance, ses amis le portèrent dans la maison de Froment, qui était à quelques pas. Mais avant qu’ils entrassent, sa vie l’abandonna. Ils l’avaient déposé sur un lit, dans la chambre à côté de celle où gisait, entouré de ses compagnons, le jeune paralytique. La porte restait ouverte. L’ombre de l’ami mort leur semblait auprès d’eux. Amèrement, Moreau s’indignait de l’absurdité du meurtre qui, au lieu de frapper ou l’un des grands forbans de la réaction triomphante, ou l’un des chefs reconnus des minorités révolutionnaires, atteignait un homme inoffensif, indépendant, fraternel à tous, et presque trop porté à tout comprendre. Mais Edme Froment dit: --La haine ne se trompe pas. Un sûr instinct la guide... Non, elle a bien visé. Souvent, l’ennemi voit plus clair que l’ami. N’essayons point de nous faire illusion! Le plus dangereux adversaire de la société et de l’ordre établis, de ce monde de violences, de mensonges et de basses complaisances,--c’est, ce fut toujours l’homme de paix absolue et de libre conscience. Jésus n’a pas été mis en croix par hasard. Il devait être, il serait encore supplicié. L’homme de l’Évangile est le révolutionnaire, de tous le plus radical. Il est la source inaccessible, d’où jaillissent entre les brèches de la terre dure, les Révolutions. Il est le principe éternel de la non-soumission de l’Esprit à César, quel qu’il soit, à l’injuste Force. Ainsi se légitime la haine des valets de l’État, des peuples domestiqués, contre le Christ-aux-outrages qui les regarde et se tait, et contre ses disciples,--nous, les éternels réfractaires, les _Conscientious Objectors_ aux tyrannies d’en haut comme à celles d’en bas, à celles de demain comme à celles d’aujourd’hui.--nous, les Annonciateurs de Celui plus grand que nous, qui portera au monde la parole qui sauve, le Maître mis au tombeau, qui «sera en agonie jusqu’à la fin du monde» et toujours renaîtra,--l’Esprit libre, le Seigneur Dieu. Sierre, 1916--Paris, 1920. NOTES: [1] “_L’UN CONTRE TOUS_” était le titre primitif sous lequel ce roman a été publié, d’abord, partiellement, en décembre 1917. Titre non sans ironie, qui s’inspire, en retournant les termes, de celui de La Boëtie: _Le Contr’Un_. Il ne doit point donner à penser que l’auteur ait l’extravagante prétention d’opposer un seul homme à tous les hommes. Mais il sonne l’appel au combat, nécessaire aujourd’hui, de la conscience individuelle contre le troupeau. [2] «_Puisque celui qui est détruit souffre, et que celui qui détruit ne jouit pas et bientôt est détruit pareillement, dis-moi ce qu’aucun philosophe ne sait dire: à qui plaît, ou à qui sert cette vie infortunée de l’univers, qui se conserve au détriment et par la mort de toutes les créatures qui le composent?_» (Leopardi.) [3] «Simon et moi, nous comprîmes alors notre haine des étrangers, des barbares, et notre égotisme où _nous enfermons_ avec nous-mêmes toute notre petite famille morale. _Le premier soin de celui qui veut vivre, c’est de s’entourer de hautes murailles_; mais _dans son jardin fermé_ il introduit ceux que guident des façons de sentir et des intérêts analogues aux siens.» (_Un Homme libre._) En trois lignes, trois fois cet «homme libre» exprime l’idée d’«_enfermer_»... «_fermer_»... «_s’entourer de murailles_»... [4] «_Les Leçons de Saint-Jean d’Acre_», par Abd-Oul-Béha, recueillies dans sa prison par Laura Clifford Barney. Ce grand esprit universaliste, apparenté à celui de Tolstoy, dont il était le contemporain, fut le troisième chef du Bâbisme persan, ou Bébaïsme. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CLERAMBAULT *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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