The Project Gutenberg EBook of Les Idoles d'argile., by Louis Reybaud This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Les Idoles d'argile. Le Dernier des commis voyageurs. Les Idoles d'argile. Le Capitaine Martin. Les Aventures d'un fifre. Author: Louis Reybaud Release Date: January 16, 2015 [EBook #47987] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES IDOLES D'ARGILE. *** Produced by Rénald Lévesque Nouvelles de Louis Reybaud. LES IDOLES D'ARGILE. I La loge du concierge. Rien n'est plus doux que le spectacle d'un bonheur vrai, d'une joie sincère: le coeur s'y dilate et se laisse gagner par la contagion. Sous les lambris des riches, de pareilles émotions sont rares et presque toujours troublées. Le plaisir s'y mélange d'amertume, l'intrigue y verse ses poisons, les passions y effeuillent leurs soucis. On prend si volontiers l'agitation pour le contentement et l'ombre du bonheur pour le bonheur même! Chez les pauvres gens, point de ces fictions. A quoi pourrait servir un masque quand on n'a personne à tromper? Aussi leurs joies sont-elles plus réelles, et en même temps plus vives. Il en est de cela comme de leur sommeil que la fatigue rend plus profond. Ces vérités, qui ne sont, hélas! comme beaucoup d'autres vérités, ni neuves ni consolantes, n'ont d'autre but que d'expliquer certain air de fête dont se décorait, le 20 mars 1841, une loge de concierge, située dans le haut du faubourg du Roule. Cette loge occupait en partie le rez-de-chaussée d'un avant-corps de bâtiment qui allait rejoindre, par des constructions latérales, un fort bel hôtel assis entre cour et jardin. Quoique la nuit fût venue, il était facile de distinguer, à la lueur de deux becs de gaz, un perron demi-circulaire, sur lequel s'ouvraient des salons somptueux. Mais ce côté de l'habitation demeurait alors plonge dans l'immobilité et le silence: la loge seule s'éclairait de lueurs inaccoutumées et retentissait de bruits étranges. Aux ondulations inégales de la flamme on aurait pu redouter un commencement d'incendie si des arômes significatifs, joints à un grésillement sonore, n'eussent éloigné toute idée de péril et trahi; le secret de cet intérieur. Il y avait gala chez le concierge Falempin, ex-sergent aux grenadiers de la garde impériale, et, en épouse pénétrée de ses devoirs, madame Falempin, cantinière émérite, surveillait d'un oeil vigilant et humectait avec sollicitude l'un des plus beaux dindonneaux qui eussent jamais paru sur les éventaires du marché de la Vallée. Loin de se déprimer sous l'action du feu, les flancs de la victime semblaient s'y nourrir d'une substance nouvelle, grâce au cortège des préparations et ingrédients accessoires. Il faut dire que l'art de la cuisine n'avait point de mystères pour la mère Falempin: c'était une si brillante école que celle de la grande-armée, quand la victoire lui tenait lieu d'ordinaire! L'ex-cantinière se rattachait à ces traditions, aujourd'hui bien méconnues; elle avait peu de recettes, mais ces recettes dataient de la glorieuse époque. Personne ne rôtissait comme elle; la guerre avait fait éclore ce talent, et comme il s'était exercé d'abord sur des animaux généralement réfractaires, en Espagne sur des rats, en Russie sur du cheval, la mère Falempin, rendue aux fourneaux civils, avait abordé le rôt usuel en se louant et avec cette aisance que donne l'habitude de la difficulté vaincue. Aussi était-ce plaisir de voir arriver à point la pièce soumise en ce moment à sa vieille expérience. Les tons roux s'y distribuaient d'une manière uniforme, sans interruption comme sans excès, et un parfum savoureux qui s'exhalait de l'âtre témoignait que les résultats étaient à la hauteur des procédés. Cette scène n'avait encore qu'un seul témoin; il est vrai qu'il en valait mille pour la part qu'il y prenait. C'était un gros garçon de vingt-cinq ans, vêtu en ouvrier, robuste d'ailleurs, bien découplé, haut en couleurs et de bonne mine. Pendant que la mère Falempin essuyait avec son tablier son front ruisselant de sueur et rajustait sa coiffe, d'où s'échappaient en désordre quelques mèches de cheveux gris, le jeune homme se tenait comme en arrêt sous le manteau de la cheminée, immobile, silencieux, livré à une contemplation muette. Son oeil ne quittait pas la tige de fer sur laquelle le dindonneau accomplissait son évolution; il suivait ce mouvement mécanique avec intérêt, presque avec attendrissement. En vain la violence du feu couvrait-elle ses joues d'une couche écarlate; il supportait cette épreuve avec une résignation stoïque et restait à son poste comme un soldat devant le canon. Le désir brillait dans son regard, la satisfaction éclatait dans ses narines épanouies. Tout occupée qu'elle fût de ses préparatifs, la mère Falempin remarqua cet air, cette pose; et, secouant l'ouvrier avec un poignet digne des beaux jours de l'empire: «Eh bien! Anselme, lui dit-elle, qu'est-ce que tu fais là avec tes extases? La broche se gardera toute seule, mon gars: pas besoin d'y rester de planton.» Au lieu de répondre à cet appel, le jeune homme continuait à tenir les yeux fixés vers l'objet de sa sollicitude. «Comme il vient bien, le drôle! s'écria-t-il. Pristi! comme il prend couleur! Ça fera un morceau de roi, ma tante. --Sensuel! répliqua la vieille femme avec un accent de reproche où perçait néanmoins l'amour-propre d'auteur. --N'empêche, dit l'ouvrier, qu'il embaume, ce gaillard-là! Roi des dindonneaux, ajouta-t-il en se frottant les mains, je te promets ma pratique. Dites donc, tante, sentez-vous ce parfum? Faut que vous l'ayez joliment garni, tout de même. A quatre pas de distance, il vous pénètre: il y a de quoi boire et manger. --C'est bon, c'est bon, flatteur! reprit l'ex-cantinière en humectant de nouveau son élève. En attendant, le temps se passe et la besogne ne se fait pas. Ton oncle César et le père Lalouette vont arriver, et la nappe n'est pas mise. Allons, paresseux, tire-toi de devant mes fourneaux. Il n'y a plus que les vieilles gens qui aient le coeur à l'ouvrage; les jeunes restent les bras croisés: c'est le monde à l'envers.» Ces reproches arrachèrent le jeune homme à ses jouissances platoniques, et, la perspective du souper lui servant d'aiguillon, il eut bientôt tout disposé, tout mis en ordre, la table, le couvert, la vaisselle. Ces préparatifs venaient d'être achevés quand les convives entrèrent. C'était d'abord le sergent Falempin, le souverain de la loge; puis son ami Lalouette, associé depuis cinquante ans à ses peines et à ses plaisirs. Falempin avait-il un vieux flacon à vider, un bel entrecôte à servir sur sa table, il allait chercher Lalouette: sans lui le meilleur morceau, le vin le plus délicat n'auraient plus eu le même prix. De son côté, Lalouette en faisait autant, et ces deux hommes avaient ainsi vécu en mettant en commun les petits raffinements de l'existence. Cependant il, régnait entre eux sur bien des points d'énormes contrastes. Le père Lalouette était un petit vieillard sec, osseux, légèrement voûté, tandis que Falempin, taillé en colosse, était encore droit connue un if et vert comme un chêne. Lalouette avait un oeil bleu, plein d'intelligence et de résolution; Falempin l'oeil noir, toujours à dix pas devant lui, les moustaches en brosse, l'air sérieux, la main prompte au salut militaire. Lalouette datait de la Bastille, où il était entré l'un des premiers; Falempin ne remontait guère au delà de Marengo. L'un ne reconnaissait que la république une et indivisible, et se croyait de bonne foi en l'an 49; l'autre était convaincu que l'univers avait été abusé au sujet de Napoléon, et, sans croire qu'il dût reparaître un jour à la tête de cent mille nègres, il soupçonnait l'un de ses compagnons de captivité de s'être fait inhumer à sa place afin de mieux tromper les Anglais. Ces divers points de vue amenaient entre les deux amis des discussions fréquentes, où chacun défendait son régime favori avec l'enthousiasme du souvenir; mais, loin de troubler leurs relations, ces petits nuages y jetaient quelque variété et en augmentaient le charme. Les convives une fois réunis, le souper ne se fit pas attendre: la mère Falempin procédait en toutes choses avec une précision militaire. On s'assit, et, comme de juste, tout fut trouvé bon, exquis, cuit à point. Anselme laissait les deux vieillards échanger leur opinion sur la qualité des morceaux; il se contentait de les choisir avec soin et de leur rendre un hommage silencieux. Il se réglait, et ménageait ses forces comme un garçon prudent, afin de fournir une plus longue carrière; il s'était promis d'engager avec la pièce capitale un duel à outrance; il n'y manqua pas, et joncha de débris ce champ de bataille. Les anciens se reposaient depuis longtemps, que le jeune homme était encore à l'oeuvre, s'acharnant sur les membres de la victime, et ne s'arrêtant que lorsqu'il avait donné aux os le poli de l'ivoire. Pendant ce temps, les flacons circulaient et une gaieté communicative se peignait sur la figure des convives. «Ah ça! Falempin, dit le père Lalouette en se ravisant, nous faisons ici une noce, une vraie noce. Rien n'y manque, soyons justes: la volaille, la salade, les beignets, le vin d'extra; un vrai festin de Balthazar! Mais en l'honneur de qui, s'il te plaît? --En l'honneur de qui? dit Anselme, en s'arrachant une minute à son travail de dissection. Qu'importe, si tout est bon? --Tais-toi, jouvenceau, s'écria l'ex-sergent en interrompant son neveu, la parole est aux anciens. Laisse causer Lalouette: sa question me sourit.» En même temps, il caressait sa moustache grise avec un sentiment visible de satisfaction, et adressait à sa femme un regard d'intelligence. «Parle, Lalouette, ajouta-t-il, les opinions sont libres. Qui, est-ce qui le chiffonne, mon garçon? --C'est bien simple, répondit le vieillard; je vois ici tous les apprêts d'une fête, et je ne sais pas quel est le saint? --Tu ne l'as pas deviné, Lalouette? bien-sûr? dit Falempin en insistant. --Deviné! est-ce que je suis sorcier? répliqua avec un peu d'impatience le vieux démocrate. --C'est bon, camarade, oh va t'aider, poursuivit le sergent. Quel est le quantième aujourd'hui? voyons, un effort de mémoire! --Parbleu! le 20 mars! ça n'est guère malin, dit le vieillard. --Le 20 mars, Lalouette, le 20 mars! s'écria l'ancien militaire avec une émotion que la mère Falempin se mit à partager en la poussant jusqu'aux larmes. Le 20 mars! songes-y donc! --Ah! j'y suis, répondit le vieillard en se frappant le front; c'est encore ton empereur; j'aurais dû m'en douter. Il t'a jeté un sort, cet homme; Voyons, mère Falempin, ne pleurez pas comme une Madeleine; ça n'a pas le moindre bon sens. Que diable! il ne lui a rien manqué, à votre Napoléon. On vient de le réenterrer, il n'y a pas quatre mois; c'est un honneur qui n'est pas commun! Deux millions de tentures, excusez du peu! Encore si c'était un homme sans reproche...» L'ex-sergent, qui, pour se mettre à l'unisson des sanglots de sa femme, tenait sa tête mélancoliquement baissée, la releva à ce dernier propos en portant vivement la main à sa moustache. «Lalouette, dit-il, Lalouette, plus un mot, ou nous nous fâchons. Des reproches à l'empereur! gardons cela pour la république, vieux. --N'empêche, Falempin, que ton Bonaparte nous a escamoté les droits de l'homme en brumaire. --Et qu'il a bien fait, Lalouette! Vous me les meniez grand train, les droits de l'homme: l'échafaud en permanence. Le débat, commencé sur ce ton et alimenté par quelques verres de vin vieux, aurait pu devenir très-vif, si Anselme, jusque-là impassible, n'y eût fait une diversion imprévue. Le gros garçon avait achevé son souper et bu ses trois bouteilles de Beaugency; il pouvait donc se mêler à l'entretien sans préoccupation ni regrets. Quand il vit que la discussion s'échauffait, il intervint. «Eh bien! dit-il, que se passe-t-il ici? On va s'égorger pour des misères. Deux hommes d'âge, fi donc! Encore, si vous vous passionniez pour quelque chose qui en valût la peine!» Ces paroles suffirent pour changer l'état des esprits. D'un coup d'oeil les deux amis se pardonnèrent un moment d'effervescence; on eût dit qu'ils sentaient le besoin de se rallier en présence d'un ennemi commun. Aussi se récrièrent-ils à l'envi contre les expressions peu révérencieuses dont venait de se servir Anselme: «Soyons calmes, répliqua celui-ci sans rien perdre de son sang-froid, et surtout ne nous fâchons pas. La cervelle a été donnée à l'homme pour qu'il s'en serve. Raisonnons donc, mes anciens. A vous d'abord, mon oncle! c'est l'empereur qui vous passionne, n'est-ce pas? Ma pauvre tante l'a-t-elle assez pleuré, son empereur? --Si c'est mon plaisir, vaurien! s'écria la mère Falempin, qui essuyait silencieusement ses larmes.» Le vieux soldat se contenait à peine. «Parbleu! je le sais par coeur votre empereur, poursuivit Anselme s'animant peu à peu; vous m'avez assez souvent raconté les douceurs dont vous lui êtes redevable à ce grand homme. Peste! quel bienfaiteur! quel ami! Dites donc, mon oncle, en avez-vous eu des jouissances de son temps! Quelles noces! quelles bombances, dites! --Va toujours, répliqua sourdement le grognard, va ton train, garnement. --Non, c'est inouï, continua Anselme, combien d'avantages il faut mettre en ligne de compte. Vous l'avez beaucoup aimé, beaucoup regretté, mais vous lui devez encore du retour. Primo d'abord, il vous a fait coucher à la belle étoile pendant quinze ans, tantôt sur la neige, tantôt dans la boue des chemins? Ensuite il vous a obligé à vous serrer perpétuellement le ventre faute de pouvoir faire un bon repas, sans compter les sièges où vous absorbiez des côtelettes de mulet et des aloyaux de jument. En voilà de la chance! --Mais si nous l'aimions ainsi, clampin? cela ne faisait du tort à personne, dit César. --Faut: être juste, reprit Anselme; il vous fournissait l'orchestre au son duquel vous dansiez tous les jours. Quels rigodons perpétuels! Il en restait bien quelques-uns sur le carreau; mais les autres, les autres en avaient-ils du plaisir! --Est-ce tout, Anselme? --Bah! mon oncle, et la solde! toujours arriérée la solde! Il faut croire que vous aimiez à lui faire crédit à cet homme. --Sans doute, dit l'ex-sergent, que l'impatience gagnait; mais passons à autre chose, Anselme. J'ai mon lot: maintenant, à Lalouette; tu dois avoir aussi une gamme à lui chanter. --Au républicain? dit le jeune homme; je le crois, pardieu, bien! il a pris la Bastille, le père Lalouette; c'est joli pour un homme qui n'én fait pas son état: Aussi comme cela lui a réussi! Comme il en a été payé! La république n'est pas ingrate; elle lui à rendu la monnaie de sa pièce! Quelles ripailles! quel torrent de jubilation! En voilà un temps où le peuple français avait douze plats à manger par jour! --Veux-tu te taire, mécréant! s'écria le vieillard indigné; Ne calomnie pas ce que tu ne peux comprendre. --Silence, Lalouette, dit Falempin en contenant son ami, silence, au nom du ciel! Laisse parler ce jeune gars; il y a du bon dans ce qu'il débite. Nous sommes vieux, mais on profite. --À la bonne heure; reprit Anselme; voilà que mon oncle devient philosophe. Vous le deviendrez aussi, père Lalouette. Au fait, que vous a-t-elle valu votre république? Vous l'avez dit cent fois: la famine, le maximum, les assignats. Il est vrai que, pour vous indemniser, vous aviez les droits de l'homme. Comme c'est substantiel! --Et la liberté, malheureux! dit le vieillard, dont l'oeil étincelait, la liberté que tu blasphèmes! --Là liberté de mourir de faim, répondit Anselme avec un sourire ironique. --Et la gloire! s'écria l'ex-sergent d'une voix tonnante, la gloire, qu'en fais-tu donc? --La gloire, de se faire casser la tête pour l'ambition de quelques hommes,» répliqua Anselme sans se déconcerter. César Falempin n'avait jusqu'alors maîtrisé son irritation qu'à l'aide d'efforts surhumains. Les tons de son visage passaient graduellement du pourpre au violet. Concentrée plus longtemps, la colère l'eût étouffé; ses yeux lançaient des éclairs, ses narines frémissaient comme dans un jour de bataille. Enfin, il éclata: «Tu l'entends, Lalouette, tu l'entends ce fils du siècle. Eh bien! voilà les modernes. Ils ont mis l'estomac à la place du coeur: hors du ventre, rien ne les touche! Combien cela rend-il? c'est leur premier et dernier mot. Mon vieux, crois-moi, nous avons trop vécu; ceux qui sont morts dans le feu de la chose ont eu raison. Pour assurer à notre pays, toi la liberté, moi la gloire, nous avons souffert mille morts, enduré mille privations; tout cela est en pure perte. Ce sont des guenilles dont la génération actuelle ne veut plus. Nos enfants répudient notre héritage, Lalouette; ils le vendront peut-être pour une écuelle de soupe.» L'ex-sergent de la garde aurait sans doute poursuivi sa période et donné un cours plus étendu à son indignation, si un double coup de fouet n'eut retenti à la porte de l'hôtel. «A cette heure! s'écrie-t-il en s'élançant hors de la loge, une voiture à cette heure! Qui cela peut-il être?» II Un intérieur. Les portes de l'hôtel s'ouvrirent devant un cabriolet d'une coupe élégante et attelé d'un fort bel alezan. Un homme en descendit, gravit rapidement le perron, traversa le vestibule avec l'aplomb d'un habitué, et précédant les valets, alla droit vers un petit salon d'hiver où se tenait la famille. Trois personnes s'y trouvaient réunies: une jeune personne, assise devant un piano et tirant du clavier des gammes brillantes; un vieillard enveloppé d'une robe de chambre et à demi englouti dans un fauteuil; enfin, une femme belle encore quoiqu'elle n'eût plus l'éclat de la jeunesse. Depuis que le roulement du cabriolet avait dénoncé l'approche d'une visite, cette femme contenait mal son émotion, tandis que le vieillard élevait vers elle, à la dérobée, un regard pénétrant que voilaient d'épais sourcils. L'apparition du nouveau, venu fit seule une diversion à cette scène muette: «M. Jules Granpré, dit un valet en annonçant. --Ah! c'est M. Granpré, s'empressa de dire celle qui semblait être la dame du logis. Asseyez-vous, monsieur; vous prendrez, le thé avec nous, n'est-ce pas?» Le visiteur salua tout son monde avec une aisance parfaite et ajouta: «Madame la baronne m'excusera si je me présente si tard chez elle: je n'ai pas voulu laisser s'écouler la journée sans venir chercher moi-même des nouvelles de la santé du général.» Au lieu de se montrer sensible à cette attention, le vieillard se retourna du côté de la cheminée, où brillait un feu clair et vif; il allongea la main pour se saisir des pincettes; puis comme son bras engourdi semblait se refuser à ce service, il retomba, dans son fauteuil et s'affaissa sur lui-même avec un geste de tristesse et de découragement. Ce mouvement n'échappa ni au nouveau venu ni à la maîtresse de la maison: ils échangèrent un regard rapide, après quoi, s'adressant à la jeune personne, qui avait quitté son piano, cette dernière ajouta: «Petite, veux-tu donner des ordres pour qu'on nous serve le thé? On n'oubliera pas l'infusion pour ton père; veilles-y, mon enfant.» La jeune fille sortit, et le vieillard parut désormais étranger à ce qui se passait autour de lui. Cependant l'entretien ne s'animait guère entre les deux interlocuteurs; rien d'intime, rien qui sortît de la sphère des mille propos que l'on échange dans le monde. Aussi, au lieu de s'y arrêter; vaut-il mieux jeter un coup d'oeil sur les personnages qui vont figurer dans ce récit, et en fixer la position au moment où il commence. Ce vieillard, alors plongé dans un assoupissement presque léthargique, avait été l'un des plus brillants, l'un des plus intrépides officiers des armées de l'empire. Napoléon l'avait distingué en le voyant à l'oeuvre, et par un avancement rapide lui avait prouvé le cas qu'il faisait de lui. Il était fils de cultivateurs et se nommait Dalincour. L'appel aux armes qui retentit en 1792 vint, le surprendre dans ses montagnes et pénétrer son coeur d'un sentiment nouveau. Dalincour avait alors dix-huit ans, une santé de fer, un courage d'instinct; il n'hésita pas, fit un paquet de ses hardes, le mit au bout de son bâton de pâtre, embrassa sa vieille mère, et alla s'enrôler dans l'armée de Dumouriez. Il était, quelques semaines après, aux défilés de l'Argonne, où il reçut, avec le baptême du feu, une blessure qui le retînt un mois aux ambulances. Depuis ce temps jusqu'en 1813, Dalincour ne connut pas le repos; il passa par tous les grades avant d'arriver à celui de général, et fit toutes les campagnes de la république, du consulat et de l'empire. Lorsque Napoléon, par un de ces vertiges que causent les fumées du pouvoir, voulut reconstituer autour de lui une noblesse, Dalincour ne fut pas oublié et obtint un titre en rapport avec son grade; il devint baron, ce qui ne l'empêcha pas de rester, bon soldat. Il aurait sans doute poussé le dévouement jusqu'au bout et assisté, le sabre au poing, à la double agonie de l'empire, si, aux affaires de Leipzig, une balle partie des rangs de nos alliés les Saxons, ne l'eût mis hors de combat et laissé pendant près de dix-huit mois entre la vie et la mort. Tombé au pouvoir de l'ennemi et recueilli dans une maison allemande, il ne fut sauvé que par miracle et à force de soins. Quand il revint en France, les Bourbons venaient d'être, pour la seconde fois, réintégrés sur le trône. On manquait d'officiers supérieurs; les événements en avaient compromis un si grand nombre, qu'on ne savait où en recruter. Dalincour devait à sa blessure de n'avoir pris aucune part aux derniers conflits; le nouveau ministre de la guerre jeta les yeux sur lui; on lui rendit son grade, en le nommant pair de France. Peut-être, le soldat de Napoléon aurait-il refusé cet honneur si une affection secrète n'eût alors dominé sa pensée. Ses hôtes de Leipzig avaient une fille, une adorable enfant, qui avait eu pour le blessé les attentions d'une soeur. Dalincour lui devait la vie, il le sentait: c'était une dette de coeur que couronnait un sentiment plus tendre. Il était jeune encore, beau, bien fait, et sa figure expressive semblait s'être embellie d'une balafre qui la décorait. Jamais dans le cours de ses campagnes, il n'avait songé au mariage; la carrière nomade lui semblait incompatible avec les douceurs de la vie domestique. Mais alors la paix était venue, et avec elle le repos du foyer. Plus rassuré sur l'avenir, il pouvait contracter cette union rêvée: cette considération fut décisive, il accepta tout du gouvernement nouveau. Le mariage eut lieu. Hélas! les joies en furent courtes: quatre ans après, la baronne Dalincour expirait en donnant le jour à une fille. Longtemps le général fut inconsolable; les caresses mêmes de son enfant ne cicatrisèrent pas la plaie de son coeur. Le temps seul, avec son action lente et sourde, parvint à adoucir ce sombre regret. Emma--ainsi se nommait sa fille--grandissait, et par le son de la voix, la grâce et l'harmonie des traits, rappelait sa mère et des jours de bonheur trop vite envolés. Douze ans se passèrent ainsi, pendant lesquels le général parut absorbé dans l'affection qu'il portait à sa fille: ce sentiment semblait lui suffire. L'âge, d'ailleurs, arrivait; il touchait à la soixantaine. Ce n'est pas que l'on pût remarquer aucun affaiblissement dans ses facultés, aucun déchet dans cette vigueur qui l'avait sauvé de tant d'épreuves. C'était, à cette époque de sa vie, un fort beau vieillard, d'un air à la fois mâle et doux, ayant l'oeil vif, le jarret alerte, et cachant mal sous ses cheveux blancs les goûts aventureux de la jeunesse. Ce fut là ce qui devait le perdre et empoisonner ses derniers jours. Grâce à quelques spéculations, conduites à coup sûr et à l'ombre de son manteau de pair Dalincour était devenu fort riche; on parlait de sa fortune comme de l'une des plus belles et des plus rapides qui se fussent faites depuis la restauration. A ces bruits, quelques cupidités s'éveillèrent, et il se trama autour de lui un complot dont les mailles l'enlacèrent peu à peu. Un jour d'automne, dans l'une des allées de son parc, il rencontra une personne assez jeune encore et d'une grande beauté; elle était seule, et comme si elle eût rougi, d'être surprise, elle disparut à travers les taillis comme une biche effarouchée. Le général voulut la suivre; ses jambes le trahirent en chemin, il la perdit de vue: Cette aventure le préoccupa; il ne voulut pas en avoir le démenti, alla aux informations, et apprit que son Atalante habitait un château voisin et appartenait à la famille des Valigny, bonne noblesse de province. On devine ce qui s'ensuivit; la curiosité, puis un goût assez vif s'en mêlèrent. Du côté des Valigny, on éleva des obstacles qui ne faisaient qu'irriter les désirs du vieillard. Chaque piège était si bien tendu, si adroitement calculé, que le baron n'en évita aucun, et après six mois de négociations, vingt fois rompues, vingt fois reprises, mademoiselle Éléonore de Valigny devint baronne de Dalincour, deuxième du nom. Éléonore était d'une beauté remarquable, mais de cette beauté sévère, presque impérieuse, qui ne parle qu'aux yeux et laisse le coeur froid. En acceptant la main d'un vieillard, elle avait fait un calcul, rien de plus. Sans fortune, elle s'était vue dédaignée dans la première fleur de la jeunesse et quand ses charmes brillaient de tout leur éclat; son coeur était sorti ulcéré de cette épreuve, et il en était résulté chez elle une haine sourde et profonde contre les hommes. Vingt-cinq ans sonnèrent, et le désespoir acheva ce que le dépit avait commencé. Ne pouvant plus prétendre au bonheur, elle chercha autour d'elle une victime: le baron obtint la préférence. Cette grande fortune allait, entre ses mains, devenir un instrument, un moyen: maltraitée du côté du coeur, elle pourrait du moins satisfaire sa vanité, et à son tour écraser de ses dédains ces hommes qui l'avaient méconnue. À peine arrivée à Paris, la nouvelle baronne de Dalincour mit ses projets à exécution, et réalisa ses rêves avec une persévérance infatigable. Le général ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il avait pris un maître; n'essaya de lutter, mais ce fut en vain. Il trouva chez Éléonore de telles ressources d'imagination, un si complet arsenal de ruses, tant de fermeté unie à tant de souplesse, qu'il usa ses forces dans cette lutte et fut obligé de céder. Peu de mois après son mariage, M. Jules Granpré devint l'ami de la maison, et le baron, depuis ce temps, s'était vu contraint de subir cette intimité, qui inondait son coeur d'amertume et se rage. M. Jules Granpré n'était pas ce que l'on, peut appeler un jeune homme; il avait alors quarante ans, comme Éléonore en avait trente; mais, en garçon qui voit le monde et sait le prix des avantages extérieurs, il avait su conserver presque tous les attributs de la jeunesse: de beaux cheveux, de belles dents, une taille svelte, un teint frais et coloré. Sans être remarquable, sa physionomie; avait quelque chose de fin et d'ironique, et ses traits, quoique irréguliers, ne manquaient pas de délicatesse. La carrière était, du reste, assortie à l'individu: Jules Granpré tenait à la finance et surtout au palais de la Bourse. Ses débuts n'avaient pas été complètement heureux.» peine émancipé, il s'était jeté, à l'étourdie; dans le jeu des effets publics et y avait dévoré son petit patrimoine. Depuis lors, il poursuivait sa revanche, et ses premiers efforts n'avaient abouti qu'à une promenade assez précipitée en Belgique. L'affaire s'était arrangée pourtant, non sans quelque dommage pour l'honneur du fugitif. Enfin, grâce à la baronne, il avait pu sortir de la position secondaire que, qu'alors, il avait occupée, abandonner la _coulisse_, où végètent les joueurs obscurs, et devenir l'un des croupiers en titre de ce tapis vert que l'on nomme la Bourse. Il venait d'acheter une part dans un office, et était ce que l'on nomme en termes techniques _un quart d'agent de change_. Cela pouvait passer pour une position sociale. Ainsi Éléonore avait pris sa revanche, et tous ses plans haineux se trouvaient réalisés. Peut-être le succès l'avait-il mieux servie qu'elle n'eût osé l'espérer. Sous le coup d'une lutte constante, la santé du baron s'était profondément altérée. La sourde amertume qui le dévorait usa chez lui les ressorts de la vie. Il voyait sa fille, son Emma, à la merci d'une marâtre, d'une femme sans coeur comme sans pudeur; il eut peur de ne pas vivre assez longtemps pour pouvoir la défendre, et de l'abandonner comme une proie à cette dangereuse tutrice. Ces sentiments qu'il comprimait, cette crainte qui l'obsédait, déterminèrent une crise: le baron fut frappé d'apoplexie. On le secourut à temps; il en réchappa. Mais cette secousse avait altéré les sources de la vie et de l'intelligence: c'était désormais un' enfant, sans puissance pour le bien; une partie du corps restait paralysée, le cerveau n'y était plus, et la langue le servait mal. Deux sentiments seuls avaient survécu à ce grand naufrage: la haine de sa femme et de son complice, l'amour de son enfant. Au moment où il semblait complètement éteint, plus d'une fois l'oeil du vieillard s'anima pour lancer des éclairs de colère ou exprimer la tendresse la plus affectueuse. Tels étaient les personnages que réunissait le salon du faubourg du Roule. On servit le thé, et Emma apporta elle-même la tasse où son père devait boire. En la voyant à ses côtés, le vieillard releva la tête avec une émotion, visible et lui baisa la main avec une joie d'enfant: «Buvez, papa, dit la jeune fille, c'est moi qui l'ai préparé. --Oui, mon enfant, oui, répliqua le vieillard en la dévorant du regard, oui, tu es un ange.» Pendant ce temps, Granpré avait pris à part la baronne, et lui disait, de manière à n'être entendu que d'elle seule: «A demain, entre une heure et deux; j'ai des choses très-importantes à vous dire.» Il était tard, on se sépara: les portes de l'hôtel se fermèrent; et une demi-heure après, César Falempin, affublé d'un bonnet qui n'était pas celui d'un grenadier de la garde, allait s'introduire dans la couche où reposait déjà sa chaste moitié, quand un bruit sec frappé au carreau de sa vitre attira son attention. «Qu'est-ce donc? dit-il; nous sommes au soir des surprises. Est-ce qu'il y aurait des voleurs dans la cour? Ils s'adressent bien.» Il ouvrit la porte, et y trouva son pauvre maître qui s'était traîné jusque-là en s'aidant de deux cannes. «Vous ici, mon général? mais vous avez donc la fièvre chaude? --Chut! César! chut! répliqua le vieillard; on nous entendrait! Viens me trouver demain à sept heures; n'y manque pas. --Oui, mon général, oui, j'irai. --N'y manque pas, César, ajouta le baron en articulant péniblement ces paroles. C'est très-essentiel.» Ses forces le trahissaient. Falempin le prit dans ses bras et le porta jusque dans sa chambre. Tout le monde dormait dans la maison; personne ne s'était aperçu de la sortie du pauvre infirme. III Le général et le sergent. La visite furtive que le général avait faite à son concierge n'était pas l'acte d'un enfant ni d'un insensé. Depuis que les ravages du mal l'avaient rendu incapable d'exercer dans sa maison un commandement suivi, le vieillard était devenu l'objet d'une surveillance assidue et d'une tutelle intolérable. Ses moindres pas, ses paroles; ses gestes même étaient soumis à un espionnage régulier; on ne souffrait personne autour de lui, on écartait tous ses amis. Dès le jour où son cerveau fut atteint, les valets comprirent qu'ils avaient changé de maître; ils n'obéirent désormais qu'à la baronne. L'un d'eux fut affecté au service du malade, et, sous le prétexte des soins qu'exigeait son état, il reçut l'ordre de s'écarter le moins que possible de son fauteuil. C'était une servitude odieuse au valet. Il en résultait de la mauvaise humeur, d'une part, et de l'autre ces petites vengeances sourdes qui sont les représailles de la domesticité. Le pauvre infirme avait la conscience de son état. Le sort, en frappant son intelligence, s'était montré assez cruel pour ne pas l'anéantir tout entière. Plus d'une fois, dans le silence de la nuit, libre et seul enfin, il se répandit en larmes amères; souvent aussi, il eut des pensées de révolte qui toutes dégénéraient en défaillances profondes. Ce fut une de ces inspirations qui lui donna la force de tromper ses surveillants et d'aller frapper à la porte de César Falempin. Si le premier mouvement du digne concierge fut de la surprise, le second eut tous les caractères de l'embarras. Les consignes sévères de la baronne s'étaient étendues jusque sur la loge: Falempin les avait reçues et exécutées jusqu'alors en soldat, dans toute leur rigueur. Il s'agissait donc d'une infraction à la discipline; pour un ancien, le cas était grave. César en eut le sommeil troublé. Comme tous les gens de l'hôtel, il croyait que le général n'avait plus sa tête; sa promenade nocturne notait dès lors à ses yeux qu'une lubie. Fallait-il pousser le dévouement envers son chef jusqu'à contenter ce caprice au risque de déplaire à la baronne? Voilà le problème réduit à ses termes les plus simples. Le concierge l'agita longtemps avant de le résoudre enfin, le coeur l'emporta: il ne voulut pas laisser peser sur sa vie le remords d'avoir refusé quelque chose à son général. Au petit jour, il se trouva sur pied, gagna l'hôtel comme s'il se fût agi d'affaires de service, prit si bien son temps et ses mesures, qu'il parvint à la chambre du malade sans avoir été rencontré, et avec la certitude de l'y trouver seul. Au bruit que fit la porte, le vieillard s'éveilla, et parut d'abord saisi d'effroi en voyant un homme debout au pied de son lit. Il essaya de se mettre sur son séant, et dirigeait la main vers le cordon de la sonnette, quand Falempin lui dit à voix basse: «C'est moi, mon général; ne vous offusquez pas. Sept heures, comme vous me l'aviez dit. Pardon si je vous dérange. --Ah! bien! bien! répliqua le vieillard en se rassurant peu à peu. Ah! c'est toi, mon vieux sergent; C'est bien! c'est bien! Où avais-je donc la tête?» Ces paroles étaient prononcées péniblement, avec effort, d'une manière entrecoupée; après une pause assez longue, le vieillard ajouta: «Que me veux-tu?» La foudre tombant aux pieds de Falempin, ne l'eût pas jeté dans une surprise pareille à celle que lui causa cette demande. Il venait de manquer à la consigne établie, enfreindre tous ses devoirs, et pourquoi? Pour recevoir un aussi étrange compliment. Il se prit à regretter l'excès de zèle qui l'avait conduit là, et ne songea plus qu'à faire une retraite honorable. «Pardon, excuse, mon général, dit-il en regardant du coté de la porte: histoire seulement de s'informer, de l'état de votre santé. Ça va bien, tant mieux. Dormez en paix; je vais maintenant dessiner mon par file à gauche.» Le sergent voulut joindre l'effet aux paroles; mais le général s'était emparé de l'une de ses mains et ne semblait pas disposé à s'en dessaisir. «Merci, mon vieux, disait-il; sois sans inquiétude; encore quelques mois de repos, et nous monterons à cheval... Oui, à cheval... Je leur prouverai que je suis vert encore... que j'ai une volonté...» A mesure que le vieillard s'animait, un rayon d'intelligence descendait sur son visage. Tout à coup, comme si une clarté soudaine fût venue luire à ses yeux, il s'interrompit, et se frappant le front: «Reste! reste, César, dit-il avec vivacité... Malheureux que je suis!... Moi qui allais oublier... Bien; tu es là, ajouta-t-il comme s'il eût voulu s'assurer de sa présence, tu es là, mon vieux camarade... Il faut que je me lève, entends-tu?... que je m'habille... et surtout ne me quitte pas.» Falempin hésitait encore; il craignait d'être le jouet d'une nouvelle hallucination. Cependant, la voix de son général avait un tel accent de douleur et de prière, qu'il n'osa pas quitter la place. Le vieillard persistait à vouloir se lever; César alluma le feu, enveloppa le malade d'une douillette ouatée et l'aida à se traîner jusque sur son fauteuil. Là, en l'examinant mieux, il le trouva si défait, si décomposé, qu'il se sentit pris d'une pitié profonde. Le jour éclairait alors cette figure qu'on eût pu prendre pour celle d'un spectre. La peau avait les tons jaunes et mats de la cire; l'oeil était hagard et se cachait sous les cavités frontales; les lèvres, à demi ouvertes, laissaient entrevoir une langue pâteuse; enfin, tous ses traits portaient l'empreinte de ces altérations profondes qui signalent une hémiplégie. Falempin en avait les larmes aux yeux. «Ce que c'est que de nous!» pensait-il en lui-même. On eût dit que le général s'associait à sa pensée, car il reprit presque à l'instant avec un ton de gaieté: --Eh! oui, mon pauvre sergent, tout s'en va peu à peu... la santé comme les amours... On ne peut pas être et avoir été... Mais que fais-tu là, debout comme au port d'arme?... Voyons, César, assieds-toi... ici, à mes côtés, ajouta-t-il en lui montrant un siège... plus près encore... plus près, mon camarade.» Falempin éprouvait une répugnance visible à obéir; toutes ces amitiés le navraient au lieu de le toucher; il y voyait une nouvelle preuve de l'affaiblissement des facultés de son maître. «Faites pas attention, général, répliqua-t-il; je suis très-bien debout; c'est ma passion d'être debout. --Voyons, César, ne fais pas l'enfant, dit en insistant le vieillard... Nous avons à causer ensemble; assieds-toi, je t'en prie; ne me quitte pas.» Le vieux sergent ne put résister à cet appel: il prit un siège, comme un homme qui se résigne: «A la bonne heure, reprit le baron en lui tendant la main, voilà ce qui s'appelle agir en bon camarade. --Ah! général, dit Falempin, que tant d'amitié, rendait confus. --Écoute, Falempin, ajouta le baron, je t'ai appelé mon camarade, parce que je vais te parler comme à un camarade. Depuis quelque temps, je n'ai plus ici autour de moi que des visages odieux. Partout des espions, partout des gens qui trouvent mon agonie bien longue; personne à qui me confier, personne. J'ai souvent témoigné le désir de recevoir quelques amis; on n'a pas tenu compte de ma demande. On me séquestre, on m'isole, on m'enterre vivant; je me sens gagné peu à peu par le froid de la tombe. --Qui l'eût pensé? Vous, mon général, on vous a fait cela! mais il fallait se plaindre! --A qui, Falempin? dit le vieillard avec une sombre douleur? ne suis-je pas une créature déchue? Que peut un homme qui ne sait ni marcher ni faire un mouvement sans avoir quelqu'un qui l'assiste? Je suis à leur merci, mon vieil ami; je suis leur victime, et je ne cherche même plus à m'en défendre. Dans les premiers temps de ma maladie, j'ai voulu résister; ils m'ont vaincu! ils ont pour eux la ruse et la violence, et moi je n'ai plus rien, plus rien que ma haine. Elle ne suffit pas. --Pauvre général! --Ce n'est rien encore, Falempin; je leur pardonnerais tout, s'ils m'eussent laissé du moins les caresses de mon Emma. Eh bien! cette dernière satisfaction, ils me l'ont refusée. A peine puis-je l'embrasser deux fois par jour et devant témoins. Priver un père de sa fille! quelle cruauté! voir mourir un homme à petit feu et lui enlever jusqu'à ce bonheur d'embrasser son enfant! --Oh! les monstres! s'écria Falempin. Le diable en prendrait les armes! c'est trop fort, mon général; je vais charger ma carabine. L'émotion du baron était à son comble; des larmes inondaient son visage, et le digne sergent avait toutes les peines du monde à contenir les siennes. Cette scène l'inquiétait doublement: il craignait qu'elle n'épuisât les forces du malade et qu'elle n'eût un contre-coup au dehors. Aussi chercha-t-il à l'abréger et fit-il un mouvement pour quitter son siège. Le général s'en aperçut, et, par un geste plus prompt que la pensée, il lui saisit le bras. «César, dit-il, ne me quitte pas encore, je t'en conjure; je n'ai pas tout dit. Dieu m'envoie aujourd'hui un dernier éclair d'intelligence; laisse-m'en profiter. Demain il serait trop tard. Prête bien attention à mes paroles: c'est mon testament que je vais dicter, et c'est toi, mon vieux camarade, qui en seras l'exécuteur. --Achevez, général, dit le sergent ému de cette confidence et tremblant sous le poids de la responsabilité qu'il allait encourir. --César, poursuivit le baron, on me ruine, on me ruine à plaisir; c'est un parti pris, c'est un système arrêté. Si je vis encore longtemps, ma fille n'aura plus d'héritage. Déjà on m'a arraché de force deux signatures. Pour quel objet, ma pauvre tête n'en sait rien. L'on m'a mis un papier sous les yeux, et l'on m'a dit: Signez. J'ai refusé d'abord; mais que veux-tu que devienne une faible volonté comme la mienne devant une volonté impérieuse, absolue? J'ai cédé, j'ai signé. Hélas! j'ai signé peut-être la ruine de mon enfant. Qui le sait? --Ah ça! mais, c'est une forêt de Bondy que cet hôtel, s'écria Falempin: général, il ne me reste plus qu'à donner ma démission de concierge. Cet air empesté ne me convient guère, entendez-vous? --N'en fais rien, César; reste pour moi, reste pour ma fille. Rapproche ton siège, ajouta le baron en parlant à voix basse, et écoute attentivement ce qui me reste à te dire. --Je suis tout oreilles, général. --Depuis longtemps, reprit le baron, j'ai prévu ce qui m'arrive aujourd'hui. J'ai senti que j'étais entouré d'ennemis, et j'ai pris quelques mesures pour me défendre. Je les savais rusés, j'ai employé la ruse. Va fermer au verrou la porte de la chambre, César, afin que personne ne puisse nous surprendre. Il s'agit d'un secret important.» En même temps, le vieillard prit un air mystérieux et sembla écouler avec inquiétude les bruits qui se faisaient dans la maison. Falempin obéit et revint se mettre aux côtés du général. «Maintenant, reprit celui-ci, aide-moi à me lever. Jamais je ne me suis senti plus fort; cette confidence me soulage. Viens, mon brave, conduis-moi vers l'armoire qui est à la gauche de la cheminée.» Soutenu par son concierge, le baron se dirigea vers le point qu'il avait désigné. Quand il y fut parvenu, il jeta de tous les côtés un regard inquiet et prêta une oreille attentive, comme s'il eût redouté quelques pièges; puis, rassuré par cet examen, il ouvrit l'armoire en cherchant à étouffer le bruit que faisait la serrure et des ais mal joints. Cette armoire était pratiquée dans le mur, à hauteur d'appui. Quelques vieux livres, des coquillages, des armes de luxe en garnissaient les rayons. Falempin ne savait que penser; il craignait que ce fût encore là une lubie de son général. Celui-ci, cependant, après une nouvelle pause, porta la main vers l'un des coins de l'armoire, et, faisant jouer un ressort, mit à découvert une petite cachette ménagée dans l'épaisseur de la boiserie. Le concierge suivait les mouvements de son maître avec une hésitation toujours croissante, quand celui-ci retira de ce réduit une énorme liasse de billets de banque: «Voici, César, ce que j'ai soustrait aux mains de l'ennemi. Il y a là trois cent mille francs: quoi qu'il arrive, ma fille aura au moins cette dot. On me fera peut-être dénaturer le reste de ma fortune, mais ces trois cent mille francs lui resteront. Tu vois comment joue ce secret, César; essaye-le... Très-bien! Maintenant tu peux me remplacer: je mourrai tranquille.» Falempin ne pouvait plus persister dans son incrédulité; les billets de banque étaient là; ils parlaient d'eux-mêmes. «César, ajouta le baron, c'est sur ta loyauté que repose désormais l'avenir de mon enfant. --Pour ça, général... --Je te connais, je sais qu'on peut compter sur toi. Dès que je serai mort, tu viendras dans cette chambre, d'une façon ou d'une autre, comme tu pourras, tu ouvriras cette armoire, tu prendras ce dépôt et le remettras à ma fille. Tu me le jures? --Diable! général, répliqua Falempin, mais c'est grave! Une somme si forte! --Quoi, mon brave, tu me refuserais! Prends-y garde, César, ce serait avancer ma mort. J'ai compté sur toi. --Puisque vous le prenez ainsi, général, je n'ai plus rien à dire; j'accepte, j'accepte! --Tu le jures? --Je le jure, puisque cela peut vous faire plaisir. --Merci, mon ami, dit alors le baron en tendant la main à son vieux serviteur. Merci, je n'attendais pas moins de toi.» Ils en étaient là de leur entretien, quand on frappa à la porte de la chambre. Saisi d'effroi, le général rétablit dans sa cachette le précieux dépôt, ferma avec soin l'armoire et regagna son fauteuil. Falempin alla ouvrir. C'était le valet que la baronne avait mis au service du vieillard. Il entra en grommelant, parut surpris de voir le concierge auprès de son maître, et ne manqua pas de raconter ce qu'il avait vu. Dès ce jour, Falempin devint suspect, et se vit compris dans le système de surveillance dont on entourait le vieillard. IV Le Complot. Dans la journée, les tristes pressentiments du baron furent vérifiés. Rien de plus réel que la conjuration qui se tramait contre lui. Jules Granpré en était l'âme, Éléonore le bras. Son contrat de mariage n'assurait à cette femme qu'un mince douaire, et l'orgueil, la crainte de déchoir lui donnaient une énergie, une puissance d'intrigue qui allaient jusqu'à la cruauté. Après une jeunesse passée dans la gêne et le délaissement, toucher un instant à l'opulence, à la grandeur, au bruit et à l'éclat du monde, pour perdre ensuite tout cela, pour le voir s'évanouir en un seul jour et sans espoir de revanche, était une pensée à laquelle ce caractère altier ne pouvait s'accoutumer: pour conjurer cette chute, elle eût tout osé, même un crime. Son complice ne lui en demandait pas tant. Le premier moyen qu'on mit en oeuvre contre le vieillard fut ce séquestre absolu dont il se plaignait à son compagnon d'armes. Ce séquestre s'étendit jusqu'à sa fille, qu'il ne pouvait voir qu'à de certaines heures, et dans le salon commun. L'état du malade servit de prétexte à cet isolement, et l'on parvint à convaincre, sans peine la naïve Emma que sa vue causait à son père des émotions dangereuses, capables de l'achever. La pauvre enfant n'eut alors qu'un souci, celui de se contenir en présence du vieillard, triste de ce sacrifice, mais résignée à tout pour prolonger une existence qui lui était si chère. Il régnait ainsi, entre son père et elle, un malentendu ménagé avec une adresse infinie, et qui, source d'une contrainte involontaire, glaçait tout épanchement. Isolé de la sorte, le baron devenait, plus vulnérable; il restait sans défense contre la spoliation. Toute plainte était étouffée, toute révolte prévenue. Cette tactique savante durait depuis deux ans, et déjà elle avait eu un premier résultat. Grâce à des signatures arrachées, la partie la plus disponible de la fortune du général avait passé dans les mains de sa femme ou de quelques prête-noms. Les inscriptions sur le grand-livre, les valeurs mobilières, les sommes placées chez les banquiers prirent peu à peu ce chemin; mais ce n'étaient là que des objets sans importance, une centaine de mille francs au plus. L'essentiel n'avait pu être entamé; il consistait en immeubles, en domaines ruraux, dont la transmission offrait de plus grands embarras et entraînait diverses formalités. Le génie de Jules Granpré était alors dirigé vers cette opération importante, et il avait pris, la veille, rendez-vous avec la baronne pour arrêter d'une manière définitive son plan de campagne. Éléonore le reçut dans une pièce retirée qui débouchait sur le jardin ou plutôt sur une serre garnie de fleurs rares. C'était un lieu enchanté, où n'auraient dû éclore que des sentiments affectueux et des pensées calmes; des odeurs pénétrantes y invitaient l'âme à de molles langueurs plutôt qu'à de sombres préoccupations Aussi régnait-il une sorte de contraste entre le spectacle de ce réduit embaumé et les paroles qui s'y échangèrent. Ce fut Jules Granpré qui ouvrit l'entretien, le bras familièrement engagé dans celui de la baronne; et, tout en guidant sa marche dans un labyrinthe de feuillage et de fleurs: «Éléonore, lui dit-il à demi-voix, j'ai vu le docteur; il faut se hâter. Le général n'a qu'une vie artificielle: c'est un miracle qu'il soit encore debout. La lampe n'a plus d'aliment; le moindre souffle doit l'éteindre. --Vous parlez aujourd'hui comme un livre, monsieur, répliqua la baronne avec quelque sécheresse. Pour un homme d'affaires, c'est du luxe. Si je traduis bien votre pensée, nous devons nous attendre à un deuil prochain. Est-ce cela? --Oui, madame, répliqua l'ami de la maison un peu déconcerté; et j'ajoute que rien n'est en ordre si l'événement arrive. Vous restez sans ressources, absolument sans ressources.» C'était toucher la corde délicate: sous l'influence de ces paroles, la baronne changea subitement de ton. «Voyons, mon ami, reprit-elle, ne nous piquons pas et cessons ces enfantillages. Il s'agit de nos intérêts communs; traitons-les d'une manière sérieuse. Et point de phrases surtout; vous savez que je ne les aime pas. --Comme vous voudrez, Éléonore, répondit l'homme d'affaires; aussi bien est-ce un de mes torts que de sacrifier aux grâces du discours. Mais laissons cela, ajouta-t-il en tirant quelques papiers de sa poche; voici qui est plus grave. J'ai examiné avec soin l'état que vous m'avez confié, et en vérité je m'y perds. Êtes-vous sûre de n'avoir oublié aucune pièce? --Aucune, mon ami. --Eh bien! dans ce cas, il y a trois cent mille francs dont je n'ai pu retrouver les traces; trois cent mille francs qui faisaient partie, en 1839, de la fortune du général, et qui depuis lors ont complètement disparu. Aurait-il fait quelques fausses spéculations à cette époque? --Impossible, il était déjà impotent et confiné dans sa chambre; je l'aurais su, dit vivement la baronne. --On les aurait alors volés, Éléonore, ou bien détournés, reprit l'homme d'affaires; car ils n'y sont plus. C'était des rentes sur l'État; elles ont été vendues par l'entremise d'un de mes collègues que j'ai vu ce matin; le payement en a été fait en un bon sur la banque de France. Depuis lors, cette somme ne figure plus dans les comptes; tout vestige en disparaît. --Voilà qui est singulier, en effet, mon ami, dit la baronne devenue pensive. Est-ce une soustraction? Est-ce autre chose? J'y songerai, Granpré; continuez. --Cette circonstance explique, Éléonore, le peu de valeurs de portefeuille que nous avons trouvées. C'est fâcheux, car il faut s'attaquer aux immeubles, et une cession d'immeubles ne se fait pas sous le manteau; il y a l'acte notarié, la purge des hypothèques. C'est une lessive faite en public: il est impossible qu'elle ne cause pas un peu de scandale. --Je vous croyais au-dessus de ces préjugés, dit ironiquement la baronne; est-ce que le coeur vous manquerait, Granpré? --Allons donc! reprit l'homme d'affaires avec un geste d'une souveraine impudence. Seulement, Éléonore, j'ai voulu tout vous dire. Nous allons donc battre en brèche les immeubles. Le baron en a deux, sans compter cet hôtel: Champfleury, qui vaut neuf cent mille francs; Petit-Vaux, qu'on ne peut pas estimer à moins de douze cent mille francs. Ce sont ces deux sommes qu'il faut faire passer sur votre tête. L'affaire est bien comprise, n'est-ce pas? --Achevez, mon ami, dit la baronne, en proie à une agitation qu'elle déguisait mal. --Un testament olographe, poursuivit Jules Granpré, inutile d'y songer! Le vieillard s'y refuserait, et d'ailleurs nous n'attendrions que la moitié de sa fortune.» La baronne fit un geste d'assentiment. «Il ne reste plus dès lors, poursuivit l'homme d'affaires, qu'à vendre ou à hypothéquer les propriétés. J'en ai déjà trouvé le prétexte. Il faut vous dire, Éléonore, que nous créons ces jours-ci une compagnie au capital de trois cent millions pour un chemin de fer en Espagne. Le gouvernement français nous accorde son appui; cela se traitera d'une façon, officielle et diplomatique. Je mets le baron à la tête de cette entreprise; il a un nom qui sonne bien, il est pair de France, il passe pour l'un des grands capitalistes du royaume, c'est une excellente enseigne pour notre spéculation: que vous en semble? --Soit; mais, où voulez-vous en venir, Granpré? répondit la baronne. Votre audace me cause des vertiges. --C'est bien simple, reprit l'homme d'argent; nous inscrivons le général pour quatre mille actions. Ne vous épouvantez pas, baronne; cette signature n'engage à rien. C'est le grain que l'on jette afin de faire arriver les oisillons. Seulement on peut dire dans le public: Le pair Dalincour vend ses terres pour doter la Péninsule d'une magnifique voie de communication. Cette idée se répand, donne une couleur honorable à notre opération; à l'abri de ces bruits nous liquidons notre fortune territoriale. Champfleury, Petit-Vaux sautent le pas, et par-dessus le marché l'Espagne nous comble de bénédictions.» Quoique le cynisme avec lequel Granpré déroulait son plan de campagne éveillât quelque répugnance dans l'esprit de la baronne, il s'agissait pour elle d'un intérêt si majeur, qu'elle n'éprouva pas le moindre scrupule au sujet des moyens. Personne n'avait un caractère plus résolu qu'Éléonore, et depuis longtemps sa détermination était arrêtée: il s'agissait de dépouiller le général et de rester maîtresse d'une fortune dont elle avait pris l'habitude de disposer. Jusqu'à un certain point, cette poursuite lui semblait légitime: en donnant sa main à un vieillard, elle pensait avoir acquis le privilège de tout oser contre lui, comme il devait désormais tout craindre d'elle. Le pacte lui semblait renfermer cette restriction, qu'elle n'échangeait sa beauté que contre la richesse, et qu'au premier obstacle elle pouvait passer outre et se payer de ses mains. C'était à l'aide de pareils raisonnements qu'elle faisait taire sa conscience et marchait le front découvert à la réalisation de ses desseins. Elle ne vit dès lors, dans le plan de son complice que ce fait décisif, l'aliénation des propriétés de famille; deux millions à recueillir; la prime était belle! «Granpré, dit-elle, ne perdons pas de temps; plus lard, nous reviendrons sur vos combinaisons industrielles. Je vous abandonne les bénédictions de l'Espagne: vendons Champfleury et Petit-Vaux, voilà l'essentiel. Que faut-il faire pour cela?» Ce ton bref, presque impératif, domina l'homme d'affaires; il renonça à la phrase, et désignant l'un des papiers qu'il tenait dans les mains: «Faire signer ce pouvoir, dit-il. --Que stipule-t-il? poursuivit la baronne. --Faculté de vendre, reprit Granpré, d'aliéner, de désemparer en tout ou partie les deux domaines de Petit-Vaux et de Champfleury; faculté de les hypothéquer jusqu'à concurrence de leur entière valeur, si ce moyen offre plus d'avantages; faculté d'en recevoir le prix et d'en donner quittance, soit que l'on aliène, soit que l'on ait recours à un emprunt; le tout, ma belle, en termes parfaitement précis, fort explicites, et à l'abri de toute contestation. C'est minuté de main de maître: j'y ai passé. --C'est bien, Granpré; et qu'y manque-t-il encore? ajouta Éléonore. --Une bagatelle, répondit l'homme d'affaires; l'_approuvé_ et la signature du général; rien que cela. --Donnez-moi cette pièce, dit la baronne en la lui prenant des mains, et attendez-moi.» Elle sortit d'un air décidé, et deux minutes après elle entrait dans la chambre de son mari: le valet de garde était auprès de lui et l'aidait à faire quelques pas sur le tapis qui garnissait la pièce. «Pierre, dit la baronne au domestique avec un geste hautain, laissez-nous seuls.» Le valet, après avoir replacé le vieillard dans son fauteuil, s'empressa d'obéir. Il avait d'ailleurs suffi de la présence de la baronne pour enlever au malade une partie de ses forces. À l'aspect du papier qu'elle agitait dans ses mains, une terreur soudaine s'était emparée de lui. Cet homme, qui pendant vingt ans de sa vie avait affronté la mort sur les champs de bataille, en était désormais réduit à trembler devant une femme. Éléonore le maîtrisait; il l'abhorrait profondément, mais il la craignait. Ce papier menaçant lui rappelait des scènes où elle avait toujours brisé sa résistance et triomphé de ses refus. C'était une nouvelle lutte qui s'annonçait, et le vieillard se sentait incapable d'y suffire. Une agitation nerveuse parcourait ses membres; le sceau de la mort semblait empreint sur son visage. Au lieu d'y trouver un motif pour user de ménagements, Éléonore n'en alla que plus directement au but: elle voulut profiter de l'impression que son entrée avait produite: «Signez ceci, dit-elle en montrant la pièce qu'elle tenait. Le vieillard la regardait fixement, d'un oeil hagard, presque hébété. Elle prit une plume, la trempa dans l'écritoire, et, assujettissant le papier sur une table placée à la portée du malade: --Signez! répéta-t-elle avec un accent presque brutal. Signez, vous dis-je; il le faut.» Au lieu d'obéir, le général cherchait à éloigner le fatal. «Non! non!» disait-il sourdement. Elle lui prit la main, et, la serrant avec une sorte de violence: «Signez donc!» s'écria-t-elle irritée. Un cri plaintif échappa au vieillard. Il se dégagea de cette étreinte. «Oh! madame, dit-il, vous m'avez fait mal!» Cette scène menaçait de se prolonger, et eût amené de nouveaux sévices, quand une inspiration diabolique vint au secours de la baronne. Elle se souvint de la circonstance singulière que Granpré lui avait révélée, de ces trois cent mille francs subitement disparus, et elle imagina de s'en faire une arme contre les refus du général, en même temps qu'elle éclaircirait des doutes qui la préoccupaient. «Vous ne voulez donc pas signer? dit-elle en revenant à la charge. --Non! non! c'est assez! répondit le malade avec un accent plus résolu. --Eh bien! poursuivit la mégère, je sais que vous cachez ici de l'argent; je vais faire fouiller cette chambre et tous l'enlever.» Ces paroles suffirent pour amener une révolution complète dans l'attitude de la victime; toute son énergie tomba et fit place à une consternation profonde. «Grâce! grâce! s'écria-t-il en joignant les mains comme eût pu le faire un enfant. --Alors, vous allez signer, dit la baronne en lui mettant de nouveau le papier sous les yeux. --Oui, je signerai, mais plus tard, répliqua-t-il d'une voix suppliante. Plus tard!... Plus tard! --Sur-le-champ, dit-elle. C'est y mettre bien des façons.» Et elle lui prit de nouveau la main. Cette fois, le vieillard obéit machinalement. La crainte l'avait anéanti. Éléonore le guida, et il parvint à tracer tant bien que mal les caractères qui devaient être l'instrument de sa ruine. La pensée dont il était obsédé recevait son exécution; il dépouillait sa fille. «Enfin! s'écria la baronne quand la pièce fut en état; voilà un souci de moins. Plus tard, nous aviserons au reste.» Le général, épuisé par l'effort qu'il venait de faire, tomba dans un évanouissement profond. Cette crise pouvait être la dernière; Éléonore sonna vivement, et envoya chercher son complice. --Granpré, lui dit-elle, en lui remettant le prix du combat, voici le pouvoir; rien n'y manque, agissez maintenant. Mais la secousse a été rude, ajouta-t-elle en lui montrant le baron évanoui. Envoyez-moi le docteur. --Diable! diable! vous avez raison, s'écria l'homme d'affaires en courant vers son cabriolet; il ne faut pas qu'il meure encore; ce serait trop désobligeant. Dans quelques mois, à la bonne heure!» V Emma et Paul Dans cette atmosphère d'intrigue vivait un ange de beauté et de grâce: c'était Emma. Sa double origine se retrouvait en elle: Allemande par le coeur, Française par l'esprit, elle offrait la réunion de ce qu'il y a de plus délicat et de plus vif chez les femmes, la candeur près de la gaieté, et une certaine pétulance tempérée par des accès de mélancolie. Ses traits étaient aussi purs que son âme. De beaux cheveux cendrés entouraient un front d'une blancheur lumineuse; ses veux bleus avaient une transparence mal voilée par de longs cils noirs, et cette coupe exquise où se reconnaissent les vierges d'Albert Durer; l'incarnat des lèvres faisait mieux ressortir l'émail des dents, la souplesse des mouvements ajoutait un charme de plus à l'harmonie des proportions. Emma n'habitait Paris que depuis quelques années; c'était une fille élevée aux champs, une enfant de la nature. Née dans le château de Champfleury, sur les bords enchantés de la Meuse, elle y avait grandi au milieu d'un paysage souriant comme elle, avec l'herbe des prés pour tapis, et les Vosges pour horizon. C'est à Champfleury que sa mère avait vécu et qu'elle était morte; son dernier voeu fut de laisser son enfant aussi longtemps que possible près de son tombeau. Retenu à Paris par ses devoirs de pair, le général n'avait pu surveiller lui-même cette première éducation; heureusement la mourante y avait pourvu. Un digne Allemand, nommé Muller, ami de sa famille, se trouvait à Champfleury au moment où elle expira. Elle lui fit promettre de rester auprès de sa fille et de lui servir à la fois de guide et de tuteur. Le baron respecta ce désir; Muller se fit un devoir d'y accéder, et dès ce moment il se fixa à Champfleury. Le brave homme était professeur de musique, ce qui n'aurait pas suffi si, en sa qualité d'élève de l'université de Halle, il n'eût possédé en outre des connaissances fort étendues. Les sciences naturelles, les études historiques lui étaient familières; au savoir allemand il unissait une simplicité, une clarté qui rendaient tout accessible aux plus faibles intelligences. Il n'avait emporté de son pays que la bonhomie et l'érudition dégagée de ses nuages: âme droite, d'ailleurs, esprit vif, pénétrant, plein de finesse, tel était Muller. Avec cette enfant, il eut toute la candeur, toute la naïveté d'un enfant. Loin d'envisager sa tâche comme un précepteur ordinaire qui fait retomber sur son élève le joug dont il supporte impatiemment le poids et commande avec aigreur parce qu'il sert avec répugnance, Muller s'identifia avec la charmante créature dont il avait à diriger les mouvements; il ne fut pas ennuyeux, parce qu'il n'était pas ennuyé; il prit un goût infini à voir se développer sous sa main, s'épanouir à la vie et au monde une âme aussi parfaite dans un corps aussi beau. Jamais étude ne le captiva autant que celle-là, et ne fit naître en lui une joie plus constante et plus pure. Muller avait un système d'éducation qui ne ressemblait en rien aux méthodes ordinaires; il aimait peu les livres et encore moins le sombre aspect d'une salle de travail. Avant tout il voulait que l'étude parût légère à l'enfant, et pour cela il écartait avec soin ce qui pouvait lui en inspirer le dégoût. Lui-même se fût senti mal à l'aise sous les habits du pédagogue; il savait à quel point la routine détruit l'initiative personnelle, et combien l'esprit est absent des choses qui ne demandent qu'une attention machinale. Il voulait donc que son enseignement fût imprévu, spontané, qu'il résultât du contact de cette intelligence enfantine avec des objets nouveaux, des impressions nouvelles. Rien ne lui parut plus propre à amener ce résultat que le spectacle de la nature et des oeuvres de Dieu. Ce fut dans les champs, dans les prés, dans les bois, dans ce vaste salon d'étude ouvert à l'homme, qu'il commença l'éducation de son élève, étudiant chaque jour son terrain et ne le quittant pas sans en avoir tiré quelques éléments de ce cours, professé en présence des merveilles de la création. Pour l'histoire naturelle, aucun théâtre ne pouvait être plus riche ni plus concluant; partout le fait venait se placer à côté de la démonstration. Lorsque Emma, en courant dans les prés ou sous les ombrages de la forêt, rapportait à son précepteur une fleur, une plante, une tige d'arbuste, à l'instant celui-ci lui expliquait ce qu'était ce végétal, lui en disait le nom, la famille, les propriétés, en ayant soin d'apporter à ces détails une justesse, un soin méthodique qui ne devaient jamais laisser naître dans l'esprit de l'enfant ni le moindre trouble ni la moindre erreur. C'était tantôt un bouton d'or, tantôt un aster aux fleurs radiées, une anémone des bois ou une perce-neige, des saxifrages ou de petites bruyères roses. D'autres fois, il passait aux arbustes, puis aux arbres, ensuite aux oiseaux qui traversaient le bois en montrant leurs ailes diaprées, aux animaux que l'on voyait dans le lointain, et de là à ceux qui peuplent d'autres climats et vivent sous un autre ciel. Après les sciences naturelles venaient l'histoire et la géographie, qui fournissaient la matière de nouveaux détails, de nouveaux entretiens. Ainsi, le maître et l'élève échangeaient constamment leurs pensées à propos de toutes choses, Muller se tenant toujours au niveau de l'enfant et ne s'élevant dans la sphère des connaissances qu'au fur et à mesure qu'elle s'élevait. C'est sous cette influence à la fois saine et forte que grandit Emma. Les raffinements, les jalousies du monde ne souillèrent pas ses oreilles; elle ne connut ni des confidences du pensionnat, ni les pensées qui naissent des entretiens de salon, même les plus réservés et les plus contenus. Aucune des délicatesses de son âme ne fut troublée, aucun soupçon d'alliage ne se mêla aux trésors que renfermait son coeur. Muller n'était rien moins qu'un petit maître; c'était un homme d'un âge mûr, d'un extérieur assez vulgaire; mais sous cette écorce se cachaient une bonté d'ange, une philosophie rare, une grâce exquise de sentiment. Rien de plus chaste que ses idées, de plus choisi que les termes dont il les révélait. Jamais un mot brutal, jamais une expression blessante; quelquefois même un langage coloré et de douces paroles à l'adresse de son élève: «Mon beau lis de la Meuse, disait-il, je suis content de vous aujourd'hui; voilà une sonate bien exécutée.» Aucun nuage ne passa donc sur cette enfance fortunée: cependant un souvenir assez vif s'y rattachait; Emma avait onze ans quand un neveu du général, qui en avait dix-huit, vint passer une partie de l'automne à Champfleury. On le nommait Paul Vernon; né de parents pauvres, il devait tout à la générosité de son oncle, et attendait tout de lui. C'était un garçon bien pris, doté de la physionomie la plus heureuse, fier de ses moustaches naissantes et enchanté de faire ses premières armes contre les perdrix des Vosges. Toute la journée en plaine ou dans les forêts, il revenait le soir, hâlé par le soleil et noir de poudre. Du plus loin qu'Emma l'apercevait, elle courait vers lui avec la grâce et la légèreté d'une biche, et s'emparait de son carnier, qu'elle arrangeait gravement sur son épaule. Personne qu'elle ne le débarrassai! de ses guêtres de chasse, ne veillait à la réparation de ses vêtements, endommagés par les broussailles. Elle entendait faire à son cousin les honneurs du château, veillait à ce qu'il ne manquât de rien, et lui prodiguait les attentions les plus délicates. Plus d'une fois, à la vue de ces scènes naïves, le général et Muller échangèrent un regard d'intelligence. A diverses reprises, Paul reparut à Champfleury. Toutes les fois que ses études lui laissaient quelques semaines de répit, on était sûr de le voir accourir. Emma s'habitua à sa présence, et y trouva du charme. Chaque année, le jeune homme prenait un air plus mâle; sa taille se développait: son oeil, à la fois fier et doux, avait une expression charmante; ses traits étaient nobles et réguliers; ses cheveux noirs avaient la souplesse et les reflets de la soie: c'était, en somme, un fort beau cavalier. Emma n'y voyait qu'un aimable cousin, se prêtant à ses jeux avec la meilleure grâce du monde, et donnant en toute occasion les preuves d'un excellent caractère. Elle avait treize ans quand ces visites cessèrent d'une manière assez brusque; le souvenir qui lui en était resté ne pouvait donc altérer en rien ni la tranquillité de son coeur ni la sérénité de ses pensées. Cependant, Champfleury lui parut moins riant dès que son cousin n'en fit plus le théâtre de ses grandes chasses. Ce qui avait causé ce changement dans les habitudes du château, c'était le mariage du général. La nouvelle baronne voulait écarter peu à peu les intimités antérieures, s'emparer de son mari, et le soustraire à toutes les influences, de manière à régner sur lui sans obstacle comme sans partage. Paul fut sacrifié à cette pensée; on l'éloigna. Quant à Emma, quelque haine que la marâtre nourrît contre elle, il fallait se résigner à subir sa présence. Mais la baronne eut bien vite pénétré le caractère de cette enfant, et compris qu'elle ne serait jamais pour elle un embarras sérieux. Elle régla sa conduite là-dessus. Quoique réservée, elle ne cessa pas d'être un instant bienveillante. Emma s'était habituée sans peine au caractère froid, aux airs empruntés de la nouvelle baronne; elle y répondit par une déférence et une douceur qui eussent touché une âme moins endurcie. Cependant, en éloignant son neveu, le général ne l'avait point abandonné; ses bienfaits l'accompagnaient partout. Paul était alors à Paris, où il suivait le cours de la faculté de droit, mêlant les plaisirs aux travaux et quittant plus d'une fois le Digeste pour la Grande-Chaumière. Il oubliait ainsi Champfleury et ses longues battues dans les halliers et dans les plaines. Quand le moment des examens fut arrivé, il prit ses grades, et sans beaucoup de peine passa avocat. C'était le dernier terme d'une éducation libérale; il ne restait plus qu'à entrer résolument dans la plus épineuse et la plus précaire des professions. Paul l'essaya; mais les obstacles furent plus forts que son courage. Il manqua de persévérance, d'opiniâtreté pour traverser les rudes abords du barreau; il s'abandonna au découragement dès la première heure. A la vérité, il se sentait entraîné ailleurs. Près de lui, il voyait quelques amis, quelques condisciples se jeter avec une sorte de bonheur dans la carrière des lettres: on imprimait leurs oeuvres, et la publicité s'emparait de leurs noms. Ce spectacle le fascina, il se crut destiné aux gloires de l'écrivain. Hélas! une suite de mécomptes l'attendait dès le début; il comptait sur la renommée, et il ne put pas même s'élever aux honneurs de l'impression. Paul composa chef-d'oeuvre sur chef-d'oeuvre; il aborda tous les genres avec un égal succès; mais ces travaux, qui devaient le couronner de l'auréole littéraire, le porter au Capitole de la célébrité, eurent la plus triste et la plus cruelle des chances; ils restèrent ensevelis dans son portefeuille. Le jeune homme touchait à cette heure fatale des illusions perdues, quand toute la famille du baron vint habiter Paris. Emma y parut pour la première fois; elle avait seize ans, un éclat et une beauté rares. La nouvelle baronne voulut recevoir, et il fallut lever l'interdit qu'on avait mis sur les membres de la famille. Paul accourut dans les salons de son oncle, et sa surprise fut extrême quand il vit cette petite fille qu'il avait laissée à Champfleury, grandie presque à vue d'oeil, et changée en une fort belle personne. Il y eut chez lui plus de surprise que d'émotion, tandis que chez Emma il y eut plus d'émotion que de surprise. Depuis ce temps, Paul Vernon fit d'assez fréquentes apparitions dans l'hôtel du faubourg du Roule. Éléonore s'habitua à sa présence; elle alla même jusqu'à y prendre goût au point d'exciter la jalousie de Jules Granpré. Quant au jeune homme, il s'agissait pour lui de prendre un parti. Le barreau ne lui avait pas souri, les lettres l'avaient repoussé; il fallait choisir ailleurs une occupation et une carrière. Le général n'avait pas encore éprouvé la secousse qui devait altérer ses facultés; Paul dut le consulter. Malheureusement, le vieux soldat n'avait aucune expérience à ce sujet; ses souvenirs se rattachaient tous à sa carrière militaire; hors de là, il ne voyait rien qui fût digne d'attention. La baronne se montra de meilleur conseil: elle promit au jeune homme de s'occuper de lui, et, en effet, elle s'y employa d'une manière active. En sa qualité d'homme d'affaires, Jules Granpré avait besoin d'un aide: elle lui imposa Paul Vernon, en fixant elle-même les émoluments attachés à l'emploi. Depuis six mois, le jeune homme était entré en exercice, et Granpré assurait qu'il montrait de grandes dispositions. Paul Vernon voyait donc arriver ce moment délicat de la vie d'où l'avenir dépend; il avait à choisir entre la bonne et la mauvaise voie. Les traditions de sa famille, les inspirations de sa jeunesse, les appels du coeur, les instincts de l'esprit, tout le portait vers le bien, tout lui conseillait de prendre une carrière dont il n'eût jamais à rougir, qui ne l'exposât point à des tentations trop vives, à des capitulations où l'honneur serait en jeu. Il y avait d'ailleurs en lui toute l'intelligence nécessaire pour réussir, quelle que fût la direction qu'il prît; seulement, il fallait se résigner à attendre la fortune au lieu de vouloir l'enlever d'assaut. Jamais meilleure nature n'allait être aux prises avec les obsessions d'un mauvais génie ni lutter avec plus d'honnêteté instinctive contre les séductions du monde financier. On va voir comment il se tira de ce combat difficile. En attendant, il est chez Jules Granpré, où il copie de sa main et commente avec attention les plans et devis du chemin de fer qui doit attirer sur ses fondateurs les bénédictions de la Péninsule. VI La compagnie péninsulaire. Assemblée des fondateurs. Quelques jours s'étaient écoulés depuis les scènes dont l'hôtel du faubourg du Roule avait été le théâtre, quand Jules Granpré réunit chez lui une douzaine de personnages appartenant à la grande ou à la petite finance, visages bien connus dans le circuit de la corbeille de la Bourse ou sur les marches du café de Paris. Sur leurs physionomies respirait un même sentiment, celui de l'impassibilité, masque habituel et nécessaire des hommes qui se plaisent aux chances aléatoires. Il n'y avait là que des vétérans, aguerris aux hasards du jeu, calmes dans la défaite comme dans le triomphe, et, ne voyant dans le laurier du combat qu'un topique pour le pansement de leurs blessures. Au milieu d'eux, se trouvait un homme qui, évidemment, n'appartenait pas à la même famille. Il s'était emparé du poste d'honneur et adossé à la cheminée; l'air conquérant, l'oeil superbe, la main engagée dans les boutons de son habit, il laissait tomber de loin en loin sur l'assemblée attentive quelques paroles de protection. C'était le grand Vincent, le célèbre Vincent, qui, l'un des premiers en Europe, avait deviné la puissance de l'intérêt matériel. De là cette déférence dont on l'entourait, cet hommage silencieux de la part de ces représentants de la haute et petite finance. Il faut le dire, Vincent avait une qualité assez rare dans le monde des spéculateurs: il se prenait au sérieux. On pouvait croire en lui, mais jamais autant qu'il y croyait lui-même. Il avait exécuté en Belgique et en Allemagne quelques travaux qui n'étaient pas sans mérite: ces titres lui causaient des vertiges. Il s'étonnait que les populations ne lui eussent pas élevé de statues, que l'on ne frappât point de médailles en son honneur, que vingt nations, jalouses d'être matériellement gouvernées, ne se jetassent pas à ses genoux pour qu'il daignât se charger de leurs affaires. Rien de plus exalté que le grand Vincent quand on le plaçait sur son terrain favori: il ne se possédait plus et s'enivrait de ses plans d'intérêt matériel comme le soldat s'enivre de l'odeur de la poudre. L'idée d'un chemin de fer le mettait hors de lui; il lui semblait que la destination de l'homme, parfaitement indiquée par la nature, était de faire quatre-vingts kilomètres à l'heure, et que tout ce qui reste en deçà de ce chiffre est autant d'enlevé aux vues du Créateur. Quand on lui parlait des besoins de l'âme et du monde moral, il répondait que rien n'est plus moral que ce qui est matériel. Cet argument lui paraissait sans réplique: tant pis pour ceux qui le trouvaient insuffisant. Voilà par quelles perspectives le célèbre Vincent s'était rendu populaire dans le monde de la finance et de la Bourse. D'ailleurs, il n'était pas seulement un homme à doctrines matériellement avancées, il descendait souvent sur le terrain de la pratique. Jaloux de couvrir le globe de voies de fer, il ne dédaignait pas d'y mettre la main; et c'est lui qui avait songé à doter l'Espagne d'une grande ligne de communication qui devait la partager dans toute sa longueur. Il s'agissait d'arrêter les combinaisons financières de l'entreprise. C'est Granpré qui avait préparé le travail: l'agent de change se plaça devant une table chargée de papiers, et au bout de laquelle figurait Paul Vernon en qualité de secrétaire; il demanda la parole et commença son exposé. Comme il s'agissait de petits détails d'affaires, le prodigieux Vincent affecta de se tenir à l'écart, réservant sa force pour des combats plus dignes de lui. «Messieurs, dit Jules Granpré, nous sommes ici en petit comité, en famille; je ne ferai donc pas de phrases; je ne vous parlerai pas du besoin qui se fait généralement sentir dans la Péninsule d'un chemin de fer, construit d'après un nouveau système; je ne vous entretiendrai pas de la reconnaissance des populations. --Gardez cela pour vos actionnaires,» s'écria un fondateur bel esprit en interrompant l'orateur. Tous les assistants acceptèrent cette saillie; Vincent seul ne put contenir un mouvement d'irritation. Le grand homme prenait tout au sérieux, même les bénédictions de l'Espagne. Granpré continua: «. Nous allons donc fonder, messieurs, la _Compagnie péninsulaire_, qui doit enrichir la belle Ibérie d'un chemin de fer continu. Que faut-il pour cela? Déclarer simplement qu'elle est constituée au capital de trois cent millions, formé par six cent mille actions de cinq cents francs l'une. C'est simple comme bonjour; il ne reste plus qu'à passer à la caisse. --Un instant! un instant, dit un fondateur difficile: voilà bien la combinaison; mais où sont les éléments de succès? --Former une compagnie ne suffit pas, reprit un deuxième fondateur plus exigeant encore; il faut la rendre viable! --Bah! bah! s'écria un fondateur enthousiaste, où est la compagnie qui ne marche pas? Elles vont toutes sur des roulettes. Ces propos, qui se croisaient, firent naître sur-le-champ une conversation confuse; Granpré eut peur qu'elle ne dégénérât en dissentiments; il s'empressa de dominer le bruit et donnant à sa voix tout l'éclat dont elle était susceptible: --Messieurs, dit-il, vous m'affligez: on dirait, vraiment que c'est la première fois que vous instituez une compagnie. Comment! vous voici douze, avec chacun trois clients au moins, en tout cinquante, et à cinquante vous ne sauriez pas donner le coup de fouet à une entreprise? Vous m'affligez, je vous le répète. Cinquante intéressés! mais c'est dix fois plus qu'il n'en faut pour lancer le chemin de fer le plus invraisemblable! Que demain ces cinquante amis paraissent à la Bourse et s'y disposent par petits pelotons; qu'ils demandent à grands cris, sur tous les tons, à tout venant, des actions de la _Compagnie péninsulaire_, et vous verrez quelle hausse s'établira là-dessus. Il me semble que j'y assiste; nous sommes débordés, envahis, nous allons aux nues. On veut des actions à tout prix, on fait émeute pour en avoir. Vous, cependant, vous restez calmes. Des actions, il n'y en a pas; du moins d'une manière définitive. On vous presse, et vous offrez alors des promesses d'actions à cent francs de prime. On insiste, on veut mieux qu'une éventualité; vous vous en défendez, on revient à la charge, et après bien des combats vous cédez, à raison de trois cents francs de prime, l'action pure et simple. Le cours s'établit, et votre chemin de fer prend son essor. --Bravo, Granpré, s'écria le fondateur enthousiaste qui remplissait à merveille l'office de claqueur. --A la bonne heure, dit en insistant le fondateur difficile, voilà pour le jeu des actions; mais il faut voir l'affaire en elle-même. De quelle façon espérez-vous la conduire? --J'aurai réponse à tout, reprit Granpré; seulement je demande à procéder avec méthode. La compagnie est donc constituée; le chemin existe à la Bourse de Paris; il y est visible tous les jours d'une heure à trois. Peut-être vaudrait-il mieux s'en tenir là et abandonner le reste à la Providence. Beaucoup de chemins font plus de bruit à l'état fabuleux qu'à l'état réel, et il en est une foule sur lesquels on voit rouler plus d'actions que de locomotives. Prolonger cette situation, tenir une ligne de fer dans les nuages, dans les sphères de l'idéal, est une combinaison qui n'a point encore été essayée et qui ne manquerait pas d'un certain à-propos. C'est à y réfléchir. --Au fait, Granpré a raison, dit le fondateur enthousiaste, la Bourse est capricieuse, elle aime l'imprévu. --Cependant j'écarte ce moyen, poursuivit l'homme d'affaires; notre chemin est possible, il faut l'avouer, dût cet aveu lui faire du tort. Maintenant nous voici placés dans l'alternative ou d'obtenir la concession à des clauses raisonnables ou de renoncer à l'entreprise. Pour arriver au premier de ces résultats, il nous faut des patrons en France et en Angleterre, afin que les deux gouvernements agissent sur l'Espagne par voie diplomatique. Que chacun de nous songe donc à rallier autour de la _Compagnie péninsulaire_ des hommes importants, des influences décisives qui puissent en assurer le succès. Dès aujourd'hui, je mets au service de l'affaire le pair de France et baron Dalincour, lieutenant général des armées du roi et commandeur de la Légion d'honneur. Il souscrit pour quatre mille actions, et livre son nom à tous les prospectus qui paraîtront nécessaires. --Un pair de France, dit le fondateur difficile sur un ton éminemment suffisant; j'en offre deux. --Et moi trois, reprit l'autre fondateur, qui paraissait s'être fait une loi de surenchérir. --Total six pairs, dit Granpré sans se déconcerter; assez de pairs comme cela. La souscription est close, quant aux pairs de France. Il s'agit maintenant d'obtenir un même nombre de députés. En général, messieurs, le député exige d'être manié avec adresse; il s'effarouche aisément. Ce n'est pas tout: il y a député et député; il y a le député qui compte et le député qui ne compte pas, le député actif et le député indolent, le député retors et le député qu'on joue sous jambe, le député dont la voix est inféodée à tous les cabinets et le député qui ne se livre jamais qu'à demi, le député sur la limite. Voilà des nuances que je vous recommande: en fait de patrons, ce n'est pas toujours le nombre qui importe, c'est la qualité. Choisissons les nôtres. Que désirons-nous, après tout? le bien de la Péninsule: un pareil but peut s'avouer, et les hommes publics sont faits pour le comprendre. --A la bonne heure! dit le grand Vincent; prouvons qu'il n'y a rien de plus moral que ce qui est matériel. --C'est cela! s'écria le fondateur difficile, et nous concourrons l'an prochain au prix de vertu. --Assez d'attendrissement, reprit Granpré. Nous voici pourvus de pairs et de députés; c'est un grand pas de fait; on peut passer outre. Il a été versé dans nos caisses le dixième du montant des actions: trente millions sur trois cents. C'est bien; l'affaire a une garantie. Armés de toutes pièces, nous poursuivons la concession; nous la poursuivons pendant trois mois, six mois, dix mois; le temps travaille pour nous; il est notre auxiliaire, comme vous le verrez tout à l'heure. Maintenant, mettons les choses au pire; prévoyons tout, même un échec. La concession nous échappe; il faut renoncer à l'entreprise; il faut rendre l'argent, ajouta l'orateur avec un accent douloureux. --Jamais, s'écria le fondateur enthousiaste qu'emportait un élan involontaire; jamais! J'en rappelle. --Oui, mon ami; oui, messieurs, il est bon de se préparer d'avance à cette idée; on rendra l'argent sans retenue, sans décompte. Ne froncez pas le sourcil; il le fallait!!! Seulement, les trente millions auront été placés en compte courant à 4% l'an. Mettez qu'il ne se soit écoulé que neuf mois entre le versement et la restitution, voilà neuf cent mille francs d'intérêt au plus petit pied. Nous sommes douze ici; c'est soixante et quinze mille francs pour chacun de nous, sans compter les primes glanées çà et là sur les promesses d'actions et sur toutes les agréables chimères que l'on nomme actions provisoires, éventuelles et fantastiques. Nous sommes spoliés, messieurs, indignement spoliés; mais il nous reste, du moins notre propre estime et une petite fiche de consolation. A peine Granpré eut-il achevé cet exposé de l'affaire, qu'un long murmure d'approbation s'éleva dans l'assemblée. A l'unanimité on rendit justice au mérite de ses combinaisons et à la sagacité dont il avait fait preuve en les développant. Ses conclusions furent adoptées, et séance tenante on arrêta toutes les bases de l'entreprise. Quand ce travail eut reçu la dernière main, les fondateurs prirent congé et Vincent se retira comblé de nouveaux hommages. Le grand homme demeurait plus que jamais convaincu de la beauté de ses théories; il persistait à croire qu'il n'y a de vraiment moral que ce qui est matériel et que rien ne vaut un bon potage pour disposer le coeur de l'homme à la vertu. VII Les trois entretiens. Les fondateurs de la _Compagnie péninsulaire_ n'étaient pas gens à la laisser péricliter entre leurs mains; ils connaissaient le prix du temps; ils se mirent sur-le-champ à l'oeuvre. Dans le cercle de leur clientèle, il ne fut plus question désormais que d'un chemin de fer destiné à faire révolution dans la science, en même temps qu'il transformerait l'Espagne et la mettrait en position de payer ses dettes arriérées. Bientôt le feu se mit aux poudres; quand la Bourse adopte une entreprise, ce n'est point à demi. La _Compagnie péninsulaire_ eut la vogue; elle occupa le premier rang parmi les spéculations industrielles. Le grand propriétaire y apportait ses fonds de réserve, l'humble capitaliste ses épargnes; il y avait engouement comme aux beaux jours de la rue Quincampoix. Cette fièvre était dans sa plus ardente période quand Jules Granpré se retrouva avec la baronne dans la salle de verdure, destinée aux visites confidentielles. L'homme d'affaires avait le visage rayonnant et des airs de conquête plus caractérisés que de coutume. Il marchait sur la pointe des pieds comme un mortel heureux de vivre et enchanté de lui-même. --Eh bien, Éléonore, dit-il en lui prenant vivement les deux mains, nous allons aux nues. Un Golconde, ma chère, ou plutôt un Pérou! La compagnie bat monnaie à notre profit. --Il y a donc du nouveau depuis hier, répondit la baronne. C'est comme chez Nicolet, à ce qu'il semble. --Du nouveau, mon amie, répliqua Granpré; il nous déborde, le nouveau: la marée ne monte pas plus vite. Cinq francs par heure, à vue d'oeil, voilà notre mouvement de hausse. Il faut que j'y mette ordre; autrement on irait trop loin, on n'y procéderait pas avec assez de ménagement. --Bah! le succès vous fait peur, Granpré; vous craignez le vertige, dit la baronne. --Jugez donc, reprit l'homme d'affaires. Cent vingt-cinq francs de prime. Il faut qu'ils aient le diable au corps, les malheureux. --Je le crains, dit la baronne en riant. --Et votre mari, Éléonore, qui gagne cinq cent mille francs sur ses quatre mille actions; voilà déjà une somme. --Il faut la réaliser, Granpré; votre Bourse m'effraye, dit la baronne pensive. --Réaliser! s'écria l'homme d'affaires avec l'âpreté du joueur; réaliser à cent vingt-cinq francs de prime! On nous montrerait du doigt, ma chère! --Tenez, Granpré, dit la baronne d'un air sérieux, j'ai aujourd'hui des idées noires. Le général est au plus bas et je voudrais voir clair dans ses affaires. --Eh bien, ma chère, répliqua l'ami de la maison, attendons encore deux semaines. Dans deux semaines nous serons à trois cents francs, et peut-être plus haut. Loin de retarder le mouvement, je vais l'accélérer. A trois cents francs, nous vendrons: ce sera douze cent, mille francs de différence, bien et dûment acquis. La compagnie deviendra ensuite ce qu'elle pourra. --A la bonne heure! dit la baronne; vous connaissez votre terrain; agissez à votre guise. Seulement, pêchez plutôt par excès de prudence, mon ami; il vaut mieux ne pas épuiser le succès que de se laisser surprendre par la défaveur. Mais j'y pense, ajouta-t-elle, où en est notre affaire principale, Granpré? --La vente des immeubles? dit celui-ci. --Oui, Jules; il n'y a plus rien à attendre du général; le bras droit est paralysé. Impossible désormais de lui arracher une signature. --Nous n'en avons plus besoin, Éléonore, répondit Granpré; les pouvoirs qu'il a donnés sont suffisants pour une aliénation complète. J'ai vendu hier soir Petit-Vaux onze cent cinquante mille francs; c'est un mauvais prix, mais nous ne pouvions pas attendre. On m'offre huit cent trente mille francs de Champfleury; on ira probablement à huit cent cinquante mille: à cette limite je finirai. Il ne restera plus qu'à passer les actes et à toucher les sommes. C'est un délai de deux mois; il serait bien essentiel que le général pût aller jusque-là. Tandis que ces confidences s'achevaient dans une pièce du rez-de-chaussée, un autre entretien venait de s'engager au second étage de l'hôtel. C'est là qu'Emma avait son appartement, composé de trois pièces donnant sur le jardin: une antichambre, la chambre à coucher et un salon d'étude. La baronne avait voulu que la jeune fille eût une certaine liberté et presque une vie à part. Garder un témoin auprès d'elle était une servitude trop pesante pour Éléonore, elle régla donc les choses de manière à s'épargner ce souci. Les habitants de l'hôtel se voyaient à de certaines heures; mais, dans le cours de le journée, chacun se tenait chez soi et y recevait son monde. Emma aurait été souvent délaissée, si le digne Muller n'eût continué auprès d'elle son rôle de guide et d'ami. Une grande partie de son temps était consacrée à son élève bien-aimée: arrivé le matin de bonne heure, il ne quittait le petit salon de travail que le soir et au moment où Emma allait descendre pour le dîner. La musique, le chant, le dessin variaient ces longues séances, de manière à n'y jamais répandre de l'ennui; et quand le temps était beau, le maître et l'élève allaient chercher dans le jardin quelques distractions et un théâtre pour leurs études de botanique. Paul Vernon était aussi l'un des rares visiteurs qui avaient accès chez Emma. Le jeune homme aimait, dans sa cousine, cette bonté d'ange qui lui faisait trouver de l'intérêt au récit de sa nouvelle vie, à mille détails qu'elle comprenait à peine, aux agitations du monde bruyant auquel il venait de se mêler. Paul se trouvait alors placé sous l'empire d'une première ivresse; autour de lui on ne parlait que de sommes considérables, et les hommes qu'il fréquentait semblaient tous armés du pouvoir de changer en or ce qui leur passait par les mains. Il n'en fallait pas davantage pour faire naître dans ce cerveau ardent les éblouissements que cause la richesse. Ce qui surtout avait frappé le jeune homme, c'est le succès de la compagnie qui s'était formée sous ses yeux. Que de millions sortis de terre comme par enchantement! Que de fortunes improvisées! Cent mille francs pour chaque coup de dé, et des coups toujours heureux! Comment résister à un pareil spectacle! Dans ses conversations avec sa cousine, Paul revenait toujours là-dessus, et la naïve enfant l'écoutait sans le bien comprendre. Le son de la voix de Paul lui plaisait: c'était une musique douce à son oreille. Que lui importait le reste? Muller n'était pas aussi complaisant: l'excellent, homme sentait que Vernon s'engageait dans une triste voie, et il cherchait à jeter quelque désenchantement sur son enthousiasme. Quand Paul lui parlait de ces surprises faites à la fortune dans les chances aléatoires de la Bourse, l'Allemand secouait mélancoliquement la tête: et, s'armant d'un? douce ironie, il lui disait: --Où cela vous conduira-t-il, jeune homme? et quand je dis vous, je dis votre génération tout entière! Vous avez fait en France une révolution terrible pour abolir la noblesse de race, et voilà que vous souffrez qu'il s'élève une autre noblesse, celle de l'argent, et souvent de l'argent mal acquis! Autrefois, c'était le fer qui régnait; aujourd'hui, c'est l'or: l'un soumettait sans avilir, l'autre ne domine qu'au prix de la honte. Paul Vernon essayait de se défendre; il parlait des besoins d'une circulation active et des bienfaits que répand sur un pays l'abondance des capitaux. Muller, en vrai stoïcien, n'acceptait pas ces motifs comme suffisants. --Non, ajoutait-il avec un peu d'amertume, c'est du plus triste exemple. L'esprit public s'y perd, les peuples s'y démoralisent. Quoi! il existe un lieu où l'on bat monnaie sur la crédulité publique; et l'État non-seulement soufre ce scandale, mais s'en rend complice! Comment voulez-vous qu'un tel exemple ne réagisse pas sur les moeurs d'une nation, et que la soif de l'argent ne gagne pas toutes les classes? Vous chercherez un jour des soldats, et vous ne trouverez que des mercenaires; des magistrats, et vous ne trouverez que des consciences vénales; des instituteurs pour l'enfance, et vous ne trouverez que des spéculateurs; des prêtres, et vous ne trouverez que des ambitieux. Partout on recueillera bientôt ce qu'aujourd'hui l'on sème. La société ne sera plus qu'un grand bazar où tout sera à vendre, services, votes, arrêts, fonctions publiques. C'est une dissolution, jeune homme; c'est le règne de dieux pétris de boue. L'Allemand s'animait et son accent donnait à ces sorties un caractère encore plus pittoresque. Paul, de son côté, se piquait au jeu et insistait sur le mérite des voies de fer, filles du génie moderne, sur les avantages que ces moyens de communication rapide doivent assurer à l'humanité. Là encore il rencontrait Muller, qui semblait décidé à ne pas céder un pouce de terrain: --Vous irez sur les ailes du vent, disait-il, je le veux bien; l'espace sera presque aboli. C'est une grande métamorphose, soit, une modification profonde du monde matériel. Mais voyons plus haut, s'il vous plaît. En quoi le coeur y est-il intéressé? Vous faites beaucoup pour le corps; pour l'âme, rien. Je voudrais au moins un progrès parallèle; je le cherche vainement. De ce que les populations se mêleront plus aisément; que les uns pourront aller plus vite à leurs plaisirs, les autres à leurs affaires, s'ensuivra-t-il qu'il y aura ici-bas plus d'honneur, plus de probité, plus de dévouement à la patrie, plus de dignité chez l'homme, plus de pudeur chez la femme? Les affections s'épureront-elles, l'amour du prochain prendra-t-il de l'énergie? Sera-ce enfin un coup porté à ces mauvais penchants qu'on a tant de peine à réduire, l'égoïsme, la cupidité, l'orgueil, la jalousie? Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée? Je crains qu'au milieu de nos progrès et de nos conquêtes sur la nature, la part du mal ne s'accroisse, et que la part du bien ne soit amoindrie. On ira plus rapidement vers le vice, vers le crime, voilà tout; le malfaiteur sur le théâtre de ses exploits, l'industriel dans le centre de ses opérations de moins en moins loyales. Telle est ma crainte, jeune homme, et le ciel m'est témoin que je désire m'abuser. Ainsi parlait Muller, et ces entretiens se renouvelaient souvent. L'Allemand, dans ses accès de pessimisme, ne ménageait pas son adversaire, et plus d'une fois Emma vint au secours de Paul. --Allons, bon ami, disait-elle à Muller d'une voix caressante, vous êtes bien grondeur ce matin. Il était écrit que, ce jour-là, tout l'hôtel serait en rumeur pour la même cause. Quand le cabriolet de Granpré eut pénétré dans la cour et se fut arrêté devant le perron, il en sortit un jeune garçon revêtu d'une livrée. Après s'être assuré que le cheval demeurait en repos, il s'achemina en sifflant vers la loge de Falempin, et y entra de la manière la plus cavalière. Le père Lalouette s'y trouvait en visite, et la mère Falempin égouttait son linge dans une vaste terrine garnie d'eau savonneuse. Heurtée en passant par le nouveau venu, elle se releva de fort mauvaise humeur. --Malhonnête! s'écria-t-elle, est-ce qu'on entre ainsi chez les gens? Vous nous prenez donc pour des Prussiens, l'ami? En achevant ces mots, elle allait joindre l'effet à la menace et se disposait à jouer du poing quand son visage changea subitement d'expression. La surprise y faisait graduellement place à la colère. --Tiens! tiens! tiens! dit-elle en cherchant à éclaircir ses doutes. --Eh bien, oui, répliqua le nouveau venu, me voilà. --Dieu de dieu! c'est bien Anselme! s'écria la vieille avec un juron expressif. Viens donc, César, viens voir Anselme. Le concierge accourut suivi du père Lalouette. La mère Falempin, de plus en plus étonnée, examinait avec soin son neveu, et le retournait dans tous les sens. --Ah ça! dit-elle, qu'est-ce que c'est donc que cette pelure? dans quel régiment t'es-tu enrôlé, mon fiston? --Dans le noble régiment des laquais, tante. Respect à l'uniforme! répondit Anselme en riant. --Toi, s'écria César, toi laquais! Ne valait-il pas mieux rester ouvrier, malheureux! --Laquais! ajouta le père Lalouette avec un geste qui exprimait à la fois le dédain et la compassion. --Laquais! dit la vieille en essuyant une larme; c'est son ventre qui l'aura perdu. Va, je te renie! --Pas tant de bruit, les anciens, reprit le jeune garçon; écoutez-moi d'abord, et vous me condamnerez ensuite si je suis fautif. Vous ne voulez pas me faire manquer ma fortune, n'est-ce pas? --Qui te parle de ça? dit César Falempin; --Eh bien, poursuivit Anselme, si j'étais resté ouvrier, jamais je n'aurais eu la moindre chance; aujourd'hui; j'en ai des chances, et de fameuses. Un peu d'attention: il faut vous dire que de trimer dès six heures du matin à six heures du soir sur un établi de menuisier, ça ne m'allait guère. Suer énormément et ne pas manger son soûl, voilà la vie de l'ouvrier. --Quand je vous le disais, s'écria l'ex-cantinière: toujours sur sa bouche! Veux-tu bien te taire, gros dépravé! --Par ainsi, reprit Anselme, j'avais l'idée de changer d'état; mais comment? c'était le difficile. Un jour, je me mets à réfléchir que M. Granpré, qui vient souvent ici, a une figure bien nourrie, et qu'il doit faire bon vivre chez lui. Je ne fais ni une ni deux, je me propose. Heureusement, il a besoin d'un garçon de bureau pour une compagnie dont je vais vous parler: il m'accepte et j'entre, en fonctions. Pas grand'chose à faire; nettoyer les salles, conduire quelquefois le cabriolet, enfin, un amour de service. Et puis, quelle cuisine! Je n'y suis que depuis quatre jours, et déjà je me refais, tante! C'est une maison de prince! --Et la défroque de laquais, Anselme, tu n'en parles pas? dit Falempin d'une voix sévère. --Fameux drap, répliqua Anselme; touchez plutôt, mon oncle; du louviers, et bien chaud sur les épaules! On est joliment là-dessous, tout de même. Et puis ce n'est pas tout; il faut vous dire, les anciens, que nous manions des monts d'or, que nous roulons sur des billets de banque, que nous avons mis en train une opération colossale, la _Compagnie péninsulaire_. Faut voir quelle banque ça fait! l'argent monnayé, on n'en veut pas; l'or à la pelle, les anciens, voilà ce que c'est que notre établissement. --Ah ça! quels contes viens-tu nous faire? dit César. Garde ces sornettes-là pour des enfants. --Des sornettes, mon oncle! s'écria Anselme scandalisé. Je vous en souhaite, des sornettes comme celles-là. Figurez-vous qu'hier, pas plus tard qu'hier, il est venu dans nos bureaux un concierge de la rue du Bac, concierge de bonne maison, faut l'avouer. Il nous porte six mille francs, fruit de ses économies. Combien croyez-vous qu'il ait aujourd'hui à lui, cet homme? --Mais, quelques cents francs de plus, dit Falempin, que ce détail intéressait. --Il a neuf mille francs, les anciens, neuf mille francs, pas un sou de moins, reprit Anselme: à preuve que je viens de les lui porter à son domicile. Les six mille francs ont fait des petits dans la nuit. C'est neuf mille francs aujourd'hui; excusez du peu. Voilà notre établissement. L'assurance d'Anselme gagnait peu à peu ses auditeurs, et l'on commençait à trouver dans la loge qu'il n'avait pas eu complètement tort de quitter la blouse de l'ouvrier pour l'habit de l'homme à gages. Anselme profita de la réaction pour exagérer les merveilles de la spéculation où il figurait comme garçon de bureau. Les pauvres gens sont crédules. Le père Lalouette avait deux mille francs, amassés dans l'exploitation d'un cabaret hors barrière; c'était la dot de sa petite-fille, de la jolie Suzon. César Falempin, de son côté, comptait trois mille francs sur un livre de la caisse d'épargne. Anselme fit si bien, représenta la _Compagnie péninsulaire_ sous des couleurs si engageantes, que les deux vieillards se décidèrent à concourir au chemin de fer dont on allait doter l'Espagne. Huit jours après, leurs fonds allaient s'engloutir dans la caisse de Jules Granpré, et ils recevaient en échange deux chiffons de papier jaune, sur lesquels ils bâtirent bien des rêves. VIII Le cabaret du père Lalouette. Anselme, dans sa nouvelle condition, avait peu de liberté pendant les jours ouvrables; le dimanche seulement il obtenait de loin en loin un congé et en profitait pour aller prendre ses ébats. C'est dans l'un de ces jours de vacance que nous le retrouvons, plus joyeux que jamais, sous la tonnelle d'un cabaret situé sur la limite des Thernes, et à l'entrée du boulevard qui conduit à Monceaux. Ce cabaret est celui du père Lalouette. Les dehors en sont modestes et simples. C'est une maison à deux croisées et à un étage, dont la façade peinte en rouge porte l'enseigne suivante, tracée en caractères blancs: _Aux Amis de la Fédération_. Un jardin s'étendant du côté de la campagne offre un petit quinconce sous lequel s'abritent les buveurs, et une tonnelle tapissée de vignes vierges sert d'asile à ceux qui préfèrent les charmes d'une conversation intime et isolée. Le père Lalouette n'admettait pas d'ailleurs indistinctement tout le monde: il était exclusif et faisait sa police lui-même. L'enseigne révélait la clientèle. Tous les buveurs d'un autre âge se donnaient rendez-vous chez le père Lalouette. On y venait comme en famille; la masse des consommateurs s'y arrêtait peu: elle préférait les cabarets populeux et bruyants. Pour beaucoup de raisons, le vieux démocrate s'en tenait à ce cercle restreint. Il aimait ses souvenirs et sentait son coeur se réchauffer quand on les évoquait devant lui. Dans les grands jours, et quand toutes les tables étaient garnies, on aurait pu se croire au temps de la fédération ou à la fête de l'Être suprême. On en parlait comme si ces choses se fussent passées la veille. Lalouette y aidait de son mieux, et, allant d'un client à l'autre, il venait au secours des mémoires paresseuses, par des détails qui les remettaient sur la voie. Ce motif n'était pas le seul qui eût guidé le père Lalouette dans ce choix et maintenu les consignes sévères qui donnaient à son cabaret ce caractère exclusif. Après la mort de son fils, arrivée peu d'années auparavant, il avait recueilli chez lui Suzon Lalouette, qui restait orpheline. L'enfant avait grandi sous les yeux du vieillard; elle s'était épanouie comme un bouton de rose. Elle avait alors dix-huit ans, et présidait au service de la maison. Rien de plus gracieux que son visage, rien de plus doux que son regard. C'était la fraîcheur et la santé même. Alerte et toujours gaie, elle allait et venait, souriant à tout le monde; et si chaste pourtant, si naïve, qu'il était impossible de ne pas la respecter. On ne surprenait là ni le manège de la fille coquette, ni les ruses de la fille à marier. Suzon était heureuse de vivre, et cela se voyait sur ses lèvres rouges comme la grenade, dans ses grands yeux noirs qui brillaient sous ses longues prunelles, dans ses dents de perle, dans ses joues animées du plus bel incarnat, dans ses beaux cheveux châtains et dans un corsage qui trahissait des trésors à faire envie à un roi. Suzon était ainsi la fée du logis et en même temps la joie du vieux père Lalouette. Il en était fier et jaloux, et après la république il n'avait rien aimé autant que cette ravissante créature. Le motif qui avait conduit Anselme dans cet obscur cabaret était des plus simples. On était au 14 juillet, et le vieux républicain avait choisi cet anniversaire pour prendre sa revanche du dîner du 20 mars. César Falempin, sa femme et leur neveu venaient donc de se réunir sous la tonnelle où Suzon et Lalouette leur faisaient les honneurs d'un copieux souper. Il était tard; le cabaret avait vu peu à peu ses clients se disperser. Un air tiède et doux remplissait l'air et apportait sous cette voûte de verdure l'odeur des foins dont la campagne était semée. Pour faire honneur à ses hôtes, le père Lalouette tira du fond de sa cave des vins réservés pour les grandes occasions, et, sous leur influence généreuse, l'entretien s'anima. Anselme avait Suzon pour voisine, et ses charmes agissaient peu à peu sur lui. Elle, de son côté, n'était pas insensible à l'entrain de ce gros garçon et à ses manières réjouies. C'était une idylle populaire qui commençait; on sait qu'elles marchent très-rondement. Il faut le dire à la louange du père Lalouette: quoiqu'il eût choisi un anniversaire bien cher à son coeur, il n'en abusa point. Il ménagea César Falempin et glissa sur les souvenirs de la république. La conversation prit un autre tour. Il existait entre les convives de la tonnelle un intérêt commun, celui de la _Compagnie péninsulaire_. Toutes les épargnes des deux familles avaient été placées dans cette spéculation, et, depuis lors, Dieu sait quels songes dorés assiégeaient leur couche. Aussi les questions se succédaient-elles, et c'est à peine si Anselme pouvait y suffire. Il y perdit plus d'un coup de dent, et, pour la première fois, il ne parut pas regretter ce sacrifice. Anselme avait pris goût aux entreprises dans lesquelles il figurait; il s'y était identifié. Poussé sur ce chapitre, il fut éloquent, intarissable. Il parla de l'avenir de la compagnie en termes hyperboliques, et versa du baume dans le coeur des deux vieillards. Longtemps il parla seul, et l'auditoire ne se lassa point d'être bienveillant. Cependant; de tous les convives, Suzon était celui qui manifestait l'attention la plus soutenue. L'enthousiasme d'Anselme l'avait gagnée, et d'elle à lui régnait cette sympathie que communique seule la jeunesse. Ses yeux ne quittaient pas ceux de l'orateur; et la chose alla si loin, que César Falempin poussa le coude du vieux démocrate. --Lalouette, lui dit-il à l'oreille et de manière à n'être entendu que de lui seul, Lalouette, regarde donc ta Suzon. --Eh bien? répliqua Lalouette. --Elle dévore Anselme des yeux, dit César; elle est prise, vieux, elle est prise. Les deux vieillards n'avaient pas étouffé leurs voix avec assez de soin; Suzon les entendit et prêta l'oreille. --Eh bien, quand cela serait? dit Lalouette. --Au fait, dit César, c'est assorti. Un joli couple, ma foi! On pourra voir. --Je donne tout ce que j'ai à Suzon, dit Lalouette; deux mille francs! C'est sa dot. --Et moi tout à mon neveu, répliqua Falempin; après ma mort et celle de ma vieille, bien entendu. --Eh bien, tope là, dit Lalouette. --C'est fait, dit Falempin. A ces derniers mots, Suzon ne put pas tout à fait se contenir; elle devint rouge comme une cerise. IX L'amour sur terre et dans les nuages. Depuis qu'elle habitait Paris, Emma avait peu vu le monde, et ce qu'elle en connaissait ne lui inspirait qu'un médiocre désir de pousser plus loin cette étude. Ces moeurs d'emprunt où circule l'intrigue, ce langage banal dont la seule médisance rompt l'uniformité, cette politesse mensongère qui sert de vernis à l'indifférence, tout cela formait aux yeux de la jeune fille, un spectacle plus nouveau qu'attrayant et qu'elle suivait sans le bien comprendre. Au sein de ces bruits et de ces joies, souvent elle se sentit mal à l'aise et comme dépaysée. Il lui semblait que ce n'était point là sa place, qu'elle y manquait d'air et de soleil. Silencieuse alors et pensive, elle se prenait à regretter les beaux horizons des Vosges, les plaines du Bassigny où se jouent les eaux de la Meuse et les prairies du château natal, bordées de pommiers en fleur. Les jeunes filles qui grandissent dans l'atmosphère du monde s'y accoutument comme l'habitant des pays marécageux s'accoutume à la fièvre. C'est le résultat d'une assimilation lente et graduelle. Les moeurs sont encore pures, que déjà l'imagination ne l'est plus. Avec cette pénétration précoce qu'aiguise l'instinct de la curiosité, l'enfant a bientôt tout deviné: un mot l'éclaire, une indiscrétion la met sur la voie. Vienne l'âge où il faudra la produire dans les salons, et elle y entrera de plain-pied, sans effort, sans embarras; c'est un terrain qu'elle a étudié d'avance, dans le silence de ses rêves, et elle n'ignore rien de ce qu'il faut pour y marcher convenablement: par exemple, les airs affectés, les minauderies, l'esprit de ruse et de dissimulation. Heureuse quand son âme, souillée par quelques lectures furtives, ne s'est pas déjà composé tout un roman avec les lambeaux de ceux qui infestent l'intérieur des familles! Un semblable noviciat avait manqué à l'élève de Muller: aucun souffle énervant n'avait terni la chasteté de ses pensées. Aussi demeurait-elle presque toujours étrangère à ce qui se passait à ses côtés, tantôt troublée de ce qu'elle entendait, tantôt confuse de n'y rien comprendre. Les hypocrisies, qui sont la monnaie courante des salons, indignaient sa loyauté; les analyses somptuaires où se plaisent tant de femmes, lassaient sa patience. En d'autres occasions, le coeur d'Emma avait à subir des épreuves plus rudes. Ce n'était plus alors de la surprise qu'elle ressentait, mais un profond sentiment de dégoût et de révolte. Autour d'elle, on parlait des affections et des liens les plus doux comme d'une marchandise. De divers côtés, on demanda sa main. D'obligeantes amies de la baronne s'obstinaient à vouloir la marier, et, comme elle témoignait de la répugnance: --Vous avez tort, ma chère, lui disait-on, c'est un parti de 400,000 fr. Il va, en outre, un million en espérance. 400,000 francs et un million, tout était là. Pas un mot sur les qualités du futur, sur son caractère, sur l'origine de sa fortune. 400,000 francs au contrat et un million en perspective, ces chiffres répondaient à tout. Quelquefois même, la personne chargée de la négociation ajoutait avec une cruauté charmante: --Les parents sont bien vieux; le million ne se fera pas attendre. Ce sera alors 70,000 livres de rentes du côté du mari. Vous voyez, ma chère, que ce serait une folie que de refuser. Chaque jour, Emma était en butte à ces observations. C'était un blond de 800,000 francs, ou un brun de 600,000 avec des pères, mères ou aïeux s'en allant vers la tombe. On comptait leurs jours, on les frappait avant l'heure, on allait jusqu'à fournir le détail de leurs infirmités. Ces abominables calculs ne se faisaient pas à demi-voix, mais tout haut, sans scrupule, sans pudeur. On ne s'en cachait pas devant des tiers; c'était une conversation toute simple, toute naturelle. Emma avait de la peine à se contenir, tant ces odieux propos remplissaient son coeur d'amertume. Elle se contentait alors de couper court à l'entretien par des refus bien formels, bien péremptoires; et, quand on la vit si résolue, on lui fit grâce de ces persécutions. Ce qui lui donnait plus de force en cela, c'est qu'à son insu un sentiment de préférence remplissait son âme. Aux songes dont elle se berçait venait toujours, se mêler le souvenir de Paul; la jeune fille restait fidèle aux goûts de l'enfant. Paul, mêlé au tourbillon de Paris, avait pu oublier les scènes de sa vie adolescente; Emma ne les oubliait pas ainsi. Elle s'était fait un idéal et voyait tout à travers ce prisme. Quand sa pensée retournait vers les paysages de Champfleury, elle avait le soin de les peupler de figures aimées. C'était Muller, cueillant quelques plantes pour son herbier, ou Paul se montrant sur la lisière du bois, le fusil sur l'épaule et en habit de chasse. Son cousin demeurait encore pour elle le Nemrod qu'elle avait suivi, de l'oeil le long des crêtés des Vosges: rien ne pouvait effacer ni altérer le charme de cette impression. Triste de l'existence qu'elle menait et du spectacle qui frappait sa vue, elle se réfugiait dans ce culte des souvenirs et s'y attachait en raison de ses désenchantements. Désormais cette âme si pure ne devait plus appartenir au monde réel, elle entrait sans retour dans le pays des rêves. Paul Vernon songeait aussi à sa cousine, quoique d'une manière moins éthérée. La beauté d'Emma eût suffi pour justifier ses hommages: cependant, l'esprit de calcul s'y mêlait déjà. L'exemple portait ses fruits, la contagion le gagnait. Il sentait peu à peu s'émousser chez lui le plus noble instinct de la jeunesse, le désintéressement, et prévaloir le plus funeste des mobiles, la spéculation. C'était une proie nouvelle pour le démon du siècle. Triste école que celle des gens d'affaires! Tout est affaire pour eux: l'opinion une affaire, la politique une affaire. Il n'est point d'acte dans la vie qu'ils ne soumettent à une évaluation, point d'événement, triste ou heureux, qu'ils ne traduisent en chances de bénéfices. Des chiffres partout, partout des calculs de hausse ou de baisse. Un attentat public, la mort imprévue d'un prince, affaires! Un coup de canon tiré, un outrage au pavillon, affaires! On agiote ainsi sur les catastrophes, et, quand on y gagne, il est bien difficile de les voir avec regret. Tel est le monde des gens d'affaires: rupture, invasion, désastres, tout leur est bon; ils joueraient sur le deuil de la nationalité et sur les ruines de la patrie. Les symptômes de ce mal se manifestaient chez Paul: il se prenait à envisager le mariage comme une affaire. La fortune du général lui était connue; Emma devait en hériter. Toutes les conditions d'une alliance magnifique se trouvaient donc réunies: une femme charmante, plusieurs millions et un père au bord de la tombe. Sans cette auréole dorée, Paul aurait peut-être ressenti quelque goût pour sa cousine: Emma avait tant de naturel et de grâce! Mais, avec la prudence consommée qui distingue les enfants du siècle, il eût refoulé dans son coeur cette sympathie naissante, refusé un bonheur qui ne devait pas fleurir à l'ombre de la richesse. Heureusement le destin le servait à souhait: la fiancée était aussi riche que belle; il ne s'agissait plus que d'user de ses avantages et d'achever une conquête qui se présentait sous d'aussi brillants aspects. Paul mit donc le coeur de sa cousine en état de siège: il avait ses entrées dans la maison et en profita pour multiplier ses visites. La baronne était absorbée par ses propres intrigues; elle ne s'occupait que fort peu d'Emma. Muller seul veillait sur la jeune fille, et un tel Argus n'avait rien de terrible. Le bon Allemand possédait à fond toutes les sciences, excepté la science de l'amour. La nature avait peu de mystères pour lui, le coeur en avait beaucoup. Il fut donc facilement la dupe de Paul; au besoin, il eut été son complice. Le digne homme voyait Emma si heureuse de la présence de son cousin, qu'il se fût fait un scrupule de troubler le cours de cette affection naïve. Ces deux enfants restaient seuls au monde depuis que le général leur manquait. Muller savait d'ailleurs que cette alliance de famille était l'un des rêves du pauvre infirme, et cette pensée contribuait sans doute à endormir sa vigilance. Emma et Paul se virent donc souvent et presque sans contrainte. L'Allemand était là, mais l'amour a un si ingénieux langage. Dès que Paul arrivait, un rayon de bonheur descendait sur le front d'Emma et ne s'en allait qu'avec lui. Ses yeux se chargeaient comme d'un voile, sa bouche se parait d'un sourire d'ange. Que d'attentions muettes, que de gestes charmants s'échangeaient entre eux et suppléaient à la parole! Aucun aveu n'a plus d'éloquence que cette communion silencieuse de l'attitude et du regard! Les coeurs se pénètrent ainsi d'une manière plus profonde et jouissent avec plus d'ivresse de leurs troubles secrets. Paul s'efforça d'abord de rester maître de lui-même, de conserver le sang-froid de l'homme qui obéit plutôt au calcul qu'à la passion; mais il y avait dans la tendresse d'Emma quelque chose de si vrai, de si communicatif, qu'il se sentit, presque malgré lui, subjugué par cette grâce et entraîné par les saintes émotions de la jeunesse. Son masque d'emprunt disparut; il aima de bonne foi. Les heures se passaient de la sorte, et l'on ne se quittait qu'avec la promesse de se revoir. Muller protestait parfois dans l'intérêt des études; il ne voulait pas que le travail souffrit de ces distractions. On employait alors la soirée à faire de la musique. Paul avait une voix étendue, mais peu exercée; il ne savait pas en ménager l'emploi. Emma devint son professeur, et remplit son rôle avec une gravité qui faisait sourire Muller. Après le chant venaient des lectures, puis des causeries sans fin sur Champfleury et les sites chers à leur mémoire. Quand les beaux jours furent arrivés, on descendit au jardin, et l'on y poursuivit dans tous les sens de longues promenades. Emma s'y était réservé un carré pour ses fleurs favorites: dès lors on le soigna en commun. Parmi celles qui s'y épanouissaient, Emma avait une préférence; elle voulut que Paul la partageât. C'était une jolie pervenche, la pervenche de Madagascar. Chaque soir, ayant de se séparer, la jeune fille choisissait de sa main l'une de ces fleurs, et la fixait elle-même à la boutonnière de Paul. Le lendemain, celui-ci ne manquait pas de reparaître avec la fleur de la veille: la pervenche, ainsi renouvelée, ne devait jamais le quitter; c'était un gage toujours présent et toujours nouveau. Emma tenait à ces petites superstitions de l'amour: c'était une âme croyante. Paul s'y prêtait avec grâce; cependant il n'y attachait pas une importance extrême. Un jour la fleur s'égara, et, pour la remplacer, il prit un camellia dans la jardinière qui ornait le salon de Granpré. C'était une circonstance si insignifiante à ses yeux, qu'il l'avait oubliée. Quand il reparut le soir à l'hôtel du faubourg du Roule, Emma se promenait avec Muller sous une allée de tilleuls; il y courut. De son côté, la jeune fille avait fait un mouvement vers son cousin; mais tout à coup elle s'arrêta comme frappée d'une découverte, pâlit et s'appuya sur le bras de son précepteur. Ce changement, cette émotion furent si marqués, que Muller et Paul s'en aperçurent. --Qu'avez-vous donc? lui dirent-ils presque à la fois. --Rien, rien, répondit Emma en cherchant à se maîtriser; un éblouissement, un vertige. Ne vous en inquiétez pas. Elle mit la main sur son coeur comme si elle eût voulu en étouffer les battements; sa figure portait l'empreinte d'une vive souffrance. Peu à peu, pourtant, elle se remit, reprit ses airs d'ange, se montra plus douce et plus affectueuse que jamais. Tout ce qu'elle dit ce soir-là était d'une grâce adorable et d'un sentiment exquis. Seulement, cette grâce et ce sentiment semblaient frappés d'une mélancolie profonde, d'une amertume qui débordait. Par intervalles, elle regardait Paul avec une expression de douleur si grande, que celui-ci ne savait qu'en croire. Il y voyait l'indice d'une catastrophe prochaine, l'évanouissement de son beau rêve et la ruine de leurs amours. Ce malentendu se prolongea pendant plusieurs heures. Enfin, Paul alla au-devant d'une explication. Dans un moment où Muller était hors de portée et ne pouvait l'entendre, il se retourna vivement vers sa cousine; et, d'un ton où perçait un peu de dépit: --Qu'avez-vous donc, Emma? lui dit-il. La réponse de la jeune fille ne fut pas directe; elle promena le regard sur son cousin; et, l'arrêtant sur la fleur fixée à sa poitrine. --Vous y tenez donc bien? lui dit-elle. Paul porta les yeux vers son habit et y découvrit le camellia. Ce fut pour lui une révélation; il tenait enfin le mot de l'énigme. --Ça, dit-il, en détachant la malencontreuse fleur. --Oui, répliqua-t-elle. --Vous allez voir, dit Paul. Le jeune homme prit le camellia, le jeta avec dédain et le foula sous ses pieds. --Vous voyez maintenant si j'y tiens, ajouta-t-il. Donnez-moi ma pervenche, cousine, celle d'hier s'est égarée. Emma ne fit qu'un bond vers ses fleurs chéries, cueillit la plus belle: et, se penchant vers le jeune homme au point que leurs souffles se confondaient, elle lui dit d'une voix émue et tremblante: --Paul, mon ami, merci. Quel bien vous m'avez fait! Muller venait de les rejoindre: il s'approcha de son élève et lui prit la main: --Eh bien, mon enfant, dit-il d'un accent affectueux, êtes-vous complètement remise? --Oui, bon ami, je vais mieux, tout à fait mieux, répondit la jeune fille, dont la figure était redevenue radieuse. Le nuage s'était dissipé; le ciel de leurs amours avait retrouvé son azur; mais Emma avait trahi l'une des dispositions de son coeur. Elle était jalouse. X La perquisition. Un souci grave semblait, depuis quelques mois, dominer la baronne Dalincour et éloigner d'elle toute autre pensée. Il fallait que son mari vécût assez longtemps pour que les actes où il aliénait sa fortune fussent valides. Les pouvoirs étaient donnés, mais la mort en entraînait la révocation et les rendait caducs. Quoique Granpré fût bien servi par les hommes qu'il employait, il n'existait aucun moyen de s'affranchir des formalités et des délais judiciaires. Les contrats de vente avaient été passés; il ne s'agissait plus que d'épuiser les pouvoirs consentis et de donner quittance du vivant du général. Jusque-là tout conservait un caractère précaire. On conçoit dès lors l'extrême importance attachée au sursis qu'Éléonore et Granpré demandaient à la mort. Leur tâche devenait d'autant plus difficile que, depuis l'oppression exercée sur sa volonté, le vieillard nourrissait des pensées de suicide. Une dernière lueur de raison semblait lui conseiller ce sacrifice, et plus d'une fois il avait appelé à son aide tout ce qui lui restait d'énergie afin de l'accomplir; Ses forces avaient seules trahi son dessein; son bras refusait de lui rendre ce dernier service. La baronne, prévenue, fit redoubler de vigilance; on écarta de la chambre du vieillard tout ce qui pouvait être converti en instrument de destruction. Désespéré, il voulut se laisser mourir de faim: on l'alimenta malgré lui, comme un enfant, en employant la violence. Douloureux spectacle que celui d'une cupidité implacable aux prises avec cette longue agonie! Tout, jusqu'aux soins mêmes, y prenait un caractère odieux; on ne ménageait la victime qu'afin de l'égorger d'une manière plus sûre. C'est ainsi que le malade vécut quatre mois et arriva au jour fatal où la spoliation devenait définitive et irrévocable. Les délais judiciaires étaient expirés la veille, et Granpré avait dû signer le matin les quittances du prix. C'étaient deux millions dont l'héritière légitime allait être dépouillée au profit d'une marâtre. Une fois entre les mains de Granpré, la somme devait être dénaturée; l'homme d'affaires avait tout prépare pour cela. Qu'on juge de l'impatience d'Éléonore dans le cours de cette matinée! Son complice avait promis qu'à dix heures il serait là; midi venait de sonner, il ne paraissait pas encore. Lasse d'attendre dans le salon, la baronne avait gagné le vestibule, d'où l'oeil plongeait sur la porte cochère de l'hôtel. Elle s'y promenait d'un pas saccadé, prêtant l'oreille aux moindres bruits et se rapprochant par intervalles de la vitre qu'elle frappait de ses ongles inquiets. --C'est incroyable, disait-elle, incroyable! deux heures de retard! A quoi songe donc Granpré? Pourvu que l'acquéreur n'ait pas élevé quelque chicane. Oh! ajouta-t-elle avec une exaltation sombre, être si près du but et ne pas le toucher! J'en mourrais. Un roulement sourd se fit entendre au moment où elle achevait ces paroles, et devint de plus en plus distinct. César Falempin parut sur le bord de sa loge et écouta. L'habitude qu'il avait des mouvements de la rue permettait au vigilant concierge de distinguer ceux où l'hôtel était intéressé; rarement il se trompait là-dessus. A la manière dont il se dirigea vers les battants de la porte, la baronne comprit qu'un visiteur arrivait. --C'est lui, dit-elle avec une joie pleine d'emportement. C'était en effet Granpré, qui gravit le perron d'un pas tranquille et donna des ordres à son valet avec son sang-froid ordinaire. Éléonore avait peine à se contenir. --Mais arrivez donc, s'écria-t-elle en le prenant par le bras aussitôt qu'il fut à sa portée, arrivez donc. Voici deux heures que je me meurs d'inquiétude. Est-ce achevé? --Oui, ma déesse, répondit Granpré en l'etraînant d'une façon familière vers le lieu habituel de leurs conférences; oui, c'est achevé, soldé, liquidé. Deux millions en billets de banque! Une véritable avalanche de papier-monnaie! J'ai cru que je n'en viendrais jamais à bout: ô le beau bordereau! --Enfin, s'écria Éléonore dont l'oeil s'animait à ces détails, je suis donc riche! --Nous sommes riches, dit philosophiquement Granpré. On l'est avec deux millions. La baronne se promenait à grands pas dans le salon, ivre de cette idée qu'elle avait une fortune et qu'elle allait être libre. Elle échappait à la pauvreté qui un instant avait plané sur son avenir; elle n'était plus exposée ni à déchoir ni à descendre. Sa vanité était satisfaite au prix d'un crime: elle oubliait le moyen pour ne voir que le résultat. Depuis longtemps Éléonore ne comptait plus avec sa conscience; le succès justifiait tout à ses yeux. Quant à Granpré, de tels événements rentraient dans les habitudes de sa vie; seulement les choses avaient lieu cette fois sur une magnifique échelle. Les deux conjurés savouraient donc leur triomphe, et ressentaient ce secret orgueil qui s'attache à une partie bien conduite et bien jouée. Ce fut la baronne qui, la première, rompit le silence; elle venait de se remettre sur la voie d'un projet qu'elle avait ajourné par calcul, et dans le seul but de ménager la frêle existence du général: --Granpré, dit-elle en se retournant vers son complice, ce n'est pas tout: il reste encore 300,000 francs à retrouver. --300,000 francs! répliqua l'homme d'affaires étonné; où donc cela, Éléonore? --C'est mon secret, dit la baronne, je vous le dirai tout à l'heure. La demande que je vous adresse d'abord, Jules, est celle-ci: Faut-il les laisser, oui ou non, à l'héritière? --Laisser 300,000 francs quand on peut les prendre! s'écria Granpré. Où donc avez-vous la tête, ma chère? --N'est-ce pas assez des deux millions? dit la baronne. --Ma reine, reprit Jules avec solennité, si nous devons donner dans le sentiment, je quitte la partie: on ne perd les empires que comme cela. Écoutez donc, le cas est grave. Un double million de moins dans une succession, cela n'arrive pas tous les jours. La justice pourrait y regarder de près. S'il ne reste rien, absolument rien à la petite, il n'y a pas à craindre qu'on nous inquiète. L'argent est le nerf de la guerre et l'aiguillon des procureurs. Tous les gens de loi trouveront alors sa cause insoutenable. Si, au contraire, elle a 300,000 francs, gare à la procédure! Vous verrez arriver le papier timbré de tous les coins de l'horizon. L'orpheline aura pour elle dix jurisconsultes, vingt avoués, trente avocats, quarante huissiers. On prouvera par exploits, requêtes et plaidoiries, que nous avons dépouillé l'innocente, et il nous faudra lever à notre tour un régiment de robes noires pour rendre manifeste la pureté de nos intentions. Tout cela, pourquoi? Par notre faute. Au moyen de quoi? Au moyen des 300,000 francs que nous aurons généreusement dédaignés. Croyez-moi, ma chère, c'est fournir des verges pour se faire battre. Pendant que son interlocuteur se livrait à cette sortie, assaisonnée de gestes expressifs, la baronne semblait réfléchir profondément; elle répondit enfin: --Soit, Granpré; mais, comment faire? Les 100,000 écus sont cachés dans la chambre du général. --Dans sa chambre? --Oui, Granpré; ils y sont, j'en suis sûre; c'est la somme que vous ne retrouviez pas dans vos comptes. --En effet, répliqua l'homme d'affaires, il manquait 300.000 francs; c'est le chiffre exact. --Ils sont chez le général, dit Éléonore en insistant; il les gardait comme sa réserve. --Mais voyez donc, reprit l'habitué de la Bourse presque scandalisé: le général qui se méfiait de nous! Si c'est croyable! --Cela est, dit la baronne.. --Eh bien, ma chère, continua Granpré, il faut l'en punir; il faut lui enlever son trésor, à ce dragon des Hespérides. 100.000 écus de moins dans les mains de l'ennemi, 100,000 écus de plus dans les nôtres: c'est un double avantage. Il n'y a pas à balancer. --C'est une crise, dit Éléonore pensive. --Bah! A présent, répliqua Granpré avec un odieux sang-froid, que risquons-nous? Ces mots réveillèrent les instincts cupides de la baronne; elle se leva l'oeil animé, l'air résolu, et, s'emparant du bras de Granpré avec une énergie virile, elle l'entraîna vers la porte: --Venez, s'écria-t-elle: les 100,000 écus fussent-ils aux enfers, nous les trouverons; venez, vous dis-je. Ils quittèrent le salon et franchirent ensemble l'escalier qui conduisait à la chambre du général. Le vieillard était seul, les valets Pavaient quitté pour quelques instants; il reposait dans son fauteuil, près de la fenêtre ouverte. L'air était brûlant; une vapeur lourde remplissait l'atmosphère. L'attitude du malade indiquait un affaissement profond; le corps semblait replié sur lui-même, et la tête retombait sur les épaules comme sans force pour se soutenir. Rien de plus effrayant que ce visage où la mort avait jeté ses tons livides: sans le souffle qui s'exhalait péniblement de la poitrine, on eût pu se croire en face d'un cadavre. L'immobilité était complète. Le moribond avait vu peu à peu s'affaiblir ce qui lui restait d'intact; la paralysie gagnait un membre après l'autre, et resserrait chaque jour dans un cercle plus étroit l'action des organes vitaux. Triste supplice que celui où la vie quitte l'homme en détail, et où les facultés se brisent une à une! Mieux vaut un coup de foudre que cette décomposition lente: on meurt entier, du moins. Ce bonheur fut refusé au général Dalincour. Que de fois il dut regretter, durant cette longue agonie, de n'avoir point eu l'Ester pour tombeau, ou pour linceul les neiges de la Courlande! Son accablement était si grand, qu'il ne s'aperçut point de l'entrée de la baronne et de son complice. A peine put-il lever les yeux sur sa femme quand celle-ci se plaça devant lui, sombre comme le génie du mal, inexorable comme les dieux de l'Érèbe. Granpré restait en arrière et hors de sa vue, comme s'il eût obéi à une répugnance instinctive. Éléonore prit la main du vieillard, et, s'efforçant de donner sa voix des inflexions caressantes: --Mon ami, dit-elle, comment vous trouvez-vous aujourd'hui? Ce temps lourd ne vous fatigue-t-il pas? Le baron resta immobile: on eût dit une statue de marbre. --On a eu tort, ajouta sa femme, de laisser ces croisées ouvertes: la chaleur est intolérable. Voulez-vous que j'abaisse les stores pour diminuer l'éclat du jour? Même silence, même impassibilité. Évidemment ces petites attentions manquaient leur effet. Éléonore était trop fière pour pousser plus loin ce rôle; elle abandonna la main de son mari, et la laissa retomber sur le fauteuil comme un objet inerte; puis, se penchant vers son oreille: --Général, dit-elle, je ne vous obséderai pas longtemps, soyez tranquille. Il vous faut du repos, je le sais; ma présence ne s'éternisera pas. Seulement, il est une affaire sur laquelle seul vous pouvez nous donner quelques éclaircissements; une affaire, entendez-vous, ajouta-t-elle en élevant la voix pour que l'éclat du son vînt au secours de la paresse de l'organe. Le vieillard n'en restait que plus affaissé et plus silencieux, Éléonore continua d'une voix ferme: --Général, il s'agit d'une somme importante qui vous a été dérobée: 300,000 francs. Il est bien essentiel que vous disiez ce que vous en savez: on peut accuser votre entourage, on peut exercer des poursuites; vous taire serait une mauvaise action. A mesure que la baronne expliquait le motif de sa visite, son accent devenait plus dur, son geste plus impérieux; elle rentrait dans les conditions de sa nature violente et emportée. Cependant, le vieillard gardait toujours l'insensibilité de la pierre. Éléonore lit un nouvel effort: --Vous avez tort, ajouta-t-elle; de ne pas tenir compte de ma prière, de me refuser une explication. C'est par un reste d'égards que j'en agis de la sorte: si vous m'y forcez, je trouverai d'autres moyens. En même temps, elle se tourna vers Granpré, et lui dit avec une pitié qui avait quelque chose de farouche: --C'est un bloc de grès; nous n'en tirerons rien. La présence d'un tiers sembla faire impression sur le malade; il lui échappa un mouvement imperceptible, mais si rapide, qu'il ne fut point aperçu des deux complices. L'impatience d'Éléonore était au comble: elle se mordait les lèvres au point d'en faire jaillir le sang, et frappait le bois du fauteuil avec une sorte de rage. Elle n'avait pas compté sur cette inertie; ses, calculs étaient en défaut. Aussi s'éleva-t-elle promptement jusqu'au ton de la menace: --Général, dit-elle, jusqu'ici j'ai usé de ménagements; maintenant, je vais parler en maître. Voulez-vous nous dire ce qu'est devenue cette sommé? Un frémissement passa sur la figure du vieillard. --Non! ajouta la baronne; eh bien, je le sais; elle est ici, dans cette chambre. Vous voyez bien qu'il n'y a plus rien à cacher, que votre secret est découvert. Parlerez-vous enfin? La seule réponse du malade fut un tremblement convulsif qui agita ses membres. Il se ramassa dans un coin du fauteuil, et abrita sa tête sous des coussins, comme s'il eût voulu se dérober au fatal ascendant qui pesait sur lui. --Où est la somme? s'écria Éléonore, en lui reprenant le bras et l'agitant avec violence. Le vieillard souffrit sans se plaindre, comme un martyr. On eût dit que cet anéantissement était chez lui l'effet du calcul plutôt que l'effet de la maladie. Peut-être lui vint-il une de ces inspirations sublimes qui visitent, à la dernière heure, les intelligences les plus délaissées; peut-être songeait-il à sa fille et puisait-il des forces dans cette pensée. Cependant la baronne n'était pas femme à quitter la partie sans obtenir une satisfaction: --Décidément, dit-elle, on ne peut rien tirer de vous; soit, monsieur, on se passera de votre concours. La somme est ici, cachée dans quelque partie de cette chambre; nous allons la fouiller, et elle ne nous échappera pas. Donnez-moi toutes les clefs. En disant ces mots, elle dirigea la main vers le malade, et lui arracha la clef de son secrétaire, qu'il portait habituellement sur lui; puis, se tournant vers son complice: --Granpré, dit-elle, à l'oeuvre sur-le-champ! C'est une visite domiciliaire qui commence; je n'en aurai pas le démenti. Ces paroles, ces gestes, ces actes eurent enfin la vertu de tirer le vieillard de sa stupeur. En se retournant, il aperçut l'homme d'affaires, et cette vue acheva de lui imprimer une secousse presque galvanique. Il se mil sur son séant, et arrêta sur Granpré des yeux qui semblaient peu à peu s'agrandir et sortir de leurs orbites.. Cependant, Éléonore ouvrait les armoires en sondait les profondeurs, bouleversait tout ce qui lui tombait sous la main, avec l'espoir de rencontrer enfin l'objet de ses recherches. Granpré aurait voulu l'aider dans cette perquisition; mais il était presque tenu en échec par les regards foudroyants du général. Cet homme, qui avait un pied dans la tombe, semblait s'être ranimé tout à coup en présence de l'objet de ses haines. Granpré cherchait en vain à se mettre à l'abri de ces yeux irrités: le général le suivait partout et s'attachait à lui comme à une proie. Cette scène se prolongea pendant quelques minutes sans changer de caractère. L'habitué de la Bourse était un garçon sans préjugés; il avait même une certaine bravoure fanfaronne, et pourtant l'oeil de ce vieillard le pénétrait d'un effroi involontaire: sa résolution habituelle l'abandonna. --Éléonore, dit-il en se rapprochant de la baronne; assez pour aujourd'hui; nous y reviendrons. --Qu'est-ce à dire, monsieur, répliqua aigrement celle-ci; vous vous lassez déjà? --Nous y reviendrons, vous dis-je, ajouta l'homme d'affaires; j'ai trouvé un moyen plus sûr. Venez, venez. En même temps il conduisit doucement Éléonore vers la porte. L'oeil du général l'y suivit et ne l'abandonna que lorsqu'il fut hors de sa portée. Granpré sortit de cette chambre si bouleversé, qu'il eut toutes les peines du monde à cacher son émotion quand il se retrouva seul avec la baronne. Le soir, le valet de service auprès du général vint le déshabiller et le mettre au lit. Il roula, comme il le faisait d'habitude, le grand fauteuil où il reposait jusqu'aux abords de l'alcôve. Le malade paraissait moins souffrant qu'à l'ordinaire. Il se laissa coucher et parut s'endormir presque aussitôt. Le valet se retira sans bruit et prit le chemin de l'office. Au moment où il descendit les escaliers, il crut entendre glisser sur le parquet un bruit semblable à celui des roulettes d'un fauteuil. Il prêta l'oreille; mais le bruit ayant cessé, il se crut le jouet d'une illusion et passa outre. XI L'oraison funèbre de César. Le lendemain, à l'heure où les gens de la baronne commençaient leur service, il se fit un grand bruit dans l'intérieur de l'hôtel. Les valets erraient dans les escaliers comme des âmes en peine, ne sachant à quoi se résoudre et secouant la tête avec tristesse quand ils se rencontraient. Une catastrophe était peinte sur tous les visages, mais personne n'osait en porter la nouvelle aux maîtres de la maison. Enfin une des femmes d'Éléonore entra dans la chambre à coucher où elle reposait, et d'une voix qu'étouffaient la peur et l'émotion: --Madame, madame, dit-elle, le général est mort! Ces mots n'étaient pas achevés, que la baronne se trouvait sur pied, et s'habillant à la hâte: Qu'on aille chercher des secours, disait-elle d'un ton bref. Envoyez Falempin chez le docteur: qu'il prenne le cabriolet pour aller plus vite. Allez, je vous suis! Quelques minutes après, Éléonore se trouvait en face du lit où le baron avait exhalé son dernier soupir. Elle s'approcha du cadavre, il était froid; la mort devait remonter à plusieurs heures: Le docteur vint peu d'instants après et ne fit que confirmer le triste événement: une dernière crise avait enlevé le malade. Emma, attirée par le bruit, descendit à son tour; et, à la vue des restes de son père, elle poussa un long cri de douleur et tomba dans un évanouissement profond. César Falempin la reçut dans ses bras et l'arracha à cette scène déchirante. Le vieux soldat fondait en larmes, les valets eux-mêmes ne pouvaient se défendre d'une vive émotion. La baronne seule resta l'oeil sec, la physionomie calme; elle donna ses ordres avec la même présence d'esprit et fit défendre sa porte pour tout le monde, excepté pour Granpré. La journée entière s'écoula dans les préparatifs des obsèques. On régla le cérémonial, on fit prévenir les compagnons d'armes du défunt. César avait pris la direction de l'affaire; il se multipliait pour faire face à tout. L'idée qu'il pourrait manquer quelque chose aux funérailles de son général lui donnait des ailes: il voulait épuiser le programme des honneurs militaires et des pompes civiles. La chambre des pairs, la chancellerie de la Légion d'honneur, l'infanterie, la cavalerie, tout devait figurer au convoi, sans compter les discours d'adieux et la poudre brûlée sur la tombe. --Le général a passé l'arme à gauche avant moi, disait le vieux soldat; c'est un tort qu'il a eu: il m'empêche d'aller lui préparer les logements. N'importe, ajoutait-il, il ne faut pas, Falempin, garder rancune à un chef; probablement il n'y a pas de sa faute. La mort est comme le boulet, elle ne dit pas: gare! Les uns plus tôt, les autres plus tard; en fin de compte, chacun rejoint le corps. Et dire qu'avant trente ans il n'en manquera pas un seul, là-bas, de la grande armée! Quel coup d'oeil! quel alignement! Je vois ça d'ici. Penser que l'empereur y sera, avec son petit chapeau, et mon général aussi! Mille carabines! je voudrais déjà y être. Cependant, au milieu de ces réflexions philosophiques, un trouble vague remplissait l'esprit de Falempin. Il se souvenait de la mission assez délicate que son général lui avait confiée et ne songeait point sans inquiétude aux moyens d'exécution. Ce n'est pas qu'il reculât; il avait promis, et aucune puissance au monde n'aurait pu empêcher Falempin de tenir ses promesses. Seulement, il trouvait l'aventure hasardeuse; qu'il réussît ou échouât, il avait peur qu'elle ne fût prise en mauvaise part. S'emparer de 100,000 écus cachés dans la chambre d'un mort, le cas était grave et n'entrait pas dans les habitudes du vieux sergent. Aussi demeura-t-il placé, durant tout le jour, sous l'empire de cette préoccupation. Ce ne fut que le soir et assez tard qu'il se décida: voici comment. Une femme dont la profession était d'ensevelir et de veiller les morts devait passer la nuit auprès des restes du général. César déclara qu'il voulait partager ce devoir pieux, et qu'il ne quitterait plus son maître qu'au moment de l'adieu suprême et sur le bord de la tombe. Comme on le pense, personne dans l'hôtel ne lui envia cet honneur, et il put s'installer dans la chambre du défunt n'ayant pour témoin que la vieille femme qui préparait le suaire. Le premier mouvement de Falempin fut de se rapprocher de celui qu'il avait servi avec tant d'affection et de zèle. La longue maladie du général avait tellement altéré ses traits, que la mort n'y avait pas laissé une empreinte profonde. Peut-être même régnait-il sur cette tête inanimée une expression de sérénité amenée par la fin de la souffrance. Une circonstance seule attira l'attention de Falempin: c'est la pose du bras, qui semblait se roidir du côté des parois de l'alcôve. Il en résultait une contorsion à laquelle le vieux soldat chercha à remédier; Prenant la main du mort, il la ramena avec ménagement le long du buste, et essaya de l'y fixer par une pression douce et continue. Tant qu'il contenait le membre rebelle, César obtenait quelque succès; mais sitôt qu'il l'abandonnait à lui-même, le bras se déployait de nouveau et reprenait sa première position. A diverses fois, Falempin recommença la même manoeuvre sans pouvoir arrivera ses fins. L'ensevelisseuse le regardait faire avec l'insouciance qui naît d'une longue pratique des choses; enfin, elle crut devoir s'en mêler. --Ne vous obstinez pas, dit-elle, monsieur César! vous n'en viendriez pas à bout. C'est plein de caprices, un mort. Ça vous prend des libertés par-ci, des libertés par-là. Il leur faut leurs aises à ces messieurs. --Ce bras ne peut pourtant pas rester dans cette position, la mère, dit Falempin en faisant un nouvel effort. --Je m'en charge, répliqua la vieille femme. Allez; ça nous connaît: sitôt que nous y mettons la main, tout ce monde devient souple comme un gant. Si on écoutait leurs fantaisies, on n'en pourrait pas ensevelir un seul. --C'est pourtant étrange, se dit Falempin, voyant le bras se roidir encore comme si les muscles eussent conservé tout leur jeu. --Attendez, attendez, dit la vieille, nous y voici; donnez-moi seulement un coup de main, monsieur César. Le suaire était achevé; il ne s'agissait plus que d'envelopper le cadavre et de l'assujettir. Falempin aida l'ensevelisseuse dans cette triste tâche, y apportant les mêmes soins, le même respect que si le général eût été vivant. Ce travail se prolongea fort avant dans la nuit et absorba le sergent au point de lui faire oublier l'objet essentiel de sa veillée. Quand tout fut achevé, cette pensée lui revint. Le temps s'écoulait; dans quelques heures cette occasion précieuse lui échappait sans retour. Un seul témoin le gênait; mais comment l'éloigner? César était plus intrépide qu'ingénieux: il se creusa le cerveau, rien ne vint. Le soldat aurait mieux aimé avoir une redoute à emporter; la besogne lui eût paru moins rude. Enfin, il s'arrêta sur une combinaison lumineuse, dernier effort de son génie; et, s'approchant de l'ensevelisseuse, qui sommeillait sur le grand fauteuil du général, il ajouta: --Dites donc, la mère, le travail doit vous avoir porté sur l'estomac. Si vous alliez prendre un bouillon à l'office? --Un bouillon, à deux heures après minuit, répliqua la vieille en souriant; on voit bien que vous ne connaissez pas les habitudes des grandes maisons. Un peu qu'on chaufferait si tard les fourneaux pour le pauvre monde. Ils sont trop grands seigneurs, vos laquais! Falempin comprit qu'il avait commis une gaucherie; il n'insista pas. Un autre espoir lui restait, c'est que la vieille s'endormît assez profondément pour lui laisser quelques minutes de liberté. Il n'en fallait pas davantage pour ouvrir l'armoire, s'emparer du dépôt et venir reprendre sa place auprès du mort. Il essaya donc de cette tactique, et d'abord elle sembla lui réussir. L'ensevelisseuse s'assoupit avec une facilité extrême et parut bientôt plongée dans un sommeil profond. César, alors, se leva avec mille précautions, de manière à ce qu'aucun bruit ne trahît ses mouvements. Il marcha sur la pointe des pieds et retint jusqu'à son souffle. Un moment il crut au succès; mais à peine avait-il fait deux pas, que la vieille se réveilla en sursaut et secoua la tête comme quelqu'un qui chasse un mauvais rêve. --Allons, se dit Falempin, j'aurai de la peine à venir à bout de cette sorcière. Elle a le diable au corps. Il recommença le même manège, toujours avec aussi peu de chance. A bout d'expédients, il retomba alors sur son siège comme un homme découragé. La lampe jetait sur la figure du mort des lueurs blafardes, et toute cette pièce respirait une mélancolie sombre. Falempin se sentit gagné par une amertume, qui peu à peu s'élevait jusqu'à l'exaltation. Il se tourna du côté de l'ensevelisseuse, qui s'assoupissait de nouveau: --Savez-vous, la mère, ce qu'a été cet homme? dit-il en la secouant par le bras; un brave que l'Empereur a distingué entre mille. Et quand l'Empereur distinguait un homme, il fallait que ce fût un lapin. Il l'a décoré de sa main; celui-là ne les jetait pas, les croix. Il l'a poussé de grade en grade jusqu'à la graine d'épinards. La graine d'épinards! De son temps, n'y arrivait pas qui voulait. Il fallait autre chose que des services d'antichambre, entendez-vous? -Oui, oui, répondit la vieille femme, qui prenait peu à peu de l'intérêt à ce récit. --Je barbote, pensa Falempin; elle ne s'en ira pas, si je l'amuse. L'ensevelisseuse semblait attendre la suite de ces faits héroïques. Le vieux sergent se vit entraîné malgré lui. --Tel que vous le voyez, la mère, poursuivit-il, il était à Marengo, avec le corps de Victor, au premier rang, l'épée à la main. Je n'ai jamais vu un plus bel homme sur le champ de bataille. Ses yeux lançaient du feu: il animait le soldat comme personne. J'étais là avec lui: nous nous battîmes pendant quatre heures, un contre dix. Quels hommes! quels hommes! le moule s'en est perdu. Et penser qu'il est mort dans son fauteuil! qui nous l'eût dit il y a quarante ans? --Hélas! oui, qui l'eût dit? répliqua la vieille femme, qui trouvait le moyen d'être à la fois à son sommeil et à l'entretien. --Je n'en viendrai pas à bout, se dit Falempin; elle ne quittera pas sa place. Il me prend des envies de la hacher et de la mettre en bocal. Mon pauvre général! ajouta-t-il tout bas et les larmes aux yeux, le ciel m'est témoin que je fais ce que je puis pour vous obéir; mais, vous le voyez, le guignon s'en mêle. Mon général, ne m'en veuillez pas trop dans l'autre monde, et donnez-moi un petit coup d'épaule, si ça ne vous dérange pas. Qu'y a-t-il? dit la vieille femme en se penchant vers le concierge. --Il y a que j'ai de terribles démangeaisons de t'étrangler, pensa Falempin. --C'est bien intéressant ce que vous dites, monsieur César; continuez donc, reprit la vieille. Cette attitude exaspérait Falempin. L'aube commençait à couvrir le ciel d'un voile laiteux; quelques bruits se faisaient entendre aux abords de l'hôtel, et les ouvriers allaient bientôt envahir la chambre du mort pour commencer les préparatifs des obsèques. Le vieux soldat était en proie à une agitation fiévreuse; les yeux attachés sur le visage de son général, il semblait lui demander un conseil, une inspiration, et lui parlait comme si cette scène n'eût point eu de témoin. --Adieu, général, lui dit-il, c'est la première fois que nous n'emboîtons plus le pas de la même manière. Nous étions tous deux à Austerlitz, à Iéna, à Essling, à Wagram, à Ulm, à Eylau, à la Moskowa; nous avons fait toutes nos campagnes ensemble. C'est la première que vous faites sans Falempin; je me plais à croire qu'elle sera heureuse. N'empêche, général, qu'il vous manquera quelqu'un à vos côtés. Vous avez reçu un biscaïen à la Bérésina, moi un éclat d'obus à Smolensk. Quand il y avait une balle pour vous, j'étais sûr que la mienne n'était pas loin. Ça a toujours marché ainsi. Vous avez été fait maréchal de camp à Leipzig; l'empereur m'a tiré la moustache après l'affaire de Lobau. L'un vaut l'autre, ou bien c'est vous qui me devez du retour. Adieu, mon général; et si cette ancienne n'était pas là, je vous en dirais bien d'autres. --Qu'avez-vous donc, monsieur César? dit l'ensevelisseuse, frappée de la chaleur que le militaire mettait dans ses paroles; vous avez l'air tout bouleversé. --Il y a, murmura Falempin, que je voudrais te voir aux cinq cent mille diables! Voilà ce qu'il y a. Le jour se faisait peu à peu; les objets devenaient plus distincts. Le sergent s'était jeté sur un petit canapé, et de là, plongé dans un muet désespoir, il ne perdait pas de vue le lit mortuaire; Le pauvre homme avait épuisé les ressources de son imagination, et tout l'avait trahi; il en était arrivé au point de ne pouvoir tenir sa promesse. Cette perspective lui était intolérable; il sentait qu'il n'y survivrait pas. Aussi s'agitait-il d'une manière convulsive sans savoir à quoi se résoudre ni qu'essayer encore. On s'éveillait dans la maison: on allait et l'on venait. Ce fut alors que la Providence vint en aide à cette âme malheureuse. Ce qu'il avait poursuivi à l'aide de tant d'infructueux efforts devait lui arriver de la manière la plus naturelle du monde. Son découragement, parvenu au plus haut période, l'absorbait tout entier, quand il sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna: c'était son cauchemar, l'ensevelisseuse. --Monsieur César, dit-elle de sa voix la plus douce. --Qu'est-ce? répondit-il de fort mauvaise humeur. --Mon Dieu, rien, monsieur César; peu de chose, du moins, dit la vieille femme. --Encore! reprit Falempin de plus en plus bourru. --C'est que, voyez-vous, ajouta-t-elle, quand on a passé la nuit comme ça, une nuit toute blanche, on a le coeur sur l'eau. --Eh bien, après? dit Falempin. Ces réponses brèves et sèches n'étaient pas fort encourageantes; cependant la vieille femme aborda résolument le point délicat. --Il y a du monde à l'office, dit-elle; je vais voir de me garnir mon pauvre estomac. Dix heures de veillée, jugez donc! Le ciel se fût entr'ouvert aux yeux de Falempin, qu'il n'aurait pas été inondé d'une joie plus vive. Il se leva comme si un ressort l'eût fait mouvoir, et, prenant la vieille femme par le bras: --Eh! que ne parliez-vous plus tôt, la mère? --Ça vous est donc égal de rester seul avec le mort? dit-elle. --Pour qui me prenez-vous? dit Falempin. Un soldat!... Allez! allez! --C'est qu'il y a des gens qui craignent ça, ajouta la vieille femme. --Des pleutres! s'écria le sergent. Allez donc, la mère! allez donc! et soyez tranquille. En disant ces mots, il la conduisait vers la porte, et, pour mieux s'assurer qu'elle descendait, réellement à l'office, il l'accompagna jusque sur le palier; puis, revenant dans la chambre et s'y voyant seul, il joignit les mains, et, comme si l'on eût enlevé un poids de dessus sa poitrine: --Enfin! dit-il, enfin!!! En même temps, il s'élança vers l'armoire, l'ouvrit sans bruit, et, poussant le ressort secret, il mit l'intérieur de la cachette à découvert et y plongea la main. Qu'on juge de sa stupéfaction: la place était vide! les billets de banque avaient disparu. --Envolés les oiseaux! s'écria-t-il. Dieu du ciel! quel coup de foudre!... Décidément, il y a un sort jeté sur cette maison. XII Les amours de Suzon. On se souvient du petit complot qu'avaient tramé ensemble, sous la tonnelle du cabaret des Thernes, le père Lalouette et César Falempin. L'événement servait les deux vieillards. Les choses semblaient s'arranger d'elles-mêmes. Anselme trouvait Suzon fort à son gré; il aimait ses allures vives, l'éclat de ses yeux noirs, la fraîcheur de son teint et le sourire toujours éclos sur ses lèvres vermeilles. Suzon était l'image de la santé et du bonheur, Anselme savait apprécier ces deux avantages. Une ménagère toujours alerte, toujours gaie, représentait à ses yeux une maison où le médecin aurait peu à faire et où l'argent s'emploierait plutôt en aloyaux, qu'en ordonnances. C'était, pour le gros garçon, une perspective pleine d'attraits. Suzon était, d'ailleurs, une cuisinière fort experte: Anselme avait pu en juger. Enfin, pour couronner la question de convenance, César Falempin et le père Lalouette s'étaient expliqués de la manière la plus catégorique. Deux mille francs de dot à la jeune fille, trois mille francs de legs au jeune homme, le tout en actions de la _Compagnie péninsulaire_, c'est-à-dire en voie de progrès, tels étaient les termes du contrat. Anselme n'eût pas changé sa position pour celle d'un prince. Aussi le voyait-on prendre le chemin des Thernes toutes les fois que ses fonctions lui laissaient un peu de liberté. Suzon avait l'habitude et presque le pressentiment de ces visites. Quand l'heure était arrivée, son service s'en ressentait; elle allait et venait, en proie à une impatience qu'elle ne pouvait vaincre, paraissait souvent sur la porte du cabaret, et de là plongeait au loin le regard, comme si elle eût cherché quelqu'un, entre les grands arbres du boulevard extérieur. Avait-elle reconnu celui qu'elle attendait, elle rentrait à l'instant, effarouchée et distraite, et se remettait à la besogne avec une ardeur qui servait de masque à sa confusion. Le vieux Lalouette examinait ce manège avec une joie d'enfant et se gardait bien de le troubler. Il était heureux de voir Suzon heureuse; ces amours le charmaient; il y réchauffait son coeur comme au dernier rayon de soleil promis à sa vieillesse. Anselme passa ainsi plus d'une soirée sous le même toit que Suzon. La jeune fille se partageait entre sa clientèle et son futur, tandis que le grand-père tenait tête au jeune homme et décachetait en son honneur une bouteille de vin vieux. On causait de l'avenir, des petits détails du ménage: et Suzon, quoique absorbée en apparence par le mouvement du cabaret, avait toujours une oreille à l'entretien. Ce qui en faisait le principal aliment, c'était les chances que présentait la _Compagnie péninsulaire_. Mieux que personne, Anselme se trouvait au courant des mouvements de l'entreprise; il connaissait les fluctuations de la Bourse et ne manquait pas d'en informer les deux intéressés. Les actions n'avaient pas fléchi; on négociait à raison de trente et quarante francs de prime de simples promesses d'actions, c'est-à-dire la chose du monde la plus éventuelle, la plus aléatoire. Le père Lalouette était d'un naturel crédule; cependant, un tel vertige lui donnait à penser. --Si nous vendions, mon fils, disait-il à Anselme; la dot serait rondelette à présent. Qu'en dis-tu? --Vendre! père Lalouette, répliquait le jeune homme avec feu; en voilà une idée de l'autre monde! Vous voulez donc nous faire manquer notre fortune? --Mais non, mais non, répliquait le vieillard; seulement j'ai peur, vois-tu. En l'an II de la république, j'avais pour mille écus d'assignats; c'était notre fortune, je la gardais soigneusement. Sais-tu ce que j'achetai en l'an VIII avec ces mille écus? Une paire de bottes! Cela donne à réfléchir, mon fils. --Voilà comme vous êtes, vous autres hommes d'âge, reprenait Anselme; il vous semble que c'est toujours à recommencer de la même manière. Le passé est bien loin, père Lalouette. Vous avez vécu dans un temps où personne n'avait de quoi. On cherchait l'argent: enfoui! On cherchait les pierres précieuses: disparues! Aujourd'hui, l'ancien, nous vivons sur des monts d'or. Les millions sortent de dessous terre, et si je ne vous apporte pas tous les jours des poignées d'argent, c'est que j'y mets de la discrétion. Faut voir comme ça roule chez nous. --Tu m'en diras tant, répondit le père Lalouette. Eh bien, mon fils, puisqu'il en est ainsi, attendons. C'est votre affaire, après tout, plutôt que la mienne. Le temps s'écoulait dans ces entretiens; et quand le service était complètement fini, Suzon venait s'y mêler. Quoiqu'il régnât entre elle et le jeune homme la familiarité qu'autorise un mariage prochain, la présence du vieillard imposait à Anselme un peu de réserve. Plus d'une fois, il avait demandé une faveur qui, dans les classes populaires, s'accorde presque toujours aux fiancés, celle d'aller se promener avec sa future. Le père Lalouette n'y avait pas consenti. Une fois seulement, il céda, à l'occasion de la seconde fête de Saint-Cloud. Le temps était magnifique; et Suzon semblait se promettre un si grand bonheur de cette partie, que son grand-père n'eut pas le courage de s'y refuser. Les bans étaient en cours de publication; le mariage allait se faire. Le vieillard dérogea donc à ses habitudes de surveillance. Suzon eut à peine obtenu ce congé, qu'elle vola vers sa chambre. Son plus brillant bonnet, sa robe la plus belle, sa guimpe la plus blanche, elle eut bien vite tout choisi et tout revêtu. Elle était ravissante ainsi, fraîche comme un bouton de rose et légère comme l'oiseau. On eût dit que son pied ne touchait pas la terre, tant il y avait dans sa marche de grâce aérienne et de souplesse dans ses mouvements. Son aïeul, en la voyant si animée, si heureuse, n'eut pas la force de troubler cette joie par des remontrances et des avis: --Reviens de bonne heure, ma petite; autrement, je serais inquiet: c'est tout, ce qu'il eut la force de dire. --Oui, bon papa, oui, bon papa, répliqua la jeune fille, sautillant comme une bergeronnette et prenant le bras d'Anselme. Ils disparurent, et le vieillard les suivit longtemps de l'oeil. Le jeune couple prit le chemin de Saint-Cloud. Quoique l'été touchât à sa fin, la campagne était encore magnifique. Des pluies abondantes avaient maintenu le mouvement de la sève, et à côté des feuilles expirantes se montraient partout des bourgeons à peine épanouis. La végétation parcourait ainsi toute l'échelle des couleurs, depuis ce vert tendre qui caresse l'oeil comme une promesse, jusqu'à ces tons jaunes qui ont toute l'éloquence d'un adieu. Le ciel était pur, et cependant il régnait dans l'air cette vapeur humide qui signale la marche du soleil vers un autre hémisphère et annonce les brouillards de l'automne. Anselme et Suzon étaient trop absorbés, dans leurs amours pour s'inquiéter des beautés du paysage. Ils marchaient joyeux au milieu de la foule, qui chaque année et à pareille époque se porte vers Saint-Cloud. Les yeux de la jeune fille tantôt pétillaient de joie à l'idée de la fête, tantôt se voilaient de pudeur quand ils rencontraient ceux de son fiancé. De temps en temps, Anselme s'emparait de sa main; mais Suzon, souple comme une couleuvre, savait toujours la délivrer de ses étreintes. Ces badinages amoureux leur servaient d'entretien et se prolongèrent pendant la route. Arrivée à Saint-Cloud et mêlée à cette foule, la jeune fille eut un instant le vertige et oublia tout pour le spectacle qui frappait ses regards. La grande allée était envahie par ces industriels forains qui promènent en France les phénomènes de l'art et de la nature: ici une exhibition de figures de cire, là un veau à deux têtes, plus loin, une géante ou une naine, ailleurs des alcides posant sur des tréteaux en costume de combat et montrant leur carrure à la foule en guise de défi. Suzon n'avait jamais rien vu de si bruyant ni de si merveilleux; le père Lalouette fuyait de telles cohues et n'eût pas voulu y exposer son enfant. Aussi la jeune fille éprouvait-elle un sentiment de plaisir mêlé d'effroi; elle ouvrait des yeux éblouis et pressait le bras d'Anselme pour s'assurer d'un protecteur. Cependant, par degrés, l'émotion s'apaisa pour faire place à la curiosité. Le moindre détail attirait l'attention de la jeune fille, et Anselme se prêtait avec la complaisance d'un amoureux à toutes ses fantaisies. Ils parcoururent ainsi le programme des réjouissances populaires. Suzon voulut voir les géantes et assister au repas des grands serpents d'Amérique. Anselme s'y prêta de bonne grâce. Elle voulut juger du mérite des lapins savants et visiter Napoléon à son lit de mort, entouré de ses compagnons d'infortune, le tout en cire: Anselme s'exécuta. Suzon s'assit sur le fauteuil où l'on pèse les amateurs, elle tira toutes sortes de macarons, fit même partir l'arbalète. Il était dit qu'elle épuiserait ce jour-là tous les plaisirs permis et d'autres peut-être. Pauvre Suzon, elle était ivre de ce bruit, de ce mouvement, de ce spectacle, et sa tête s'exaltait. Un mouvement qui se fit sentir dans la foule les attira vers un autre point du parc. Les eaux allaient jouer: des murmures confus l'annonçaient au loin. Anselme et Suzon se dirigèrent de ce côté, coudoyant, coudoyés, cherchant à s'ouvrir une voie vers les bassins, afin de ne rien perdre de ce spectacle. A force de persévérance et de meurtrissures, ils arrivèrent en première ligne, juste au moment où le grand jet montait vers le ciel, et où la cascade déroulait ses nappes d'argent. Dans ce cadre de verdure, et sous les feux du soleil qui s'abaissait à l'horizon, ce mouvement des eaux avait quelque chose de magique. Mille arcs-en-ciel se formaient çà et là, pour disparaître peu d'instants après, et les ormes eux-mêmes voyaient se refléter sur leur robe verte toutes les nuances du prisme. Suzon était émerveillée; une rêverie vague avait succédé à sa pétulance enfantine; elle semblait comme enchaînée à cette scène, digne des contes orientaux, à ce jeu brillant des eaux et de la lumière. Le programme des plaisirs populaires n'était pas épuisé; il restait encore la vue du panorama que l'on embrasse du haut de la lanterne de Saint-Cloud. Anselme décida, Suzon à quitter les bords du bassin, et ils gravirent ensemble les pelouses vertes qui s'étendent jusqu'à Ville-d'Avray. Arrivé devant l'observatoire, le jeune homme s'engagea hardiment dans l'escalier qui conduit à la galerie supérieure; mais Suzon, voyant l'obscurité qui y régnait, refusa obstinément de l'y suivre. Un sentiment instinctif de pudeur veillait en elle et la défendait. Anselme n'insista pas, on redescendit vers le théâtre de la fête. Suzon s'était habituée à ce bruit; elle put mieux voir et mieux jouir de ce qu'elle voyait. La partie devait être complète. On dîna en plein air devant l'une de ces échoppes improvisées qui sont les restaurants des foires. Anselme se fit servir une friture qu'il arrosa d'un petit vin blanc, et plus d'une fois il remplit jusqu'aux bords le verre de sa compagne. Suzon n'y mit pas de façons; elle but sans crainte, comme un enfant du peuple. Sa tête se monta à ce jeu; elle y perdit la réserve que jusque-là elle avait su garder. La soirée se compléta par la bière et les échaudés; et quand, au soleil couchant, le couple reprit le chemin des Thernes, la jeune fille n'avait plus la même liberté d'esprit que pendant la promenade matinale. Elle était moins forte et moins bien gardée; Hélas! que de filles du peuple succombent de cette façon, et expient une heure d'imprudence par le deuil d'une vie entière! Peut-être Anselme n'avait-il pas apporté en ceci le moindre calcul. Suzon était sa future; il devait tenir à la respecter. Cependant, l'effet du vin se faisait aussi sentir chez lui; et ce ne fut pas sans dessein qu'il choisit, pour regagner les Thernes, la grande allée du bois de Boulogne. C'était, du reste, le chemin le plus court et le plus beau; Des voitures le traversaient; beaucoup de piétons s'y étaient engagés; on marchait ainsi de compagnie. Suzon avait des élans de folle joie; elle bondissait comme une biche. Anselme chantait des refrains joyeux, et, de temps en temps, prenait familièrement la taille de la jeune tille. Elle résista d'abord, se défendit, se fâcha, puis céda. --Allons! disait-elle, c'est mon fiancé! La capitulation commençait. La nuit s'était faite, et le couple marchait désormais à la clarté d'une nuit sereine. Ce demi-jour enhardit Anselme; il arracha à la pauvre enfant une faveur après l'autre; et, quittant l'allée que suivait la foule, il l'entraîna vers l'un des mille sentiers qui sillonnent le bois de Boulogne. --Bah! disait Suzon en le suivant sans défiance, c'est mon fiancé. Il était dix heures du soir, et, depuis trois heures, le père Lalouette se promenait devant la porte de son cabaret en proie à une inquiétude profonde. De temps en temps, il portait les yeux vers les profondeurs du boulevard, et cherchait à démêler dans l'obscurité s'il n'apercevait pas au loin le couple qu'il attendait. Quand cet espoir était trahi, il se frappait le front en disant: --Les malheureux enfants! Ils me feront mourir. En même temps, il reprenait son poste d'observation, poussant des reconnaissances tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. --Je n'aurais pas du les laisser partir, ajoutait-il; j'avais un pressentiment qu'il arriverait quelque malheur. Pourvu qu'on ne les ait pas écrasés dans cette foule. S'ils étaient tombés dans l'eau! Si Suzon s'était égarée! Quel tourment, bon Dieu! quel tourment! Ce monologue se prolongea pendant toute la soirée. Quelques amis du père Lalouette vinrent le voir; il les dépêcha dans diverses directions en leur recommandant de lui ramener sa fille morte ou vive. Aucun client ne fut accueilli ce soir-là; ils se retiraient d'eux-mêmes, en voyant le front soucieux du vieillard. Enfin, vers dix heures et demie, Lalouette allait fermer sa maison pour courir lui-même à la recherche de Suzon, quand elle parut devant lui toute seule. --Bonsoir, grand-père, lui dit-elle en se précipitant dans ses bras. La surprise et le saisissement empêchaient Lalouette de répondre; il regardait sa fille comme pour s'assurer de sa présence. --Suzon! Suzon! s'écria-t-il enfin, c'est bien toi, n'est-ce pas, Suzon? Ses yeux étaient pleins de larmes, sa physionomie portait les traces des inquiétudes qu'il venait d'éprouver. --Oui, grand-père, c'est moi, remettez-vous, dit-elle. --Mais d'où sors-tu donc, mon enfant? ajouta le vieillard. Te voilà seule! et où est Anselme? --Nous étions en retard, grand-père; il m'a quittée à la barrière pour aller plus vite à sa besogne. Voyons, tranquillisez-vous, me voici. Le vieillard l'embrassa avec effusion; la vue de sa fille le ranima peu à peu. --Méchante enfant! dit-il avec tendresse. --C'est vrai, grand-père, j'ai tort, répondit Suzon; mais je ne vous quitterai plus. Rentrons, je suis rendue. C'est si loin Saint-Cloud. Oh! quelle journée! quelle journée! ajouta-t-elle avec un accent plein de mélancolie. Elle acheva de fermer le logis, embrassa son aïeul et monta dans sa chambre. Tout autre qu'un vieillard aurait pu, en examinant la jeune fille, voir un sentiment douloureux empreint dans ses traits et sur son visage les traces de larmes récentes. Suzon, à peine enfermée chez elle, se jeta à genoux au pied de son lit. --Mon Dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle, faites que tout ceci tourne à bien. XIII Les caprices de madame la baronne. Quoique Emma fût préparée à la mort de son père, cet événement la jeta dans un abattement profond. Elle restait seule au monde, avec Muller pour tout appui, presque désarmée contre les intrigues et les haines qui allaient l'assaillir. Ce qui navrait son coeur, c'était moins les soucis de la fortune que la douleur de voir s'en aller les affections les plus chères. Un regret se mêlait, en outre, à ce deuil, celui d'avoir trop docilement obéi aux ordres qui l'éloignaient du fauteuil du malade, et de l'avoir abandonné à des soins mercenaires. Il lui semblait qu'elle aurait dû tout braver, même la colère d'une marâtre, plutôt que de négliger ce devoir et de consentir à cette séparation. Ces combats intérieurs, cette amertume contenue amenèrent une crise: Emma tomba sérieusement malade. Une langueur maladive s'empara d'elle et pesa sur tous les organes de la vie. Le désordre ne se caractérisait par aucune lésion appréciable: c'était un dégoût général, une lassitude invincible. Tout mouvement répugnait à la malade. Plusieurs fois, elle essaya de se lever et ces tentatives aboutirent à de dangereuses syncopes. Le docteur ordonna alors un repos complet, et maintint autour du lit les consignes les plus sévères. Les accès de fièvre se multipliaient; il fallut les combattre; Des symptômes nerveux se déclaraient à propos de la moindre émotion; on n'admit plus dans la chambre que les femmes de service. Muller lui-même passait sa journée dans le salon d'étude, et ne voyait Emma que de loin en loin, comme à la dérobée. A la première nouvelle du danger qui menaçait sa cousine, Paul Vernon était accouru. Il voulut pénétrer jusqu'à elle; on lui opposa les ordres rigoureux du médecin. Le jeune homme ne s'y résigna qu'avec peine. Il avait toute l'exaltation de son âge et les ardeurs impatientes d'un premier amour. Désormais son existence sembla attachée à celle de la malade; il assiégea l'hôtel, y parut plusieurs fois par jour, tantôt en proie à une mélancolie sombre, tantôt s'attendrissant jusqu'aux larmes. Si Emma eût succombé aux premières atteintes du mal, Paul se trouvait dans toutes les conditions nécessaires pour pousser jusqu'au bout le sacrifice. Son plan était fait; il ne laisserait pas l'élégie incomplète et y ajouterait un dernier épisode. Le bon Muller recevait ces tristes confidences et pleurait avec son jeune ami. Tant que le général avait vécu, les fréquentes visites de Paul Vernon n'avaient pas été remarquées de la baronne. Sa pensée était ailleurs. Avec un esprit plus libre, elle examina mieux ce qui se passait autour d'elle, et devina l'idylle qu'on lui avait cachée. Les coeurs blasés sont impitoyables: sur-le-champ elle se mit en quête et chercha comment elle pourrait troubler ces jeunes amours. Une dépravation en amène toujours une autre: les vices s'engendrent comme les vertus. Quand on a cédé une fois sur un point quelconque au génie du mal, il est rare qu'il ne remporte pas une victoire complète. La baronne ne s'en défendait plus: toute pudeur était morte en elle. Ses dérèglements n'avaient pas même l'excuse des sens; son imagination seule était dissolue. Ses fautes avaient été des calculs ou des fantaisies, le résultat d'un système et non d'un entraînement. Née pour l'intrigue, elle se sentait malheureuse quand l'aliment lui faisait défaut. Depuis la mort du général, un vide s'était fait à ses côtés: il lui manquait une victime. Qu'on juge du secret plaisir que lui fit éprouver la découverte de cette passion, éclose à l'ombre de l'hôtel, et presque sous ses yeux. Un peu de dépit s'y joignait: elle avait été prise pour dupe. L'esprit de vengeance se mêlait ainsi à l'instinct du mal. Jusque-là, elle n'avait remarqué Paul qu'en passant, comme on remarque un beau cavalier, sans nourrir aucun projet sur son coeur ou sur sa personne. Dès qu'elle vit en lui un homme à succès, elle résolut de faire tourner ses heureuses dispositions à son profit et de réaliser sa conquête. La maladie d'Emma secondait ce dessein; la baronne s'empressa d'en profiter, de mener rondement l'aventure, fallût-il, au besoin, brusquerie dénouement. Elle épia le moment où Paul venait à l'hôtel pour s'informer de l'état de sa cousine et arrangea les choses avec tant d'adresse, que des rencontres journalières s'ensuivirent. Cette femme, si impérieuse, prenait au besoin les airs les plus caressants et les plus doux. Elle entraîna le jeune homme dans son boudoir, flatta sa passion, parla d'Emma avec le ton du plus tendre intérêt et lui reprocha de ne l'avoir point mise dans ses confidences. Paul écoutait ses paroles avec enchantement, et les heures s'écoulaient dans ces dangereux tête-à-tête. Cependant Éléonore en venait peu à peu à son but; et, moins préoccupé, le jeune homme aurait pu sentir le dard de l'aspic caché sous ces fleurs: --Vous l'aimez donc bien? lui disait la baronne. --Si je l'aime! madame, répondait Paul; mais, qui ne l'aimerait pas! Emma est si belle! --Pourvu que la maladie épargne sa fraîcheur! disait la baronne. --Elle est si bonne! ajoutait Paul; c'est un ange, madame. La terre n'a rien vu de plus parfait. --Oui, beaucoup de douceur, répondait Éléonore. C'est sans prix en ménage: la douceur efface tant de petits ennuis! --Des ennuis, disait le jeune homme avec chaleur; qui pourrait en causer à une créature aussi adorable! --Mon Dieu, personne, répliquait la baronne; mais qui peut répondre de l'avenir? La gêne, les embarras de fortune changent tant l'humeur des hommes! En prononçant ces derniers mots, Éléonore appuyait sur chacun d'eux avec une intention perfide. Paul fit un mouvement, elle sourit: le coup avait porté. Le poignard était dans la plaie; il ne s'agissait plus que de le retourner et d'agrandir la blessure: --Sans fortune, Paul, ajoutait-elle, il est rare que le bonheur dure. La misère est un si triste voisin pour l'amour; comme il s'y effarouche, comme il s'enfuit à tire-d'aile! Croyez-moi, mon ami, j'ai sur vous le triste privilège de l'expérience: n'épousez qu'une fille riche. Hors de là tout est sombre. Avec la richesse, on se console de tout; avec l'indigence, on ne jouit de rien. A vingt ans on aime, à vingt-cinq ans on calcule; vous voyez que le calcul règne plus longtemps que l'amour. Cinq ans d'illusion, quarante ans de réalité. C'est à choisir. Cette théorie positive était celle dont Paul s'était inspiré dans les premiers moments de sa liaison; et si plus tard le coeur s'était mis de la partie, le jeune homme n'en restait pas moins le fidèle disciple de Granpré et de l'école des gens d'affaires. Aussi se sentait-il pénétré d'un froid mortel eu voyant l'insistance que mettait la baronne à revenir sur ce chapitre. C'était une des fibres délicates de son âme; on ne pouvait y toucher sans le faire souffrir. Éléonore s'en apercevait et prolongeait le supplice: --Pauvre amoureux! disait-elle, vous serez héroïque; vous saurez affronter la privation! Allons, c'est bien. Vous êtes un grand coeur. --Mais, madame, répliqua Paul en abordant ce thème pénible, cet éloge ne peut pas s'adresser à moi: Emma est riche. --Riche! dit la baronne, qui le sait? --Le général ne l'était-il pas? répondit Vernon que ce doute pénétrait d'inquiétude. --L'est-on jamais quand on joue à la Bourse? dit Éléonore en fixant sur Paul un oeil qui sondait les derniers replis de sa pensée; l'est-on quand on spécule sur des entreprises chanceuses, quand on y engage imprudemment tous ses fonds? Retenez bien ceci, mon neveu, ajouta-t-elle: un joueur n'est jamais riche, et le général jouait. Ces insinuations versaient le désenchantement goutte à goutte dans le coeur du jeune homme. Éléonore y revenait chaque jour et envenimait la blessure. Paul aimait encore, mais sa passion n'était plus sans mélange. L'idée d'un mariage avec Emma lui avait toujours semblé inséparable d'une position opulente, d'un grand état de maison; et tout ce que l'on retranchait de ce beau rêve était autant d'enlevé au prestige de son amour. D'un autre côté, la baronne poursuivait ses opérations et les portait sur un terrain plus délicat. Tout ce que la perfidie a de ressources, tout ce que la coquetterie a de ruses fut employé pour pervertir ce jeune homme et le jeter dans les filets de la sirène. Paul s'habitua peu à peu à venir à l'hôtel, moins pour Emma que pour Éléonore. On l'enlaça sans qu'il eût la force ni le désir de se défendre. Il se croyait assez fort pour rompre ce lien, aussitôt qu'Emma le rappellerait près d'elle. À peine y voyait-il une distraction, un passe-temps sans conséquence. Granpré ignorait tout: la baronne s'était cachée de lui avec le plus grand soin. Les heures des rendez-vous étaient celles où on le savait occupé à la Bourse et dans l'impossibilité de quitter ce poste d'honneur. Tous les valets de la maison étaient à la dévotion d'Éléonore, qui les tenait subjugués sous un commandement de fer. Ainsi madame la baronne pouvait pousser jusqu'au bout ce caprice: elle n'avait à craindre ni les surprises ni les représailles. Ce coeur blasé s'y intéressa: c'était une incursion dans les domaines de l'inexpérience et de la jeunesse; il y avait là tout l'attrait du fruit nouveau. Peut-être Éléonore, plus sûre de son triomphe, eut-elle poussé les choses jusqu'à un éclat et à une folie. Les événements l'en empêchèrent. Un jour le notaire de Granpré vint le chercher dans le temple même où il se livrait à ses sacrifices habituels, dans la Bourse, aux abords de la corbeille. Il s'agissait d'un acte fort pressé qui devait être enregistré le jour même, sous peine de dommages. Une seule formalité y manquait encore: la signature de la baronne; il fallait l'obtenir avant trois heures. Granpré eût bien dépêché quelqu'un vers l'hôtel; mais Éléonore n'eût rien signé sans son assistance et son conseil. Il n'y avait pas à balancer; l'homme d'affaires se décida à quitter sort poste de joueur et lança son cabriolet dans la direction du faubourg du Roule. Arrivé à sa destination, il descendit rapidement de voiture, s'élança avec toute la légèreté que comportait son âge vers le perron de l'hôtel, traversa comme un éclair le vestibule, et s'engagea dans les pièces qu'occupait la baronne. Les portes étaient ouvertes, et le pied de l'homme d'affaires foulait à peine le sol; il allait pénétrer ainsi jusqu'au sanctuaire familier, et cherchait déjà dans son portefeuille la pièce qu'il devait présenter à signer, quand un bruit de voix frappa son oreille. Il reconnut celle de Paul Vernon, et s'arrêta muet de surprise. --Granpré! disait la baronne. --Oui, Granpré, Granpré, répliqua son interlocuteur. Un bruit sec retentit alors, comme celui d'un coup d'éventail, et quelques éclats de rire s'y mêlèrent. --Enfant, dit Éléonore, où avez-vous la tête? --Mais oui, on l'assure, répliqua Paul. --Taisez-vous donc, méchant! ajouta la baronne. C'est bien vilain, ce que vous dites-là, monsieur. A l'appui de ces mots résonna un second bruit qui frappa Granpré de stupeur. Sa figure garda l'immobilité d'une tête de Méduse; son teint, naturellement pâle, devint d'une blancheur de marbre: on eût dit une statue; pas un mouvement, pas un geste ne trahissait ses impressions, et pourtant il était impossible de ne pas distinguer un grand combat intérieur sous cette enveloppe inanimée. Chaque muscle semblait crispé, chaque fibre émue; l'oeil était fixe, mais brillant, la bouche contractée, la narine ouverte. Il écoutait toujours. --Serez-vous plus sage une autre fois? disait Éléonore. Quels soupçons injurieux! --Dame! c'est un bruit, répliqua Paul. --Fi donc, monsieur! Est-ce que vous seriez jaloux, par hasard? Après quelques secondes d'hésitation, Granpré comprit qu'il fallait prendre un parti. Au lieu d'aller droit vers les interlocuteurs et de paraître en Jupiter tonnant sur le lieu de la scène, il revint sur ses pas avec une infinité de précautions, calculant sa marche de manière à n'être point aperçu. --C'est dans l'ordre, se disait-il tout bas. Madame la baronne est femme de précaution; il lui faut des rechanges. Loi du talion, voilà tout: soyons philosophe. En achevant ces mots, il regagna le vestibule et ouvrit la porte avec bruit pour attirer l'attention des valets. L'un d'eux arriva et parut fort surpris de voir l'homme d'affaires à cette heure. On appela la femme de chambre de confiance, qui prit les devants pour aller annoncer cette visite inattendue. Granpré ne parut pas s'inquiéter de ce mouvement et de ces embarras; il se dirigea avec une tranquillité parfaite vers la pièce où était Éléonore; il la trouva seule. Il s'y attendait, fit son entrée le plus naturellement du monde, et, se parant de son plus aimable sourire: --Ma chère, lui dit-il, voici encore un ennui d'avocats: une pièce à signer. Cela presse; autrement je ne serais pas venu vous déranger à ces heures-ci. --Donnez, Granpré, répondit la baronne en prenant l'acte et s'asseyant à son bureau, donnez vite. Malgré le calme apparent d'Éléonore, la signature qu'elle apposa sur cette pièce ne fut pas tracée d'une main ferme; sa conscience parlait pour la première fois et se trahissait par un tremblement involontaire. Quelques jours après cette scène, Emma obtenait enfin de son docteur la permission de se lever, et, appuyée sur le bras de Muller, elle faisait quelques tours de promenade dans sa chambre. Le bon Allemand avait suivi les diverses phases de l'intérêt que Paul Vernon portait à la malade. Dans les premiers jours, c'était un sombre désespoir et l'intention bien manifeste de ne pas lui survivre, puis cette exaltation avait fait place à une passion de plus en plus raisonnable. Muller n'était pas un grand clerc en matière de sentiment; cependant il voyait là-dessous les variations d'un coeur volage. Aussi fut-il bien embarrassé quand la jeune fille, souffrante encore, parla de son amour comme du seul débris qui eut survécu dans le naufrage de ses pensées: --Et Paul, dit-elle en interrogeant de l'oeil son précepteur, est-il venu souvent? Le pauvre homme comprit que la perte d'une illusion serait le coup de mort pour la jeune fille, il prit l'héroïque résolution de la tromper jusqu'à ce qu'elle eût la force de supporter d'autres douleurs.... --Très-souvent, répliqua-t-il, très-souvent! --Mais encore! dit en insistant Emma. --Mon Dieu! tous les jours! répondit Muller. C'est un garçon si dévoué que M. Paul. --Bon ami, s'écria la jeune fille en laissant échapper une larme, répétez-moi donc cela! C'est du baume qui tombe sur mon pauvre coeur. XIV Des spéculations en Espagne. Les insinuations de la baronne au sujet de la fortune d'Emma n'avaient pas été perdues pour Paul Vernon. Le jeune homme était trop de son temps et à trop bonne école pour négliger un objet aussi essentiel. Il alla aux informations, interrogea doucement Granpré, parcourut les titres qui se trouvaient sous sa main, parvint jusqu'au notaire de la famille et se pourvut d'un bordereau d'hypothèques. Le résultat de cette enquête fut si triste, qu'il en fut épouvanté. D'une fortune immobilière, naguère considérable, il ne restait plus que l'hôtel du faubourg du Roule, dont la valeur n'excédait guère 150,000 francs et sur laquelle pesait désormais le douaire d'Éléonore. En biens liquides, on pouvait compter les 4,000 actions de la _Compagnie péninsulaire_; mais Paul put se convaincre par lui-même que la plus grande partie de ces titres avaient été substitués et aliénés. Quant aux sommes d'argent, Granpré en était le détenteur: la fortune d'Emma se trouvait à la merci de cette âme chevaleresque. Paul n'avait aucun motif de soupçonner son patron: cependant il frémit pour sa cousine. Quand il la revit, sa physionomie porta l'empreinte des sentiments qui l'assiégeaient. Ce n'était plus ni le même élan ni le même abandon; quelque chose de froid et de contraint régnait dans ses manières et glaçait jusqu'à ses témoignages d'intérêt. Il faut dire qu'Emma était bien changée: cette courte maladie avait laissé sur sa figure des traces profondes. La beauté y régnait encore, mais une beauté tout autre. Plus de fraîcheur, plus de ces couleurs vives empruntées à l'air des Vosges, et que Paris avait jusque-là respectées: l'éclat avait disparu, l'embonpoint aussi. Mais, en revanche, les traits de la jeune fille s'étaient animés d'un idéal touchant et d'une grâce incomparable. Les yeux semblaient s'être agrandis et briller d'une expression plus douce; les chairs avaient pris une telle transparence, qu'on eût cru voir, à travers leur tissu, éclore la pensée et circuler la vie la parole même avait un accent plus mélancolique et plus pénétrant. C'était presque une autre femme, moins belle pour des yeux vulgaires, ravissante pour un artiste. Paul Vernon n'était point artiste: on l'est peu dans le monde des gens d'affaires. Il tenait à la beauté positive et cherchait la réalité jusque dans ces détails. Aussi l'impression qu'il ressentit à la vue de sa cousine, dans les premiers jours de sa convalescence, ressemblait-elle plutôt à de la compassion qu'à de l'amour. Sa tendresse manquait de chaleur; elle avait un caractère paisible, amical, presque fraternel. Il la plaignait, il la consolait: quand elle exprimait un désir, il s'empressait de le satisfaire, mais il ne le prévenait pas. On voyait qu'il se possédait, qu'il était maître de lui-même. Pendant que l'âme d'Emma semblait s'en aller vers lui, Paul mesurait, pour ainsi dire, son amour et ne s'y livrait jamais en entier. A côté de ce sentiment, il y avait toujours une place chez lui pour le calcul et pour l'intrigue. Quelle que fût sa candeur la jeune fille s'aperçut de ce changement. Elle dévora d'abord son chagrin en silence et comprima les angoisses d'un coeur ulcéré. Cette souffrance sourde avait ses périls: Muller le devina aux altérations nouvelles qu'éprouvait la santé d'Emma. Le digne homme reprit alors le rôle auquel il s'était voué. Son plus grand souci fut d'excuser Paul, de trouver un motif à ses froideurs apparentes. Muller était une âme droite, incapable de trahir la vérité, même en des circonstances insignifiantes et pour ces questions de convenance auxquelles on la sacrifie si souvent. Pour préserver Emma d'une rechute, il dérogea à cette sincérité, honneur de sa vie; il devint ardent, ingénieux pour le mensonge; il inventa mille ruses pour tromper cette chère âme, si heureuse d'être abusée. C'était entre eux des querelles sans fin, des explications interminables. Emma accusait Paul; Muller prenait sa défense. L'une analysait avec une susceptibilité minutieuse les manières, les procédés de son cousin; l'autre trouvait réponse à tout, écartait les objections et restait maître du champ de bataille. Emma aimait tant à avoir tort; elle était si radieuse quand Muller détruisait une à une ses inquiétudes et ses vagues jalousies. --Vous avez beau le défendre, disait-elle d'une voix mutine, il n'a pas été bien pour moi aujourd'hui. Non, mon bon ami, il n'a pas été bien. --Mais au contraire, répliquait Muller; j'ai été enchanté de lui. Vous, ne savez pas combien ils sont absorbés, ces hommes de cabinet. Il faut faire la part des soucis, mon enfant. Paul est lancé; il a pris une carrière chanceuse. Quoi d'étonnant qu'il ait l'air préoccupé? --Sans doute, disait Emma; aussi ce n'est point à lui que j'en veux, mais à ces maudites affaires. La vilaine invention! --Allons, mon enfant, voilà que vous vous promenez encore dans les nuages, reprenait Muller. La vie du monde n'est pas celle des contes des fées. Un peu moins d'imagination, et tout ira bien. --Vous croyez, bon ami? disait Emma consolée. C'est donc encore moi qui ai tort. Allons, soit. J'ai une si mauvaise tête! D'autres fois, le stratagème était poussé plus loin. Quand la jeune fille inclinait vers l'abattement, Muller épuisait les ressources de son esprit et allait jusqu'à l'invention. C'était alors un entretien particulier qu'il avait eu avec Paul et qu'il racontait à sa manière. Il y déployait les trésors d'affection que la nature avait mis dans son coeur. Emma demeurait enchaînée à ces récits charmants, à ces détails empreints de la plus douce tendresse; elle retenait jusqu'à son souffle pour n'en rien perdre et s'émerveillait de la grâce qui y régnait. L'illusion était complète; elle croyait entendre son cousin et se laissait bercer par ces confidences comme un enfant par le chant de sa nourrice. Muller calmait ainsi sa blessure et endormait ses douleurs: --Mon enfant, disait-il en forme de conclusion obligée, un peu de patience, Paul vous aime bien; tout s'arrangera. --Que le ciel vous entende! répondait la jeune fille. Les attentions du bon Allemand ne se bornaient pas à ces détails; il y joignait les surprises les plus délicates. Tantôt c'était un livre nouveau que Paul envoyait à sa cousine, tantôt quelques fleurs de choix dont il avait orné les vases de sa cheminée. L'esprit de la jeune fille était ainsi tenu en haleine; mille soins suppléaient aux absences du beau cousin et les rendaient moins cruelles. Plus d'une fois celui-ci se trouva fort embarrassé des remerciements qu'on lui adressait pour des raffinements auxquels il n'avait pas songé et des délicatesses dont il n'avait pas le mérite; mais, quelques signes de Muller le mettaient au courant, et il se prêtait de bonne grâce aux petites ruses du précepteur. Il avait tous les profits du rôle sans en avoir en les soucis: c'était tout bénéfice. Un jour pourtant Muller fui mis à une rude épreuve. Descendu dans le jardin avec son élève, il la voyait avec plaisir, se distraire et songer à ses fleurs longtemps négligées. Armée d'un râteau, elle les délivrait des corps parasites qui en obstruaient les tiges et rétablissait un peu d'ordre dans leur disposition. Comme dernière marque d'intérêt, elle voulut de sa main arroser celles qui lui semblaient le plus languissantes, et se dirigea vers le petit réduit où le jardinier déposait ses instruments. On a vu que l'un des côtés de l'hôtel était occupé par une serre vitrée, construite en saillie. C'est là qu'Éléonore recevait ses visites: aussi, rarement Emma portait-elle ses pas de ce côté; elle respectait le mystère dont la baronne aimait à s'entourer. Quand la végétation avait toute sa vigueur, les vitres de la serre étaient en outre protégées par un double rideau de verdure, l'un au dedans, l'autre au dehors. Mille liserons s'y entrelaçaient et y suspendaient leur feuillage, de manière à rendre l'intérieur de cette pièce impénétrable au regard. Sur l'arrière-saison seulement, et quand la sève manquait aux plantes, il se créait, dans ce store touffu, des solutions de continuité qui permettaient à un oeil curieux de plonger dans les profondeurs de la serre. La fatalité voulait que l'endroit où le jardinier déposait ses outils se trouvât placé du même côté; Emma fut dès lors obligée de déroger à sa réserve habituelle. Elle côtoya la serre, et involontairement y jeta les yeux. Tout à coup une pâleur effrayante couvrit ses traits: elle s'arrêta comme foudroyée; puis, recueillant ses forces, elle s'enfuit vers Muller, surpris de cette course éperdue. --Qu'y a-t-il, mon enfant? s'écria le précepteur. Elle ne put lui répondre, et tomba à demi morte entre ses bras: ce ne fut qu'à force de soins qu'il parvint à la rappeler à la vie. La crise était trop violente pour que la jeune fille pût en raconter la cause. Un tremblement nerveux la dominait; elle avait à peine la force de prononcer quelques paroles confuses. --Il est là, dit-elle en montrant le pavillon de la baronne; il est là. --Qui donc? répondit Muller. --Qui? répliqua-t-elle en accompagnant ces mots d'un regard plein d'angoisse; vous le demandez, bon ami! Muller comprit tout. Il chercha à expliquer les motifs qui pouvaient amener Paul Vernon auprès de la baronne; mais sa tactique échoua cette fois: le trait avait porté trop avant, le coeur était touché et devait saigner éternellement de la blessure. De son côté, Granpré, à la suite de l'aventure où il avait joué un rôle si prudent, s'était montré conséquent avec son système et fidèle à ses premières déterminations. Il restait impassible et impénétrable. Tout autre qu'un homme supérieur eût versé sur Paul une partie de ses rancunes; il pouvait, en sa qualité de chef, lui faire expier son bonheur par de mauvais procédés, par un manque d'égards, par un surcroît de besogne; un esprit vulgaire n'y eût pas manqué. Granpré fit le contraire. Paul Vernon, qui n'avait été jusqu'alors à ses yeux qu'un mince employé, novice encore, gâté par la manie des lettres et peu propre à des succès industriels, devint tout à coup son ami, son protégé, presque son confident. Il lui tendit la main, l'éleva jusqu'à lui, l'intéressa à diverses affaires, se chargea de son éducation. Les relations qu'ils avaient ensemble changèrent entièrement de nature et prirent un caractère d'intimité. Ce n'était plus de commis à patron, mais d'associé à associé. Paul trouva la métamorphose fort de son goût et se mit bientôt au niveau de son rôle. L'une des sollicitudes de Granpré était toujours la concession, d'un chemin de fer espagnol. L'opération était à la veille de se conclure; seulement, le gouvernement de Madrid se refusait à une concession directe; il voulait essayer des voies de l'adjudication et de la concurrence. Aucune influence n'avait pu vaincre cette détermination. On comprend que Granpré n'en était satisfait qu'à demi. Il eût préféré conduire sa négociation à huis clos et s'y ménager les avantages que procure toujours un arrangement direct. Granpré avait la mesure des consciences espagnoles; il s'était promis de ne rien épargner pour les assoupir. L'adjudication publique renversait cette combinaison. Tout au plus pouvait-on se flatter de surprendre le minimum du Trésor; et de faire éliminer quelques concurrents incommodes. Cette perspective troublait la sécurité de l'homme d'affaires: au lieu d'un terrain solide, il foulait un terrain mouvant; au lieu d'un jeu sûr, il en était réduit à un coup de dé, et les dés étaient à peu près sincères. Cependant, il était temps d'agir: l'adjudication devait avoir lieu dans la quinzaine. La plupart des compagnies avaient arrêté leurs dernières instructions, et envoyé des représentants en Espagne. Granpré seul demeurait en arrière; enfin, il se réveilla. Il fixa avec ses principaux intéressés les bases de son offre; et quand il s'agit de nommer un fondé de pouvoirs, ce fut le nom de Paul Vernon qu'il fit prévaloir sur tous les autres. Ainsi s'expliquait la tactique qu'il avait suivie; ainsi se justifiait sa combinaison. Granpré en était arrivé à l'heure des coups décisifs; il lui fallait opérer sur un terrain sûr, avec une entière liberté d'esprit et toute la plénitude de ses moyens. Il ne voulait pas que les événements pussent ni le troubler ni le surprendre. Paul accepta avec joie la mission qui lui était confiée: le mouvement, l'action plaisent toujours à la jeunesse. Il allait voir du pays, parcourir des sites pittoresques, s'assurer par ses yeux du teint des Andalouses. A vingt-cinq ans, quoi de plus enchanteur? Il partit, et à peine prit-il le temps d'aller faire ses adieux à l'hôtel du faubourg du Roule. L'idée d'un lointain voyage l'enivrait, remplissait son imagination. Granpré avait calculé tout cela; il avait aussi compté sur les bénéfices de l'absence. Quinze jours s'écoulèrent sans que Paul donnât signe de vie. L'homme d'affaires n'avait pas compté sur un silence aussi long, et il commençait à craindre qu'un gros de bandits ne l'eût délivré de son rival. Ces gens-là l'auraient trop obligé: il n'avait aucun goût pour ces méthodes expéditives. Enfin, une lettre timbrée de la capitale de toutes les Espagnes arriva à son adresse, et il en brisa le cachet avec une impatience mal contenue. Voici ce que portait cette dépêche, revêtue d'un sceau de cire noir: Madrid, le.... «Mon cher Granpré, «Rasés! enfoncés! Permettez-moi de me servir de ces expressions pittoresques pour vous annoncer notre désastre. C'est la _Compagnie Transpyrénéenne_ qui triomphe. Dieu nous garde de victoires pareilles: elles brûlent les doigts. «Vous savez, mon cher, que j'étais porteur d'une offre magnifique: vingt-huit ans de concession, plus une rivière en diamants pour la reine Isabelle, et dix-sept châles de cachemire destinés aux dames les plus influentes de la cour. C'était bien, c'était complet; vous aviez tout prévu avec l'oeil de l'aigle et la prudence du caméléon. Sitôt arrivé, j'ai eu le soin de répandre le bruit de cette rivière de diamants et de ces châles dans l'enceinte de la camarilla; et dès le jour même, les grands et les petits d'Espagne se sont intéressés au succès de la _Compagnie Péninsulaire._ «Tout allait au mieux; il ne s'agissait plus que d'affronter cette abominable adjudication. C'est hier qu'elle a eu lieu; le ministre y présidait. Figurez-vous, mon cher, un nombre incalculable de compagnies, toutes avec leur capital en tête et leurs fondateurs en queue, s'alignant les unes à côté des autres dans le cabinet du ministre. Pas moyen d'y entrer; on se battait à la porte; il fallut envoyer chercher la gendarmerie castillane. Enfin il y eut une transaction; les compagnies défilèrent une à une, à tour de rôle. Chacune d'elles déposait sa souscription et se rangeait ensuite le long du mur. Ce défilé dura trois heures; encore y eut-il vingt-deux compagnies qui renoncèrent avant le combat. Quand cette formalité fut remplie, le ministre se trouva absorbé sous une masse de souscriptions scellées et cachetées; elles formaient un rempart autour de lui et menaçaient de l'engloutir. C'est là l'un des privilèges des ministres espagnols. Celui-ci semblait fier du sien: ce n'est point un homme difficile. «Pendant que tout ceci se passait, les compagnies se mesuraient de l'oeil et échangeaient des gestes provocateurs. Il y avait de la passion dans l'atmosphère. Enfin, le ministre a envoyé la main vers l'énorme pile qui l'assiégeait, en ayant le soin de se défendre contre les éboulements. Il a décacheté les souscriptions une à une, et s'est mis à les lire à haute voix. Incroyable, mon cher, incroyable! C'était à qui se ruinerait le mieux, pour le bonheur de l'Espagne. On proposait des choses fabuleuses. Outre les réductions dans le temps de la concession, des compagnies se lançaient dans la voie des séductions matérielles et morales. Les uns proposaient de raser les sierras et de canaliser les fleuves, les autres d'affranchir à tout jamais l'Espagne de la fièvre jaune et des inondations. «Enfin le dépouillement général a été fait, et la concession est restée à la _Compagnie Transpyrénéenne_. «Maintenant, mon cher, devinez à quelles conditions; c'est fantastique. Sept ans de concession, tous les travaux à sa charge, des gares à volonté, des wagons à perte de vue, tous les, tunnels du monde et des viaducs à discrétion. «Je ne sais pas ce que ces gens-là pourront en faire: mais ceci ressemble à une scène de l'autre comédie. «Voyez maintenant, mon cher et honoré patron, ce qui vous reste à faire. «Votre affectionné, «Paul Vernon.» --Le jeune homme se forme, dit Granpré, après avoir lu cette lettre: il ira. Maintenant, réfléchissons, Granpré. La baronne te glisse dans les mains, la _Compagnie péninsulaire_ est à vau-l'eau. Décidément, il faut agir: en avant, les grands moyens. XV Catastrophes. A quelques jours de là, il y eut dans le courant de la petite bourse qui tient ses assises sur le boulevard des Italiens une de ces commotions que cause une nouvelle inattendue. On vit, à un moment donné, cette foule s'agiter en tous sens et se former par groupes. On se parlait à l'oreille, on courait aux informations. A la surprise des uns, à l'air effaré des autres, il était facile de deviner qu'un fait de quelque importance venait de s'ébruiter et d'être mis en circulation. Ce n'était ni une victoire sur des peuplades barbares, ni une complication maritime: le télégraphe n'entrait pour rien dans cette effervescence soudaine. Il s'agissait tout simplement de la disparition de Granpré, que personne n'avait aperçu depuis vingt-quatre heures, et dont la trace semblait entièrement perdue. L'impression produite par cet événement était profonde. Granpré avait, dans le cours du mois, opéré sur des masses de valeurs; la liquidation devait le laisser à découvert d'une somme considérable. De là, ce tumulte et cette émotion. Cependant les agitations de la Bourse, quoique vives, sont peu durables. Le joueur est fait à ces chances et à ces mécomptes. Aussi eut-on bientôt oublié qu'un ponte manquait au tapis vert, et la partie n'en continua qu'avec plus d'acharnement entre ceux qui restaient debout. C'est ailleurs que la fuite de Granpré devait laisser des traces plus douloureuses: une famille entière en était atteinte dans sa fortune, dans son avenir. La misère frappait aux portes de l'hôtel du faubourg du Roule. Au premier bruit qui en parvint à la baronne, elle bondit comme une lionne blessée. La colère, le dépit, la soif de la vengeance bouleversèrent ses traits; ses yeux prirent un éclat terrible et une fixité effrayante. Si Granpré se fût alors trouvé sous sa main, elle l'aurait poignardé sans hésitation. Mille réflexions l'assiégeaient; elle parcourait la maison avec une activité machinale, comme si elle eût voulu s'inspirer de ce mouvement et y chercher un plan de conduite. Lasse de s'agiter sans espoir et sans issue, elle demanda enfin un fiacre et partit à la découverte. Elle voulait s'informer de la direction qu'avait prise Granpré, savoir dans quel état il laissait ses affaires. Les recherches furent vaines. Le fuyard avait mis un soin extrême à dérouter les poursuites: Éléonore ne put rien éclaircir. Quant à la situation financière de Granpré, il en emportait le secret: en garçon prudent, il avait eu le soin de ne laisser ni confident ni complice. Seulement, on savait déjà que toutes les valeurs disponibles avaient disparu avec lui. Quand la baronne fut certaine de son malheur et qu'elle en eut compris toute l'étendue, elle redevint plus calme. C'était une de ces organisations que le danger relève au lieu d'abattre, et qui mettent, à l'heure décisive, leur énergie à la hauteur des événements.. En fuyant, Granpré lui adressait un défi; elle l'accepta, et se promit de lui faire expier ses indignités. La difficulté était de rejoindre l'ennemi; elle y songea longtemps et finit par se fier au hasard. En peu d'heures elle eut réalisé une somme assez forte; ses bijoux, ses châles de prix, ses pierreries, ses meubles précieux y pourvurent. Elle avait ainsi les moyens d'agir, le nerf de la guerre. Le lendemain, une chaise de poste l'emportait vers la Belgique. De là, si ses recherches étaient vaines, elle devait parcourir la Hollande et ensuite l'Angleterre. Son courage ne reculait même pas devant un voyage au delà dès mers; elle voulait avoir justice d'une odieuse mystification et, en poursuivre l'auteur, fût-il caché dans les entrailles de la terre. Parmi les personnes que cette catastrophe avait également frappées figurait en première ligne Anselme. Non-seulement la disparition de Granpré lui enlevait son état, mais elle ruinait sa famille et celle de sa fiancée. La fortune des maisons Falempin et Lalouette s'était, grâce à lui, engloutie dans les coffres de l'homme d'affaires, et n'était plus représentée que par des chiffons de papier, sans garantie comme sans valeur. La liquidation de cette entreprise devait laisser une perte énorme, peut-être totale. Anselme en frémit d'effroi: l'idée de la privation, la perspective de la misère lui étaient intolérables. Il se trouvait sous l'empire de ce sentiment, lorsque Suzon vint un jour le trouver dans les bureaux de Granpré où il errait encore comme une âme sur les bords de l'Achéron. Depuis plus d'une semaine Anselme n'avait point paru aux Thernes: de la part d'un fiancé, cette absence n'était pas naturelle. L'époque assignée à la célébration du mariage se rapprochait; il fallait s'entendre pour les derniers préparatifs. Tel était le motif qui amenait Suzon. Il s'y en joignait un autre, quoique plus vague. Quelques bruits de la catastrophe de Granpré avaient franchi l'enceinte des barrières, et le père Lalouette tenait à savoir quel crédit ils méritaient et quelle en était l'origine. Ce n'est pas qu'il les crût fondés: il se fiait à la surveillance d'Anselme. Cependant il n'était pas fâché de s'assurer des faits. Enfin, Suzon, faut-il le dire, avait, en dehors des inquiétudes du vieillard, des soucis qui lui étaient personnels: elle ne pouvait s'expliquer l'abandon où la laissait Anselme, et voulait à tout prix s'affranchir des tourments de l'incertitude. En la voyant entrer dans les bureaux déserts, aussi jolie quoique moins rieuse que de coutume, le gros garçon ne put se défendre d'un moment d'embarras. La présence de Suzon était pour lui un reproche; un remords secret s'y attachait. Il se remit néanmoins et affecta une gaieté que démentaient ses douleurs secrètes: --Eh bien, petite, lui dit-il, toi ici? que viens-tu chercher dans ces environs et si loin des Thernes? --Vous me le demandez, monsieur Anselme? répliqua la jeune fille, dont les joues se couvrirent d'une rougeur pudique. --C'est juste, dit le jovial, garçon prenant la main de sa fiancée, je suis dans mon tort. Voici bien longtemps que je n'ai pris le chemin de la barrière. Mais il est arrivé tant de choses depuis ces huit jours! Dieu sait dans quel état j'ai eu ma pauvre tête. Autant dire que le ciel nous est tombé sur les épaules, mon enfant. Tiens, regarde, ne voilà-t-il pas un bel établissement? --Il serait vrai, s'écria la jeune fille en joignant les mains avec épouvante, ce que grand-père craignait! --Oui, dit Anselme répondant à sa pensée, oui, voilà où nous en sommes. Je reste seul ici avec mon plumeau; plus que ça de mobilier. Dans quatre jours on aura vendu ces chaises, ces tables, ces bureaux, et puis, mon enfant, tout sera soldé. C'est égal, ils n'en seront pas quittes comme cela. J'irai me plaindre au roi; je ferai une pétition aux chambres. On ne me roule pas comme ça, moi. Ah! mais! --Et l'argent de grand-père? dit timidement la jeune fille. --Il court les champs, ma pauvre Suzon, répliqua Anselme avec un accent mélancolique. Oh! le pandour! Moi qui avais tant de confiance en lui. C'est son potage qui m'a trompé: le scélérat connaissait mon faible. Un fier gueux, va. Mais on faisait joliment le bouillon chez lui. --Mon Dieu! mon Dieu! le pauvre grand-père! répliqua la jeune fille qui s'oubliait pour ne songer qu'au vieillard; pourvu qu'il n'en prenne pas le mal de la mort. --Bah! Suzon, répliqua Anselme, faut pas avoir de ces frayeurs-là. Les vieux, c'est très-dur; ça a l'âme chevillée dans le corps. Et puis celui-là a tant passé de mauvais jours! C'est moi qui suis à plaindre: me voilà sans place, sans rien, sans compter cet ordinaire qui me refaisait à vue d'oeil. Ah! le chenapan! si jamais je le rattrape! --Enfin, dit Suzon comme pour chasser une idée importune, oublions cela; nous travaillerons un peu plus, voilà tout. On peut être heureux sans argent, n'est-ce pas, Anselme, quand on s'aime? ajouta-t-elle en rougissant de plus en plus. --Sans doute, reprit le jeune homme évidemment embarrassé; quand on s'aime, c'est beaucoup. --Tu verras comme je suis vaillante à la besogne, dit la jeune fille en lui serrant la main. Aimer et travailler, c'est la vie! --Oui, oui, dit Anselme, dont la contenance était de plus en plus empruntée, Aimer et travailler! mais un peu d'argent n'y gâte rien. Laisse-moi me retourner, et nous verrons. Ces paroles agirent sur la jeune fille comme un brusque réveil après un songe caressant. Elle leva les yeux vers son fiancé, et d'une voix pleine d'angoisses: --Nous verrons! s'écria-t-elle; qu'est-ce que cela veut dire? Anselme se trouvait forcé dans ses derniers retranchements. Il eût voulu ménager le coeur de Suzon, et l'accoutumer par degrés à ce qu'elle allait entendre; mais l'entretien avait tourné d'une manière si brusque, qu'il ne lui était plus possible de reculer. Il prit les deux mains de la jeune fille et lui dit: --Écoute, ma petite, il faut de la raison ici-bas. Je t'aime, tu le sais, et je n'en aime point d'autre; mais que veux-tu que nous fassions en ménage sans le premier liard pour le monter? --O mon Dieu! mon Dieu! s'écria Suzon fondant en larmes. --Un peu de bon sens, mignonne, un peu de bon sens. Ne pleure pas comme une Madeleine. Voyons, je t'en fais juge. Une supposition que nous voilà mariés. Tu travailles comme une lionne; moi, j'abats de la besogne à plaisir; c'est bien. Nous vivotons; il y a de quoi garnir le pot-au-feu. Tant qu'on se porte bien et qu'on n'est que deux, les choses vont. Mais qu'il vienne des enfants, et tu verras la misère fondre sur notre pauvre ménage. --Mon Dieu! disait Suzon l'écoutant à peine, tirez-moi de ce monde: je n'ai plus rien à y faire. --Être malheureux soi-même, ajouta Anselme, c'est triste; mais créer de pauvres êtres qui n'ont pas demandé à y venir, et cela pour les condamner à la faim, à la soif, à toutes les privations possibles et imaginables, c'est de la mauvaise besogne. Suzon, crois-moi, il vaut mieux attendre. --Vous l'entendez, mon Dieu! s'écria la jeune fille inondée de larmes et poussant de longs sanglots. --Au fait, qu'est-ce que je le demande, Suzon? poursuivit le jeune homme; un peu de temps, voilà tout. Que je me retourne seulement, et puis nous verrons. Voyons, petite, ça n'a pas de bon sens de pleurer ainsi. Sois raisonnable, allons. Il chercha à la consoler, mais la blessure était trop profonde. Suzon le quitta désespéré, et en arrivant aux Thernes elle portait encore les traces de cette terrible épreuve. Le père Lalouette s'en aperçut et l'interrogea doucement. La jeune fille résista d'abord et ne répondit que par un déluge de larmes; puis, gagnée par les caresses du vieillard, elle en vint à une confidence complète, raconta l'entretien qu'elle avait eu, et rapporta avec une grande sincérité les paroles de son fiancé. Tout entière à son propre chagrin, elle ne put remarquer l'impression douloureuse que ce récit causait au vieillard; confuse et les yeux baissés, elle donnait un libre cours à ses aveux. Seulement, quand elle eut achevé, elle releva la tête comme pour demander grâce, et s'aperçut du changement qui venait de s'opérer sur le visage de son interlocuteur. Dans ses traits décomposés, on pouvait reconnaître une grave altération qui venait de se déclarer d'une manière soudaine. La secousse avait été trop forte pour un septuagénaire. --Qu'avez-vous, grand-père? dit Suzon en se précipitant vers lui. --Rien, ma petite, répondit le vieillard d'une voix faible et en essayant de lui sourire. --Mon Dieu, si! vous avez quelque chose! s'écria la jeune fille; vous êtes pâle comme si vous alliez passer. Et c'est moi qui vous ai fait du mal? --Non, mon enfant, non, dit doucement le vieillard. --Mais si! mais si! grand-père, ajouta Suzon. Il ne manquerait plus que cela. J'irais me jeter la tête la première dans un puits. Malheureuse! Le vieillard essaya de la consoler et gagna sa chambre en s'appuyant sur elle. Il se mil au lit et ne devait plus s'en relever. La fièvre s'empara de lui, épuisa les forces vitales et le conduisit au tombeau au bout de quelques jours. César Falempin ne quitta pas un seul instant son vieil ami; il fut son médecin, son garde-malade, son légataire. Dans les moments lucides, le père Lalouette s'inquiétait de sa petite-fille et se lamentait à la pensée de la laisser seule, sans appui, sans ressources. -Que va-t-elle devenir? disait-il, en proie aux ardeurs de la fièvre. César avait cherché à éloigner plus d'une fois la pensée du vieillard de cette préoccupation, mais toujours sans succès. C'était l'idée fixe de Lalouette, il y revenait à chaque instant, Falempin ne voulut pas que les adieux de son ami fussent empoisonnés par ce regret; il se dévoua. --Lalouette, lui dit-il, sois tranquille, tout cela s'arrangera au mieux. Un peu de calme, mon vieux, ne t'agite pas tant. --Quand ma pauvre Suzon va rester seule! est-ce possible? répliqua le vieillard. --Écoute, Lalouette, dit Falempin, nous ne sommes pas riches, ma vieille et moi: ce scélérat d'industriel nous a ruinés de fond en comble; mais nous sommes encore verts, Dieu merci, et le courage ne nous manque pas. Point de charges, point d'enfants, un mobilier assez propre et quelques écus cachés dans les bas de ma vieille, qui a la manie des petits pécules. Bref, ça peut marcher pour deux; et quand il y en a pour deux, Lalouette, il y en a pour trois. Suzon viendra chez nous: elle sera de la Famille. --Bien vrai, César? dit le vieillard en trouvant la force de se mettre sur son séant; bien vrai? ajouta-t-il d'une voix attendrie et suppliante. --Je l'adopte, dit solennellement Falempin, et déshérite mon neveu. Suzon sera notre fille. Mais recouche-toi, vieux, tu es bien pâle. --Ah! maintenant, dit Lalouette en se laissant arranger dans son lit, maintenant je puis mourir. Ma pauvre enfant a une famille. Merci, César, tu es un grand coeur. Ce furent ses derniers mots; il s'endormit, dans la nuit même, du sommeil éternel, en tenant la main de son ami serrée dans les siennes. XVI Les suites de l'orage. Paul Vernon se consolait de l'échec industriel qu'il avait essuyé à Madrid en se livrant à une excursion pittoresque dans les provinces de la Péninsule. L'Andalousie l'attirait surtout: les poètes en ont tant parlé! Il comptait y trouver des villageoises sous la jupe de satin, des paysans en culotte de velours, et des athlètes célèbres dans les combats de taureaux; il n'y vit que des contrebandiers armés d'escopettes, des mendiants en haillons et des moines couverts de scapulaires. Ce sont de ces tours que joue la divine poésie. Elle prend volontiers les marécages pour des eaux vives, les jachères pour des prés, les bruyères pour des sycomores. Grâce à l'éclat de son prisme, tout oeil est noir et brillant, toute forme souple et arrondie, tout, visage idéal. Il est doux de vivre sous l'empire de ces chimères; il est toujours téméraire de les pénétrer. Tel fut l'avis de Paul quand il foula le sol poudreux de l'Espagne et en gravit les chemins escarpés. Au bout de six semaines, il demandait grâce: il était las de ces auberges où, l'argent à la main, on pouvait mourir d'inanition; de ces grabats peuplés de commensaux incommodes, de cette cuisine âcre et odorante qui révoltait ses sens délicats. Ce fut donc avec un véritable plaisir qu'il se retrouva dans un port de mer espagnol et monta sur le bateau à vapeur qui devait le ramener en France. Cette absence avait néanmoins assez duré pour amener un changement complet dans la position des personnes auxquelles son sort était lié. Granpré avait disparu, la baronne courait à sa recherche; plus d'amis, plus de protecteurs; Paul restait seul, livré à ses propres ressources. Son premier mouvement fut d'aller vers sa cousine, mais l'orgueil et le calcul le retinrent. Il lui répugnait de se montrer sous le coup d'espérances déçues, de donner le spectacle de son désappointement. Dans l'heure des illusions, il avait montré une confiance tellement fanfaronne, porté si haut ses prétentions, que l'échec en était plus humiliant et la chute plus douloureuse. Il aimait mieux dévorer cela en silence, panser ses plaies sans témoins. D'un autre côté, dans quel dessein erait-il retourné vers sa cousine? Les événements n'avaient-ils pas brisé sans retour le rêve de leur jeunesse? Pourquoi troubler désormais son repos et agiter son imagination? N'était-il pas plus sage de laisser s'éteindre cette passion née en des temps plus heureux et que les événements avaient assombrie? Ainsi calculait le prudent jeune homme. Combien les pensées d'Emma étaient différentes! Riche, elle avait aimé son cousin; pauvre, elle l'aimait. La fortune n'avait rien ajouté à son affection; la pauvreté n'en pouvait rien distraire. Incapable de calcul, elle était confiante comme toutes les âmes pures et grandes. Un instant, la scène du jardin avait tourmenté son coeur, elle avait senti l'aiguillon envenimé de la jalousie; mais Muller s'était appliqué à éclaircir ce que l'aventure avait d'obscur ou de mystérieux, et ce nuage, sans se dissiper entièrement, ne pesait plus d'une manière aussi menaçante sur l'horizon de leurs amours. Emma attendait Paul pour lui demander une explication sincère. Son brusque départ l'avait surprise sans l'inquiéter: Muller le justifiait par une nécessité impérieuse, et c'est ainsi que cette âme aimante se berçait dans sa candeur et dans ses illusions. Cependant, la mort du général avait exigé d'Emma quelques soins, quelques préoccupations. Il s'agissait de savoir où en était son héritage. Avant le départ de la baronne, Muller n'eût pas osé confier à d'autres mains les intérêts de son éiève, ni prendre un parti au sujet de la succession. Un sentiment de délicatesse, excessif peut-être, l'en empêchait. Mais lorsque Granpré, et, après lui, Éléonore, eurent disparu, il comprit qu'un plus long délai pourrait compromettre jusqu'aux débris de la fortune d'Emma, et il alla consulter le notaire du général. C'était un homme probe, dévoué, qui accepta cette tâche ingrate et se mit sur-le-champ à l'oeuvre. Le résultat de ses recherches fut désespérant. D'un coup d'oeil il sonda le gouffre de dilapidations et d'iniquités ouvert sous les pas du baron dès les premiers jours de sa maladie, et qui, au moment du décès, aboutissait à une spoliation complète. Sans doute un recours aux tribunaux eût fait justice des fripons, mais le principal coupable était en fuite et sous le coup d'une déconfiture scandaleuse. La vente des biens était inattaquable; aucune formalité n'y manquait. Les pouvoirs donnés étaient réguliers, les quittances explicites, enfin l'aliénation entière, formelle, irrévocable. Il fallait se résigner en silence et passer condamnation. De cet immense héritage, il ne restait rien qu'un petit immeuble, l'hôtel du faubourg du Roule et quelques terrains adjacents. Encore était-ce là-dessus que pesait le douaire d'Éléonore. L'inscription légale et générale qui résultait à son profit des clauses de son acte de mariage, et qui avait pour garantie tous les immeubles du baron, s'était en définitive cantonnée, par suite d'aliénations successives, sur ce dernier débris de sa fortune. L'actif de la succession ne se composait donc que de la différence entre le chiffre du douaire et le prix de l'hôtel. Heureusement pour Emma, son père s'était montré fort réservé dans les obligations volontaires qu'il avait prises en signant le contrat de mariage d'Éléonore. On eût dit qu'une défiance instinctive, qu'un pressentiment secret lui conseillaient alors de se tenir sur ses gardes. Il n'avait reconnu à sa femme qu'un douaire de 80,000 francs, libéralité peu en rapport avec son opulence et ses habitudes de grandeur. Il se réservait de compléter par des dispositions testamentaires ce que cet acte laissait d'inachevé, et de mesurer ses générosités aux événements. Ainsi la somme de 80,000 francs restait seule inscrite: il est vrai que, pour le reste, la baronne s'était payée de ses mains. L'avis du notaire fut de procéder à une vente immédiate de l'immeuble, afin d'assurer la position d'Emma. Situé dans un quartier un peu éloigné, l'hôtel, quoique étendu et occupant beaucoup d'espace, n'avait pas une valeur considérable. L'enchère publique devait emporter le prix entre 150 et 160,000 francs. C'était 70,000 francs que la jeune fille allait retrouver pour son dernier appoint. Ces détails navraient Muller. Quand il les recueillit de la bouche du notaire, des larmes s'échappèrent de ses yeux. Il y avait douze ans de cela, le général s'était ouvert à lui sur sa fortune; elle s'élevait alors à trois millions! De trois millions descendre à 70,000 francs, quelle épouvantable chute! Emma seule n'en était point, affectée; son courage ne s'effrayait pas de la privation, sa simplicité la mettait au-dessus des échecs de l'orgueil. Elle eût été aussi grande que la fortune; elle se sentait plus forte que la pauvreté. Déjà, au milieu des premiers embarras, elle avait su prendre quelques mesures décisives. Le brusque départ de la baronne avait laissé l'hôtel sans maître et sans direction. Emma procéda à une réforme complète, congédia la domesticité, et mit les choses sur le pied de l'économie la plus stricte. Les voitures furent vendues, les chevaux aussi: tout le luxe d'une grande existence fut supprimé. César Falempin et sa femme restèrent seuls pour garder la loge et montrer l'hôtel aux personnes qui viendraient le visiter. Ces braves gens avaient alors chez eux la petite Suzon. Emma l'aperçut un jour, fut enchantée de son visage, et offrit de la prendre à son service. Cet arrangement convint à tout le monde et à Suzon plus qu'à personne. Sa maîtresse avait des airs si engageants et un coeur si bon! Suzon, de son côté, était si laborieuse, si attentive! Désormais, le soin du ménage roula sur elle, et il fallait voir comme tout marchait. Une seule chose inquiétait alors Emma: c'était le long silence de Paul. Les semaines, les mois s'écoulaient sans que le voyageur donnât signe de vie. Point de nouvelles, point de lettres. La jeune fille s'en affectait souvent. --S'il était mort! disait-elle à son précepteur. L'Espagne est infectée de bandits! Si on l'avait assassiné! Muller recommençait son rôle laborieux et trouvait réponse à tout. Jamais patience ne fut plus infatigable. --C'était bon pour l'Espagne d'autrefois, disait-il avec un accent plein de bonhomie; mais aujourd'hui, mon enfant, il n'y a plus de bandits nulle part. D'ailleurs, s'il arrivait un malheur, les journaux l'annonceraient. N'annoncent-ils pas tout ce qui se passe et même un peu ce qui ne se passe pas? --Point de lettres pourtant, ajoutait Emma avec un petit geste d'impatience; pas une ligne, pas un mot. --La poste est si mal servie en Espagne, répliquait Muller. Tout s'y égare; il ne faut s'étonner de rien. Le bon Allemand ne se lassait pas; il poussait le mensonge jusqu'à ses dernières limites. Jamais une rougeur ne vint le trahir: il s'était fait un front d'airain. Tant que Paul Vernon fut absent, sa tâche, sans être aisée, n'offrait pas de difficultés insurmontables. Il s'était fait à ces allures et avait pris toute l'assurance d'un personnage de comédie. Mais lorsqu'il eut appris l'arrivée du jeune homme, il se troubla; son sang-froid ne fut plus le même. Un moment il espéra que Paul viendrait rendre visite à sa cousine, ne fût-ce que pour la consoler. Il attendait au moins de lui ce témoignage d'affection; son attente fut trompée; le jeune homme ne vint pas. Blessé de cette froideur, il recourut à des moyens décisifs; il alla trouver Paul. Celui-ci l'accueillit avec embarras et ne répondit à ses reproches que par des refus formels. Muller voulut insister; le jeune homme le prit sur un ton très-haut et s'oublia jusqu'à prononcer des paroles vives. C'était combler la mesure; le pauvre Allemand sortit bouleversé et le coeur plein d'amertume. --Malheureux! s'écriait-il en descendant l'escalier, voilà comment le siècle vous a faits; l'égoïsme vous étouffe. Il n'est pas un de vos pores qui ne le distille. Tout est convenance et intérêt: rien ne part du coeur. Vous réglez vos actions avec une sagesse presque fatale; tant pis pour les coeurs que vous broyez. Bien dupe qui se dévoue! tel est votre cri. O égoïsme, égoïsme! Quand Muller revit Emma, après cette dernière épreuve, il fut tenté de changer avec elle de tactique, et de l'accoutumer peu à peu au délaissement qui l'attendait. Il sentait bien que tous ses efforts pour conjurer ce coup de foudre ne l'empêcheraient pas, à un jour donné, d'éclater sur la tête de la jeune fille, et il espérait amortir ainsi le choc. Cependant, au moment où il allait commencer cette triste confidence, une angoisse indéfinissable s'empara de lui et paralysa ses forces. Emma s'en aperçut: --Bon ami, s'écria-t-elle, comme vous voilà ému! Je parie que c'est une bonne nouvelle que vous m'apportez. Paul est de retour? Et, en répétant ce dernier mot, la jeune fille se mit à sauter autour de la chambre, prise d'une folle gaieté. Cette scène fit avorter les résolutions du bon Allemand; il ne se sentit pas le courage de changer cette joie en désespoir. Chaque jour d'illusion était autant de gagné sur le malheur; il aima mieux laisser au hasard le soin de frapper la victime. Ce triste moment ne tarda pas d'arriver. Un soir d'automne et à une heure indue, un grand bruit de voiture se fit entendre à la porte de l'hôtel, et une main ébranla le marteau avec une force qui annonçait la présence d'un maître. Falempin reposait déjà aux côtés de sa moitié. --Entends-tu, César? lui dit sa femme. --Si j'entends? répliqua le concierge; faudrait avoir des oreilles de veau marin pour ne pas entendre. Ils ont déraciné le marteau. --Qui diable ça peut-il être? poursuivit l'ex-cantinière. A ces heures, Dieu Jésus! Minuit moins le quart. Prends tes précautions, César; n'y va pas sans ton sabre.. Le vieux soldat s'était levé; et, après s'être vêtu à la hâte, il s'arma d'un falot et marcha vers la porte: --Qui est là? dit-il en déployant tous ses moyens de baryton. --C'est moi, Falempin, répondit une voix claire et sonore. Ouvrez sur-le-champ. --Miséricorde! s'écria le concierge, c'est madame la baronne. Il s'empressa d'ouvrir, et la porte donna passage à une calèche de voyage d'où Éléonore descendit avec l'air de majesté qui lui était habituel. Une femme de chambre et un valet étaient avec elle. Ils aidèrent Falempin à décharger la voiture. La baronne ne voulut déranger personne dans la maison; elle se retira dans sa chambre, se fit déshabiller et se mit au lit. Une demi-heure après, le silence se rétablit, et César regagna sa couche en proie à des réflexions tumultueuses. Que signifiait ce retour? La baronne le garderait-elle? Comment s'entendrait-elle avec mademoiselle Emma? Ces divers problèmes occupèrent le vieux soldat jusqu'au moment où la fatigue fut la plus forte et entraîna sa pensée vers la région des songes. Le lendemain, l'aspect de l'hôtel avait changé de nouveau. On voyait que l'oeil du maître y était revenu. Éléonore ne semblait pas accepter cette abdication à laquelle Emma s'était si facilement résignée; elle remit les choses sinon sur le pied où elles étaient autrefois, du moins dans un état convenable. La livrée fut rappelée en partie; on eut chevaux et voiture. Dans la journée, un peu de mouvement se fit sentir dans l'hôtel; il y eut quelques visites, des allées et des venues. Emma, quoique étonnée de ce retour, s'était empressée d'accourir près de sa belle-mère. Celle-ci reçut la jeune fille avec une bienveillance froide et même un peu contrainte. --L'hôtel est en vente, lui dit-elle; vous vous êtes bien pressée, Emma. --Madame, répliqua la jeune fille, j'ignore ce qui s'est fait. Vous savez combien je suis peu au fait de ces choses. --C'est bien, dit la baronne d'un ton passablement sec; je verrai votre homme d'affaires. Il ne faut pas que cette propriété sorte de la famille. L'entretien se termina sur ces mots. Emma remonta dans sa chambre, le coeur gros, la tête malade. Il lui sembla que ce retour soudain était le présage de quelque malheur. Pour la première fois de sa vie elle éprouva un sentiment de curiosité. Parmi les pièces qu'elle occupait, il en était une qui donnait sur la cour de l'hôtel. Jamais Emma ne s'y tenait; elle était froide, triste, presque démeublée. Ce jour-là elle ne quitta pas cet observatoire, curieuse de surveiller les mouvements de la maison. Elle vit arriver un à un les fournisseurs ordinaires de la baronne, qui voulait suppléer sur-le-champ aux vides causés par son absence; ces détails intéressaient la jeune fille. Vers le soir pourtant elle allait quitter son poste, quand un jeune homme déboucha de la porte de l'hôtel et gravit hardiment le perron. À cette vue, un nuage passa sur les yeux d'Emma; elle se sentit défaillir. C'était Paul, c'était son cousin. Qu'on juge de son émotion! Avec la rapidité de l'éclair, elle s'élança vers l'escalier pour l'attendre; ses membres tremblaient, son coeur battait comme s'il eût voulu rompre sa poitrine. Emma ne doutait pas que son cousin ne vînt pour elle. Sans doute il arrivait d'Espagne et n'avait rien eu de plus pressé que d'accourir. Hélas! son attente fut trahie; Paul se dirigea vers l'appartement de la baronne. À cette vue, elle faillit mourir. Plongée dans une douleur morne, elle attendit pendant trois heures sur l'escalier, froide, exténuée, agonisante, le moment où il s'en irait. L'espoir, ce dieu des coeurs aimants, la soutenait encore. Il sortit sans songer à elle, sans lever même la tête, et quitta l'hôtel d'un pas délibéré. La jeune fille ne put résister à cette dernière épreuve; elle s'évanouit sur les marches de l'escalier. XVII Une idée de César. Le lendemain du jour qui suivit l'arrivée de la baronne, César Falempin se leva dans des dispositions presque solennelles. Son air était grave, son attitude recueillie. Il parcourait la loge dans tous les sens, exhalait de profonds soupirs et attachait par moments sur le plafond des yeux fixes et pensifs. Évidemment le vieux soldat était la proie d'une idée, d'une grande idée. On eût pu le croire à la veille de sa bataille de Pharsale, calculant s'il tournerait la position de l'ennemi ou s'il le frapperait au visage. De temps en temps il s'arrêtait d'une manière brusque et relevait l'index en guise de défi. Ce manège durait depuis quelques minutes, lorsque sa ménagère le remarqua pour la première fois. --Qu'as-tu donc, César? lui dit-elle. Comme te voilà effarouché; on dirait que tu vas avaler de l'étoupe et des lames de sabre. Tu es tragique, mon vieux. --Femme, répliqua le soldat en empruntant les cordes les plus graves de son organe, ne parlez pas avec légèreté de ce que vous ignorez. Il y a du grabuge dans l'air, voilà ce qu'il vous suffit à savoir. Maintenant, silence dans les rangs; j'ai à causer avec moi-même. Madame Falempin obéit en épouse élevée à l'école de l'empire. Son seigneur et maître avait pris l'accent des grands jours, celui qui ne soutirait pas de réplique. Force était de se résigner; la ménagère s'en vengea sur la besogne, qu'elle expédiait avec une ardeur qui ressemblait à une revanche. La scène se prolongea ainsi, César rêvant toujours, sa femme époussetant les meubles, lavant sa vaisselle et soufflant ses fourneaux. Enfin, quand l'heure du déjeuner approcha, l'ex-cantinière revint vers son mari, et, appuyant ses deux mains sur l'une de ses épaules: --C'est donc bien sévère, mon vieux? lui dit-elle de sa voix la plus douce. --Très-sévère, Cateau, répliqua le soldat qui n'employait ce nom que dans ses moments d'effusion: très-sévère! très-sévère! --Alors, parle, mon mouton, dit la ménagère que la curiosité aiguillonnait; il n'y à rien qui soulage autant. --C'est de la fatalité! s'écria César. Trois fois dans la même nuit! Jamais rien de pareil, jamais! --Voyons, mon homme, faut se dégorger! dit en insistant madame Falempin autrement, ça t'étoufferait. --Eh bien, femme, répliqua le sergent, tu vas frémir jusque dans la moelle de tes os. Autant vaudrait quatre batteries de canon en face. On n'a pas d'idée de ça! --Mais, va donc! va donc! dit la vieille, que l'impatience gagnait. --Il y a des moments dans la vie, ajouta mélancoliquement Falempin, où je regrette de n'avoir pas été rôti en Égypte, gelé en Russie, tordu à Saint-Domingue par la fièvre jaune, emporté à Dresde par le typhus. Tous ces moyens avaient du bon; le boulet seul valait mieux. Mais le boulet m'en a toujours voulu: quand il me voyait, il passait à gauche. Un vrai guignon! --Allons, voilà que tu retombes dans les humeurs noires, Falempin. Tu auras fait quelque mauvais rêve, dit la vieille femme. Ces mots suffirent pour arracher César à son accès de misanthropie; il se réveilla comme un malade dont on touche la plaie. --Juste! Cateau, s'écria-t-il, un mauvais rêve! Devine lequel! C'est à ne plus vivre que de balles mâchées! --Comment veux-tu que je devine, Falempin? Voyons, parle enfin, déboutonne-toi. --Femme, répliqua César avec une solennité toujours croissante, pesez bien ce que je vais vous dire. L'empereur est mécontent de moi. --Mécontent de toi, l'empereur? dit la vieille. --Mécontent de moi, ajouta Falempin, prenant une pose digne de la statue de la Douleur; tout ce qu'il y a de plus mécontent: il me l'a fait à savoir; c'est son dernier mot, à cet homme. Si j'étais mort à Lobau au moment où il me tira la moustache, j'emportais son estime à jamais. C'était de la chance! Aujourd'hui je suis mal dans ses papiers. Il m'a mis à l'ordre du jour de l'autre monde; il est mécontent de moi. C'est à se faire sauter le crâne. --Bah! un cauchemar, dit madame Falempin, quelque chose qui t'aura pesé sur l'estomac, mon bonhomme. Si l'on s'affectait de ces misères... --Non, Cateau, reprit Falempin, l'empereur ne se dérange pas pour rien. Dès le moment, qu'il s'y met, c'est qu'il a ses motifs. Il n'y avait qu'à voir son air; c'était cassant au possible. Trois fois il est venu, et chaque fois son oeil m'entrait dans les chairs; j'aurais autant aimé la lame d'un sabre. Ensuite il levait le doigt comme s'il eût voulu me dire de soigner un peu mieux mon fourniment. Je connais ça; il a quelque reproche à me faire. Trois fois dans une nuit! juge donc. Il faut que j'aie mérité d'être fusillé. --Mais, mon Dieu, moi aussi j'ai vu souvent l'empereur, dit madame Falempin, et il n'avait pas toujours l'air aimable. Un rêve! c'est si bizarre! --Cateau, dit César en suivant sa pensée, je vous répète que l'empereur a toujours ses motifs. Il m'a menacé du doigt; ce n'est pas le geste d'un homme satisfait. Peut-être est-il mécontent de ce que je n'ai pas rempli les dernières volontés de mon, général. Le général s'est plaint à l'empereur,--quoi de plus naturel!--et l'empereur, qui n'a rien à lui refuser, est venu me signifier la chose. Pour sûr, ils me boudent à eux deux, et quand j'irai là-bas je me trouverai cassé au corps ou renvoyé avec la cartouche jaune. C'est dur pour un ancien; j'ai envie d'en finir pour aller m'expliquer avec eux. Madame Falempin eut beau insister sur la vanité des songes et le peu d'importance qu'il faut y attacher, César n'en voulut pas démordre: il se crut frappé de la disgrâce de l'empereur. Au déjeuner, il ne mangea que du bout des lèvres et ne se laissa pas même tenter par une bouteille de vin vieux que sa ménagère lui servit comme un remède souverain contre les mauvais rêves. Le concierge s'imaginait que l'empereur et son général attendaient quelque chose de lui. Quoi? il l'ignorait; seulement il avait la conviction qu'ils comptaient sur leur vieux sergent. De là une préoccupation qui pouvait prendre tous les caractères de l'idée fixe et troubler le cerveau du brave Falempin. Quand le déjeuner fut achevé, il quitta la loge et se dirigea vers l'hôtel. Sa besogne l'y appelait souvent; personne n'avait à s'inquiéter de sa présence. C'est à lui qu'était échue la surveillance de l'entretien des bâtiments; on était accoutumé à le voir aller et venir. César marcha droit vers l'appartement du général, qui était fermé depuis le jour où le magistrat du ressort en avait achevé l'inventaire. Une fois entré; il ferma soigneusement la porte afin de n'être pas troublé dans ses méditations. En y pénétrant; il n'avait qu'un seul but, celui de se recueillir et de s'inspirer de l'aspect des lieux. Il lui semblait que son général ne le laisserait pas ainsi dans l'embarras et lui suggérerait quelque expédient. Le lit sur lequel il avait rendu le dernier soupir, le fauteuil témoin de sa longue agonie, tout devait lui rappeler des souvenirs bien chers et porter peut-être le calme dans son esprit. La chambre du mort se trouvait dans le même état qu'au jour du décès; l'abandon et le désordre y régnaient sans partage. Les détails qui trahissent le séjour d'un malade y figuraient encore; c'était une infirmerie où il ne manquait guère que le patient. César examina tout avec émotion; il croyait voir son général assis sur ce fauteuil ou étendu sur ce lit de repos; il se rattachait par la pensée aux scènes dont il avait été témoin, à leur dernière entrevue, à la confidence qu'elle amena, à la nuit douloureuse où il s'inclinait devant son cadavre. Les volets extérieurs de la pièce, avaient été fermés et ne laissaient pénétrer qu'un demi-jour, doux et mélancolique. Falempin resta pendant plus d'une heure sous le coup du premier attendrissement. Peu à peu les angoisses de son rêve s'effacèrent pour faire place à des impressions plus douces. Il se sentait plus à l'aise, moins enclin à douter de son innocence. Il s'interrogeait et se prenait à croire qu'il n'était pas le plus coupable des hommes et que l'empereur avait voulu seulement l'éprouver. --A la bonne heure! se dit-il. Mais n'empêche que c'est un peu fort à lui de s'être dérangé trois fois pour faire droguer un vieux lapin. Je persiste à croire qu'il y a un motif. Au moment où il achevait ces mots, ses yeux se portèrent vers la fatale armoire où le général avait déposé la somme qu'il voulait soustraire à ses spoliateurs. --Si je cherchais encore, pensa Falempin. Le jour du décès j'avais les yeux en papillote; si par hasard j'avais mal fouillé! Ce serait curieux tout de même. Il ouvrit l'armoire avec précaution et dans le demi-jour chercha en tâtonnant l'endroit où se trouvait la précieuse cachette. Elle était fermée, rien n'indiquait qu'elle eût été violée. César eut beaucoup de peine à retrouver le ressort qui, en jouant, mettait l'intérieur à découvert. Ce ne fut qu'après beaucoup d'essais qu'il y parvint. Enfin, la coulisse se mit en mouvement, et le concierge put de nouveau sonder les profondeurs de ce mystérieux réduit. Il y passa la main dans tous les sens, suivit les parois des compartiments, examina les rainures, chercha à s'assurer qu'un second secret ne conduisait pas à un double fond; enfin, il procéda à cette recherche avec l'attention la plus minutieuse. Les résultats furent les mêmes qu'au premier jour; les billets de banque ne s'y trouvaient plus, et l'émigration de ce dépôt devait être antérieure à la mort du baron. Un peu découragé, César ferma l'armoire, et reprit son attitude pensive. Le lit du mort était sous ses yeux, et Falempin semblait demander au chevet où son général avait exhalé le dernier soupir le secret qu'il emportait dans la tombe. Par le fait de cette illusion qui naît de l'intensité de la pensée, il voyait là le cadavre, déjà froid, et animé seulement de quelques mouvements convulsifs. Ce fut alors, et pour la première fois, qu'il se souvint d'une circonstance, singulière et dont il s'était peu préoccupé. L'attitude du défunt, la position des membres, l'espèce de vie galvanique qu'ils avaient conservée, indiquaient que la mort l'avait surpris au moment où il dirigeait ses mains du côté de la muraille. À peine César eut-il conçu cette idée, qu'il courut vers le lit et le bouleversa; il pensait que le général avait pu, vers sa dernière heure, chercher, pour son riche dépôt, un asile plus sûr et cacher les billets de banque, soit sous les matelas, soit sous le chevet même. Il fouilla tout avec soin, ramena le lit vers l'intérieur de la chambre, de manière à ce que rien ne pût lui échapper, ouvrit les volets extérieurs afin de poursuivre cette opération au grand jour. Peine inutile! soins infructueux! Le trésor ne se retrouva pas. César se retourna alors du côté du mur; il était lisse, et la tapisserie n'offrait pas de solution de continuité. Seulement, un soubassement en boiserie régnait dans l'étendue de la pièce. On sait, que les constructions anciennes ont presque toutes de ces soubassements fort élevés, tantôt garnis d'une plinthe, tantôt ornés d'une petite décoration. Celui-ci allait presque à hauteur d'appui, et formait au point du raccord une sorte de corniche. La boiserie était vieille, et le jeu des plâtres l'avait repoussée en divers endroits de manière à ménager des ouvertures assez larges entre les parois du mur et les panneaux des soubassements. Le hasard voulut que César jetât les yeux sur ces interstices, dont la plus considérable se trouvait à la hauteur du lit. Il lui sembla, dans la pénombre, apercevoir quelques chiffons d'un papier soyeux et souple. Ce fut un trait de lumière; il y plongea les doigts avec une émotion indicible, s'y prit avec ménagement, et finit par amener au jour un billet de banque. O joie inespérée! le nid était trouvé; les 300,000 francs étaient là. Quand César se fut assuré de sa découverte, le coeur lui battit si violemment, qu'il ne put poursuivre; il se vit obligé de s'asseoir. Un nuage passa devant ses yeux; un bourdonnement confus fatigua ses oreilles. Il lui fallut quelques minutes pour s'habituer à sa joie et supporter son bonheur. Dès que cette émotion se fut calmée, il se remit à la besogne: elle était assez difficile. Les billets de banque avaient glissé dans l'ouverture, et plusieurs étaient profondément engagés. Les retirer un à un exigeait trop de soin, et Falempin était pressé d'en finir. Après avoir bien calculé ce qui lui restait à faire, il prit un parti décisif, sortit de l'appartement du baron, en emporta la clef, et retourna dans sa loge. Sa femme, le voyant revenir presque hors de lui, ne put retenir un cri: --Jésus Dieu! César, s'écria-t-elle, d'où viens-tu? Tu as l'air d'un déterré. --Chut! femme, lui répondit-il en lui mettant la main sur la bouche. Tout est sauvé. --Mais encore? dit en insistant la ménagère. --Chut, te dis-je, pas un mot, ajouta César. L'empereur a joliment bien fait de me réclamer. Nous tenons le pot aux roses, Cateau. Dieu! quel jour! --Il est fou, pensa sa femme. Pauvre cher homme! Tout en parlant, César avait cherché dans son coffre aux outils une forte hache, et, ainsi armé, il regagna l'hôtel. Les valets étaient ailleurs; il put rentrer dans l'appartement du général sans avoir été aperçu. Son intention était d'abord de n'agir sur la boiserie qu'au moyen de pesées lentes et douces; il ne voulait pas attirer les gens de la maison et donner l'éveil à la baronne. Mais l'oeuvre de menuiserie, quoique ancienne, était solide; elle témoignait de la conscience de l'ouvrier qui l'avait confectionnée. César s'y épuisa en vains efforts tant qu'il voulut procéder par des coups amortis. Quand il vit cela, il n'hésita plus, frappa avec vigueur et fit voler en éclats la vénérable boiserie. L'asile des billets de banque fut violé et on les vit bientôt voltiger de toutes parts. Falempin les recueillait par liasses et les mettait en sûreté. Il parvint de la sorte à retrouver le dépôt tout entier. Ce travail de découverte venait de finir quand la baronne entra dans la chambre. Avertie par le bruit, elle accourait. --Que signifie ce tapage? dit-elle; est-ce que vous êtes fou, Falempin? vous démolissez la maison! --Pardon! madame la baronne, répondit le concierge; voilà que c'est achevé. C'était une opération nécessaire. Excusez-moi. Éléonore regardait d'un oeil inquiet le concierge qui ramassait les dernières valeurs éparses sur le parquet. --Que prenez-vous là? dit-elle. Elle avait reconnu des billets de banque, et à cette vue sa cupidité s'était éveillée; elle devina tout. --Mon Dieu, rien, madame la baronne, répliqua Falempin, qui avait retrouvé son sang-froid en face du danger; quelques chiffons de papier que m'avait recommandés le général. --Des chiffons de papier, Falempin! s'écria la baronne en portant la main sur son serviteur; dites des billets de banque, malheureux! Est-ce que vous voudriez voler vos maîtres? Tout le sang du soldat reflua vers son visage: il tenait encore la hache à la main, et peu s'en fallut qu'il ne vengeât d'une façon sanglante l'outrage qu'on lui faisait. Cependant, il parvint à se maîtriser et se contenta de repousser doucement la baronne: --Un voleur! non, madame, répondit-il; mais un dépositaire. J'exécute les ordres de mon général. Ceci appartient à mademoiselle Emma. --Qui vous en fait juge? s'écria impérieusement la baronne. Il n'y a ici d'autre maître que moi. Remettez-moi ce dépôt, Falempin; c'est déjà un crime que d'y avoir touché. --Madame la baronne, dit le vieux soldat, j'en cours la chance. Laissez-moi sortir, ajouta-t-il, voyant qu'elle cherchait à lui barrer le passage; ne m'obligez pas à vous manquer de respect. J'obéis à mon général, je vous le répète, et, malgré tout, j'exécuterai ce qu'il m'a ordonné. --Misérable! s'écria Éléonore exaspérée, je vous livrerai à la justice. Voler les gens en plein jour! --Point d'injures, madame la baronne; les billets de banque ne feront pas un long séjour entre mes mains. De ce pas, je vais les porter au notaire de la famille. Si c'est un crime que d'agir ainsi, on me fusillera; j'y suis résigné. C'est le moins que je puisse faire pour la mémoire de mon général. En achevant ces paroles, il écarta Éléonore, se fraya un passage et quitta la chambre avant que la baronne fût revenue de sa stupeur. XVIII Hostilités. A partir de ce jour, il y eut guerre ouverte entre la souveraine de l'hôtel et la dynastie Falempin. Le notaire de la famille reçut avec empressement le dépôt de l'honnête concierge et fit dresser par l'autorité compétente un procès-verbal de la remise. César expliqua comment les choses s'étaient passées: il raconta l'entretien qu'il avait eu avec son général, les divers incidents de l'aventure, enfin sa découverte inespérée. Comme conclusion, il se déclara prêt à porter la peine de sa conduite et parla comme un homme qui offre sa tête. Le magistrat sourit et se contenta de lui adresser de vives félicitations. Falempin sortit de là radieux. Quand il rentra dans la loge, sa figure en était au plus haut point de l'épanouissement et de la joie. --Eh bien, femme, dit-il en embrassant sa compagne avec une ardeur digne de ses beaux jours, je te le disais bien que l'empereur avait ses motifs. Un peu qu'il se dérangerait pour rien. Tu vois ce qui arrive; c'est notre campagne de Prusse! En trois temps, enfoncé l'ennemi, et l'autorité me félicite. On m'aurait donné le trône de Suède, comme à Bernadotte, que je ne serais pas plus heureux. Et mon général, doit-il l'être aussi! Doit-il se frotter les mains là-bas! Ça donnerait l'envie d'y aller, rien que pour voir. --Merci du souhait, dit la mère Falempin; il est flatteur. Venez donc ici, évaporé, qu'on vous arrange cette cravate. Il ne faut pas que le bonheur fasse oublier la tenue. Venez donc! Cependant la baronne Dalincour ne se rendit pas sans combat; elle avait pour conseils les amis de Granpré, c'est-à-dire d'astucieux hommes de loi, au courant de toutes les embûches de la procédure. Ils essayèrent de porter l'affaire au criminel en accusant Falempin de la manière la plus audacieuse. Cette tentative échoua devant les interrogatoires du vieux sergent; il s'y montra d'une simplicité et d'une sincérité qui firent taire la calomnie. Battue de ce côté, la baronne entama un procès au civil, fit valoir sur les sommes découvertes dans l'hôtel des droits imaginaires; créa des répétitions considérables au profit de créanciers qui lui servaient de prête-noms, et auxquels, de concert avec ses procureurs, elle fabriquait des titres. Ainsi la guerre était engagée et le papier timbré s'échangeait en famille. Emma, dès le début de ce différend, déclara qu'elle voulait y demeurer étrangère: une spoliation l'effrayait moins qu'une lutte. On respecta ses scrupules, on éloigna d'elle tout ce qui pouvait blesser sa susceptibilité; mais on ne poussa pas la déférence plus loin. Tous ses droits furent maintenus contre des agressions odieuses. La jeune fille n'était pas majeure; un conseil de famille fut institué, et Muller en devint l'âme et le bras. Cet homme, si naïf, si étranger aux pièges du monde, se transforma tout à coup en procureur consommé. Il étudia les lois, s'initia aux ruses du palais, voulut tout apprendre afin de tout prévoir; ce fut une métamorphose complète. Jamais il n'avait attaché un grand prix à l'argent: il était né dans la pauvreté et ne s'était soutenu que par son travail; mais en aucun temps il n'avait regardé la richesse d'un oeil d'envie. Quand il s'agit de sa pupille, il devint tout autre: il fut âpre, méticuleux; il se défendit pied à pied sur le terrain des intérêts. Son affection pour Emma le soutenait dans ce duel et son amour-propre y était engagé. Muller avait un second tout trouvé: c'était Falempin. César était fier; s'il n'oubliait pas les bons procédés, il ne pardonnait pas les mauvais. La baronne avait blessé le vieux soldat dans ce qu'il avait de plus cher, son honneur; c'était pour lui une plaie toujours saignante et toujours nouvelle. Désormais, entre sa maîtresse et lui, il ne pouvait plus exister que des rapports pénibles. Éléonore y mit le comble en lui signifiant son congé. C'était excéder son droit: l'hôtel appartenait à Emma; le choix d'un concierge dépendait de la jeune fille. Falempin en référa à Muller, qui maintint César dans son poste en dépit de la baronne. La guerre intestine s'aggravait de tous ces épisodes; l'hôtel du faubourg du Roule était partagé en deux camps qui se mesuraient de l'oeil. Dès lors, les deux femmes vécurent entièrement à part. La baronne continuait à s'entourer d'un luxe qui ne semblait pas en rapport avec sa position; elle menait grand train, donnait des dîners et des fêtes, comme si elle eût voulu jeter un défi à l'existence solitaire d'Emma. Celle-ci, de son côté, se renfermait dans une retraite absolue, toute à son chagrin et à ses regrets. Le coup récent que Paul avait porté à son amour retentissait encore dans son coeur; elle était redevenue triste et languissante. Elle avait pénétré les pieuses ruses de Muller, et s'y prêtait sans en être désormais dupe. L'expérience commençait pour elle: triste moment qui lui enlevait le dernier asile des âmes blessées, l'illusion. Cette douloureuse journée, où s'était brisé tout son espoir, l'avait mûrie avant l'âge; elle comprenait le monde et se sentait prise d'une répugnance instinctive pour lui. Aussi n'eut-elle dès lors qu'un souci, celui de se tenir à l'écart du bruit. Les visites de Muller lui suffisaient comme distraction, et Suzon portait sans peine le poids de son petit ménage. Cependant, César Falempin nourrissait des colères sourdes qui ne cherchaient qu'un moment propice pour faire explosion. Quand le vieux soldat se mettait à haïr, ce n'était point à demi. Aucun des adversaires qu'il avait combattus n'avait trouvé grâce à ses yeux, même après trente ans de paix. Tout Prussien lui était odieux, tout Espagnol antipathique; s'il eût vu un Cosaque près de lui, il aurait eu beaucoup de peine à lui faire quartier. Il suffisait qu'on lui parlât des Bavarois pour le faire frémir d'indignation, et il n'avait pas pardonné à l'empereur d'Autriche sa conduite de 1815. César était ainsi fait; tout laissait dans son esprit des traces ineffaçables. Il avait peu d'idées, mais celles qui se logeaient sous son cuir chevelu y restaient gravées à jamais. Pour le moment, il accordait une trêve à ces vieilles haines, afin de se livrer plus entièrement à une haine récente; et la baronne occupait dans ses rancunes une si large place, qu'il n'en restait guère pour les Cosaques, les Prussiens, les Espagnols et les Bavarois. Ce qui entretenait cette effervescence intérieure, c'était la révélation de toutes les hontes, de toutes les iniquités dont l'hôtel avait été le théâtre. Lui, si fier de son rôle, si jaloux de l'honneur de la maison, il apprenait pour la première fois qu'il avait tenu les clefs d'une véritable caverne. Muller, qui avait besoin de lui pour divers détails d'affaires, le mettait au courant des faits les plus essentiels, et chacune de ces confidences fournissait un aliment de plus au foyer de colères allumé dans la tête de Falempin. --Ça finira mal, disait-il à sa femme; la foudre tombera un jour sur l'hôtel, si cette mégère n'en sort pas. --Voyons, César, répliquait sa prudente ménagère, ne te monte pas la tête. Voilà huit jours que tu n'es pas reconnaissable. Tu t'enflammes le sang, mon mouton. --Non, vois-tu, Cateau, il ne sera pas dit que Falempin aura souffert des abominations pareilles. Je n'y tiens pas: la main me démange; je me sens capable de faire un malheur. Tu ne sais donc pas qu'ils ont volé mon pauvre général, qu'ils l'ont dépouillé comme dans un bois? Et tu crois que je supporterai cela? --Mon homme, répliqua la mère Falempin, veux-tu que je te donne un bon conseil? Tu en feras ensuite à ta tête. Là, veux-tu? --Oh! toi, répliqua César, tu es toujours dans les trembleurs: la mère la Prudence! Dis, voyons. --Eh bien, mon homme, poursuivit madame Falempin, ne te frotte pas aux grands: ils ont les bras plus longs que nous. Les riches, ça peut tout. Avec l'argent, ils achèteraient la terre entière, les juges, les commissaires de police, les sergents de ville, tout ce qu'ils voudraient. --Il faut alors laisser dévaliser notre jeune maîtresse, s'écria Falempin indigné. C'est cela! le champ libre aux scélérats. Une supposition: Vous volez un pain: vingt ans de galères; vous volez deux millions: tous les honneurs du monde. Cateau, Cateau, il me prend des envies de mettre le feu à cette maison. Si la baronne y était seule, ce serait bientôt fait. --Allons, voilà encore de tes rages, dit la ménagère. Tu es comme à Saragosse. --Mais penses-y donc, femme, poursuivit Falempin: c'est deux millions qu'ils ont subtilisés à mon général. Deux millions, entends-tu? Autant de moins pour cette pauvre demoiselle, belle comme le jour et bonne comme les anges. Tu sais, ce Granpré qui a fait partir ton petit magot, les mille écus, tu sais? --Ce gueux-là! s'écria la mère Falempin, s'élevant sur-le-champ jusqu'au diapason de son mari. --Le même! femme, le même! dit César. C'est lui qui a effarouché les deux millions du général! Quand je dis lui, la baronne y est au moins pour moitié. Les deux font la paire. --Si c'est ainsi, Falempin, répliqua la vieille femme avec un ton solennel, je ne te retiens plus. Tu peux cogner, mon homme. Le voleur de nos mille écus! Je repasserai ton sabre, s'il le faut. Qu'il y a donc des gens canailles dans ce Paris! Le couple qui habitait la loge se mit ainsi d'accord sur le chapitre de la vengeance. La difficulté était d'en trouver l'occasion. Falempin avait beau demeurer à l'affût, rien ne s'offrait. Il faut dire que le concierge était plus fort pour l'action que pour l'intrigue. S'il eût pu charger sur la baronne comme sur un régiment, et se venger à la pointe du sabre, nul doute que le résultat n'eût tourné en sa faveur; mais que pouvait le vieux soldat au milieu des évolutions des gens d'affaires et de la stratégie du Code de procédure? Il rongeait son frein et dévorait son impuissance. Un jour pourtant il fit une remarque qui le frappa. Une lettre arriva à l'adresse de la baronne; elle était d'un fort volume et portait le timbre de Bruxelles. Il la donna à l'un des valets de service, qui vint, peu d'instants après, lui recommander d'envoyer désormais le facteur directement à l'hôtel pour tout ce qui concernait Éléonore. Cette précaution éveilla ses soupçons; il comprit que l'on se défiait de lui. Le facteur reparut deux, trois fois par semaine, toujours avec des lettres venant de Bruxelles. Falempin, fidèle à sa consigne, n'y toucha pas et se contenta d'en vérifier le timbre. Plus de doutes pour lui: la baronne était en relations suivies avec Bruxelles. Qui pouvait être ce correspondant assidu et mystérieux, si ce n'est son complice, si ce n'est Granpré! Sans un grand effort d'intelligence, Falempin en vint à pressentir cela. Dès ce moment, son attention fut en éveil, et il résolut de ne rien négliger pour arriver à une certitude complète. Voici quel raisonnement il fit, et chez un soldat élevé à l'école de l'empire c'était preuve d'imaginative. --Si le complice de Bruxelles écrit aussi souvent, se dit-il, il faut qu'il parte de Paris des réponses à toutes ces lettres; autrement elles ne se multiplieraient pas à ce point. On demande d'ici des conseils et de l'argent; de là-bas on envoie l'un et l'autre. C'est clair comme le soleil d'Austerlitz; Maintenant, qui porte ces lettres? par quelles mains passent-elles? voilà la question. Surveillons la valetaille. Parmi les femmes qui étaient au service d'Éléonore, l'une d'elles semblait avoir les bonnes grâces de sa maîtresse et se trouver plus avant que les autres dans son intimité. C'était une fille jeune encore, mais alerte, délurée, connaissant déjà le coeur humain, et sachant tirer parti de ses faiblesses. Falempin ne douta pas que ce ne fût là ce qu'il cherchait, c'est-à-dire la messagère d'Éléonore. Il l'épia pendant huit jours; elle ne sortit pas de l'hôtel, où la retenait son service. Cette circonstance dérouta les soupçons de César. Il en était fort préoccupé, quand il vit entrer dans sa loge une fille de l'Auvergne qui n'était point attachée à demeure à l'hôtel, mais qui chaque jour y venait pour faire la grosse besogne. --Eh bien, la Gothon; comment va cette santé? lui dit amicalement Falempin. Toujours gaie, l'Auvergnate! Le hasard voulut, que l'oeil du concierge se portât en même temps vers la poche de la servante. Derrière un mouchoir à carreaux bleus se laissait voir la corne d'une lettre. Cette vue frappa César; il tint l'objet comme en arrêt. Point de doute: la baronne avait mieux aimé confier ses messages à cette fille simple et presque idiote, à demi étrangère à l'hôtel, plutôt que de mettre dans sa confidence quelqu'un de ses gens. C'était le comble du calcul et de la prudence. --Eh! eh! la Gothon, dit César, excité par la vue de l'objet qu'il convoitait depuis longtemps; qu'est-ce que nous avons donc là? Un poulet pour notre ami? Ah! friponne, on vous y prend! En disant ces mots, il avait porté la main vers le tablier de la servante, et, avec l'adresse d'un prestidigitateur, il s'était emparé du précieux papier. A ce geste, la fille d'Auvergne se précipita sur lui, tout effrayée. Laissez donc! s'écria-t-elle; laissez donc cela, monsieur Falempin. Si vous saviez combien on m'a recommandé de ne pas le laisser voir! César fit semblant de se jouer des inquiétudes de la servante et de la plaisanter sur ses correspondances galantes; mais en même temps il jeta un regard rapide sur l'adresse de la lettre et y lut ce qui suit: À monsieur MARTINON, rue de la Montagne, nº..., à Bruxelles. Cela lui suffisait: le nom, la rue, le numéro, tout était désormais gravé dans sa mémoire. Ne voulant pas tourmenter plus longtemps la fille d'Auvergne, il lui rendit la lettre. --Tenez, Gothon, lui dit-il en riant, cachez mieux vos poulets, une autre fois. Peste! le beau papier. Cela sent le musc. Quand la servante eut disparu, les traits du concierge reprirent leur sérieux. Il alla vers sa femme, qui se tenait près de ses fourneaux dans une petite pièce attenante à la loge: --Mère Falempin, lui dit-il avec gravité, tu feras mes paquets ce soir. Il faut que demain je sois sur la route de la Belgique. XIX La chasse au fiancé. Pendant les dix jours que dura l'absence de César Falempin, l'hôtel du faubourg du Roule fut témoin d'un incident qu'il est essentiel de raconter. Suzon, comme on l'a vu, était entrée au service d'Emma; elle y faisait des merveilles. Rien de plus actif, de plus alerte que cette fille. On eût dit qu'elle cherchait dans un excès de travail un refuge contre les souvenirs du passé. La première débout, elle se couchait la dernière; et quand la besogne manquait dans le ménage d'Emma, elle allait donner la main au service de la loge. Madame Falempin était fière de son enfant adoptif; elle en parlait avec l'orgueil et la tendresse d'une mère. Pour lui plaire, il suffisait de célébrer les mérites de Suzon: aussi ne pardonnait-elle pas à Anselme de les avoir méconnus. --Va, ma petite, disait-elle à la jeune fille, faut pas avoir de regret. Au fond, qu'est-ce que c'est que ton fiancé? Un gros sensuel, voilà tout; un homme sur sa bouche; un vrai sans-coeur. Ah! il peut venir se frotter chez nous, maintenant. César ne veut plus en entendre parler; il lui a signifié sa malédiction. Au lieu de répondre à ces consolations chaque jour renouvelées, Suzon s'en allait le coeur gros, les yeux gonflés de larmes. Elle était trop aimante pour oublier et trop fière pour se plaindre. Cependant, avec plus de pénétration que n'en avait la cantinière émérite, il eût été facile de s'apercevoir que la jeune fille changeait à vue d'oeil. Ses joues pâlissaient, ses yeux s'entouraient d'un cercle bleuâtre. Ce n'était plus la fauvette du cabaret des Thernes; les chants avaient cessé avec le bonheur, les rires aussi. Sans être triste, elle sentait peser sur elle une invincible mélancolie. Dans son zèle même se révélait on ne sait quoi de maladif et de languissant; son activité éclatait par excès, entrecoupés de défaillances. Ces symptômes bétonnaient; elle se voyait atteinte d'un mal inconnu. Des spasmes singuliers troublaient sa tête, le dégoût s'en mêlait; et plus d'une fois, sous l'influence de ce malaise, elle s'abandonna à un découragement profond. --O ciel! s'écriait-elle: est-ce que je vais mourir? C'est s'en aller bien jeune, mon Dieu! Un jour qu'elle était en proie à une de ces crises, la mère Falempin entra doucement. Des torrents de pleurs sillonnaient les joues de la jeune fille; ce spectacle frappa l'épouse de César. --Qu'est-ce donc, petite? lui dit-elle avec bonté. Te voilà changée en fontaine: d'où vient cela? Aux premiers mots qu'avait prononcés la vieille femme, Suzon s'était éveillée comme d'un rêve. Plonger la main dans la poche de son tablier, y saisir un mouchoir et sécher ses pleurs fut l'affaire d'un instant. Quand elle répondit, les traces de l'orage avaient disparu, et son oeil brillait comme un rayon de soleil entre deux nuées. --Ne faites pas attention, madame Falempin, répondit-elle: un moment d'ennui, un tracas de petite fille. Cela passera. En même temps, elle se remit à la besogne en affectant une gaieté qui était loin de son coeur. Cette fois, l'épouse de César ne s'y trompa point; elle examina mieux la physionomie de Suzon, et s'aperçut de l'altération que ses traits avaient subie. Elle entrevit la vérité et pressa la jeune fille. --Ma petite, lui dit-elle, ne nous cachons pas derrière le doigt. Tu as du chagrin, conte-moi ça. --Mais, non, madame Falempin, je vous assure, répondit Suzon. Pourquoi voulez-vous que j'aie du chagrin? Est-ce qu'il me manque quelque chose ici? Est-ce que tout le monde n'y est pas bon pour moi? On eût dit que le coeur protestait, car deux larmes suspendues au bord des paupières donnèrent un démenti à ces paroles. --Pauvre enfant! dit la vieille femme attendrie. Suzon, ajouta-t-elle, ne sois donc pas boutonnée comme cela. A quoi bon, ma petite? est-ce que je te fais peur? --Peur? oh! non, madame Falempin, répliqua la jeune fille. Mais que voulez-vous que je vous dise? un tas de misères. Depuis quelques jours, je me sens toute sens dessus dessous. Eh bien, quoi! Un peu de patience; ça s'en ira comme c'est venu. A dix-sept ans, il y a de la ressource. --Tu te sens donc malade, Suzon? --Un tantinet, madame Falempin; j'ai comme qui dirait le coeur sur l'eau. Mais ça n'est rien: le bon Dieu ne veut pas me prendre encore, il faut le croire. L'épouse de César comprit tout ce qu'il y avait de naïf dans ces réponses: elle continua son interrogatoire en ménageant l'ignorance de la jeune fille. Suzon se défendit d'abord; mais peu à peu, gagnée par l'intérêt profond qu'on lui témoignait, elle ouvrit son âme et se laissa aller à des aveux complets. Pour la première fois, elle raconta ce qui s'était passé au retour de Saint-Cloud; et à mesure qu'elle avançait dans cette confidence, la mère Falempin laissait échapper plus fréquemment cette interruption, qu'elle accentuait de manière à témoigner une indignation croissante: --Oh! le monstre! disait-elle, oh! le monstre! La glace était rompue; Suzon fit une confession générale. Elle raconta les hésitations d'Anselme, l'entrevue qu'elle avait eue avec lui, enfin les circonstances qui avaient précédé la mort de son grand-père. En finissant elle s'accusa d'avoir hâté la fin du vieillard, et se remit à fondre en larmes. La mère Falempin continuait à lever les mains au ciel et à s'écrier de loin en loin: --Le monstre! le monstre! Ces détails étaient nouveaux pour elle; les torts d'Anselme prenaient à ses yeux une tout autre gravité. Il ne s'agissait plus d'une de ces légèretés que le monde excuse; il y avait oubli coupable et nécessité de réparation: --Écoute, ma petite, dit-elle à Suzon en l'embrassant avec tendresse, il ne faut pas se désespérer. Foi de mère Falempin, cela ne se passera pas comme cela. Non, ce garnement d'Anselme n'en aura pas le dernier mot. Ah! il lui faut de l'argent à ce mirliflore; il veut faire la belle jambe aux dépens de sa femme; il tient à avoir du pain sur la planche, le fainéant. Depuis que les Falempin et les Lalouette sont ruinés, il leur tourne les talons. Attends, vaurien, et tu verras ce que c'est que la mère Falempin, Ah mais! c'est qu'il ne faut pas se jouer des braves gens, vois-tu! Attends seulement qu'on te rejoigne. Pendant que l'épouse de César lançait ce défi dans le vide, Suzon était retombée dans ses accès de tristesse; elle semblait inconsolable. --Petite, lui dit la vieille, faisons-nous une raison. Pas plus tard qu'aujourd'hui, je tirerai cela au clair. Voyons, assez de larmes comme cela: je finirais par me mettre de la partie. Tu ne veux pas faire pleurer une femme qui n'a pas pleuré à Waterloo. Eh bien, taris tes fontaines; car je me sens gagnée. La mère Falempin termina la scène sur ces mots; elle en était arrivée au point de ne pouvoir maîtriser son émotion. En sortant et sur le seuil même, elle aperçut Emma, qui rougit légèrement à son aspect et parut embarrassée. L'épouse de César n'y prit pas garde et continua son chemin. Une idée fixe la préoccupait: elle voulait rejoindre Anselme et avoir une explication avec lui. Emma, cependant, revint sur ses pas comme si elle eût craint de surprendre Suzon; et rencontrant dans l'antichambre Muller, qui venait lui rendre sa visite habituelle: --Bon ami, lui dit-elle, que vous voilà donc à propos! Nous avons à causer ensemble. J'ai une commission délicate à vous donner. --A vos ordres, mon enfant, répondit Muller. Vous savez que je suis votre esclave. Commandez. Ils passèrent dans le salon d'étude, et l'entretien s'engagea. De son côté, la mère Falempin ne rentra dans la loge que pour se mettre en tenue de ville. Elle se coiffa d'un bonnet resplendissant et revêtit sa plus belle robe, comme si elle eût médité une conquête. La fille d'Auvergne, chargée du gros service, était encore à l'hôtel; elle la préposa au soin du cordon et lui traça minutieusement sa consigne. Quand toutes ces précautions furent prises, elle sortit pour aller à la recherche d'Anselme. Ce n'était pas une entreprise facile. Depuis que César lui avait signifié sa malédiction et l'avait menacé de voies de fait s'il l'entrevoyait à moins de deux cents mètres de l'hôtel, Anselme, en garçon prudent, s'était bien gardé de remettre les pieds dans le faubourg du Roule. Il n'avait nulle envie de braver les colères de son oncle et d'enfreindre la loi des distances; il se tenait à l'écart naturellement et sans effort. Peut-être avait-il une petite idée de la cuisine Falempin, depuis Je jour où la foudre avait frappé cette maison. Ce calcul devait lui rendre encore l'obéissance plus facile. Quoiqu'il en soit, personne aux environs ne l'avait vu et ne pouvait donner de renseignements sur son compte. Sa tante était donc obligée de marcher à l'aventure et de se fier au hasard pour le découvrir. Son premier soin fut d'aller frapper à la porte des anciens bureaux de Granpré. De nouveaux hôtes s'y trouvaient: c'était une compagnie, d'assurance contre la grêle. Personne dans l'établissement n'avait connu M. Anselme; on chercha vainement ce nom sur la liste des assurés. La mère Falempin allait quitter la place quand elle songea au concierge de la maison. De concierge à concierge, on se doit des égards; c'est de l'esprit de corps. Celui-ci se montra fort aimable pour la mère Falempin, la fit entrer, lui donna un siège, et, sur sa demande, consulta ses souvenirs. --M. Anselme, dit-il enfin, le garçon de bureau de l'agent de change qui a disparu; connais pas. Écoutez pourtant, la mère, ce jeune homme avait des habitudes, dans le quartier. Voyez la charcutière d'en face, où il prenait son salé; puis la fruitière du coin, où il achetait ses pommes. Possible qu'on sache ce qu'il est devenu. La mère Falempin profita du conseil, et bien lui en prit. Anselme était installé chez la fruitière, non pas en simple client, mais en habitué et presque en maître. Assis dans un coin du magasin, il découpait une orange avec l'adresse d'un artiste et la savourait en connaisseur. La marchande semblait l'oublier pour être toute à son public; on voyait qu'elle avait une confiance entière dans ce consommateur et qu'elle le regardait comme de la maison. C'était d'ailleurs une grosse commère de trente ans à peu près, solidement construite, avec le visage le plus plein et le plus rouge que l'on pût voir, un vrai morceau de résistance, plus large que haut, retrouvant en rondeur ce qu'il avait de moins en étendue. Quand la mère Falempin eut aperçu son neveu au milieu de ces pyramides de fruits, elle ne put se défendre d'un petit mouvement de colère. Au fond, Anselme était l'une de ses faiblesses; elle avait eu pour lui une foule d'attentions, et s'y était attachée en raison peut-être de ses défauts. Les préférences, dans les familles, ne vont pas vers ceux qui en sont les plus dignes. Il y avait donc, chez la mère Falempin, un désir ardent de ramener la brebis au bercail, et de l'y fixer par un lien devenu nécessaire. Un peu d'égoïsme se mêlait à son dévouement pour Suzon. La vue de la fruitière et l'espèce d'intimité qu'Anselme s'était ménagée dans son établissement semblaient porter à ce rêve un coup décisif; l'épouse de César en fut vivement froissée. Sa voix, quand elle retentit aux oreilles de son neveu, avait un accent militaire qui le fit tressaillir. Il s'empressa d'accourir à l'ordre en avalant avec précipitation sa dernière tranche d'orange. --Ah! c'est vous, tante? dil-il en la reconnaissant. Parole d'honneur! je vous ai prise pour mon oncle. Peste! le joli organe de commandement! Tout en parlant, il l'entraîna hors du magasin, et, lui donnant le bras, il s'éloigna avec elle. On voyait qu'il ne se souciait pas d'avoir la fruitière pour témoin, de cet entretien. --Voilà donc où il faut venir le chercher? s'écria la mère Falempin lui rompant en visière; voilà où tu traînes tout le long du jour, sous des cottes de femme, fainéant? Prends-y garde, tu finiras mal. --Voyons, petite tante, dit amicalement Anselme, point de gros mots. La commère Guichard est la première fruitière de la rue, et elle me veut du bien. Faut voir comme elle est connue à la halle et quel crédit elle y a! --C'est cela, répondit la mère Falempin, fais-en l'éloge encore. Joli commerce! Un tas de coureuses! --Ma tante, dit Anselme un peu scandalisé, modérez vos propos. La veuve Guichard a mille francs à la caisse d'épargne, deux cents francs dans un coin: de son tiroir, sans compter le fond du magasin et la clientèle. Tout cela, c'est de l'or en barre. Du reste, première qualité de marchandises, des pommes, des poires, tout ce que l'on connaît de mieux. Et des oranges, faut goûter ça! Un vrai sucre, un parfum, un nectar! Trente caisses de ce numéro! Voilà un capital, j'espère. Le tout payé comptant, net et liquide! --Veux-tu te taire avec ta Guichard! s'écria la vieille femme impatientée. --Dame! petite tante, il faut bien que je vous en parle, répondit Anselme, puisqu'il est question d'unir nos destinées. Quand on n'a pas un sou vaillant, il est tout naturel qu'on se rapproche de ceux qui ont fait leur magot. Pendant qu'Anselme achevait ces mots, sa tante avait quitté son bras et venait de se placer en face de lui comme pour le tenir en arrêt: --Et Suzon! s'écria-t-elle. --Allons, répondit Anselme, voilà que vous prenez vos grands airs. Ne faites donc pas des bêtises dans la rue, tante: on nous regarderait comme des animaux curieux. Vous avez un diable d'organe qui est joliment de l'Empire; on ne se sert plus de ces instruments-là aujourd'hui: tâchez de le réformer. Cette ironie déconcerta la mère Falempin et lui ôta une partie de sa force. Longtemps elle avait souffert ce langage de la part d'Anselme; elle ne savait plus comment achever cette pénible explication au milieu de la foule des passants qui les coudoyaient. Aussi sa voix prit-elle une expression presque suppliante pour ajouter: --Je te parle de Suzon, Anselme; ce nom ne te dit-il rien? n'éprouves-tu pas quelques remords à l'entendre? --Suzon est gentille, répondit froidement Anselme; je la regrette; elle vaut cent mille Guichard. Mais elle est montée en fonds comme moi; ce serait misère et compagnie. Vous qui êtes une femme d'âge, vous devriez comprendre cela, tante. --Mais, malheureux! répondit la vieille avec une indignation contenue; il ne fallait pas la tromper, alors! Veux-tu que je te dise tout? --Dites, tante. La mère Falempin se pencha vers son oreille, de manière à ce que rien de ce qu'elle disait ne fût entendu par d'autres que lui. On put voir, à cette confidence, un sentiment de trouble passer sur la figure du jeune homme; mais ce fut un éclair; il se remit presque sur-le-champ: --Eh bien? dit la vieille femme quand elle eut fini. --Eh bien, répliqua le neveu: avant comme après. C'est triste à dire; mais c'est comme ça. --Anselme! s'écria la mère Falempin avec un accent indigné, ton oncle t'a maudit, je te maudis aussi. Tu finiras mal, je te le répète; tu monteras un jour sur l'échafaud! Sans attendre sa réponse, elle le quitta brusquement après ces derniers mois. Le jeune homme resta comme étourdi sur le coup. --Deux malédictions pour une! se dit-il; voilà de la chance! Il allait, toutefois, se remettre en chemin et regagner l'établissement où il espérait entrer bientôt en maître, quand une main se posa sur son épaule. Il se retourna; c'était Muller. --Anselme, lui dit le précepteur, voulez-vous m'accorder quelques minutes d'entretien? --Comment, monsieur Muller, mais autant de minutes que vous le voudrez! des heures même, si cela vous plaît! --Vous refusez d'épouser Suzon, continua l'Allemand, parce qu'elle n'a point de dot. C'est bien l'unique motif de votre refus, n'est-ce pas? L'unique motif, comme vous le dites, monsieur Muller, répondit Anselme. --Alors, si l'on dotait Suzon, vous seriez disposé à l'épouser? poursuivit Muller. --Dame! il faudrait s'entendre, dit Anselme, voyant qu'il s'agissait d'un marché, et se mettant sur ses gardes. --Dix mille francs de dot et le trousseau, cela vous suffirait-il, monsieur Anselme? dit Muller allant droit au fait. Réfléchissez-y. --C'est tout réfléchi, digne Allemand, s'écria Anselme. Dix mille francs et le trousseau? --Dix mille francs et le trousseau, répéta froidement Muller. --Et le garant du marché, ajouta Anselme, où est-il? --C'est moi, dit Muller. --Eh bien, noble Allemand, touchez là, répondit Anselme en lui tendant la main. C'est fait. Vous pouvez commander les violons. A quand la noce? --Dans quinze jours, répliqua Muller. Allez faire la paix avec votre tante et consoler votre fiancée. Anselme n'en entendit pas davantage; il se mit à courir dans la direction qu'avait prise la mère Falempin, et laissa Muller enchanté d'avoir servi d'instrument à de généreuses pensées. XX La seconde idée de César. En roulant sur la route de Bruxelles. César Falempin arrêta ses dernières dispositions. Le nom et l'adresse qu'il avait entrevus étaient, il n'en doutait pas, le nom d'emprunt, de Granpré et l'adresse où il devait le rencontrer. C'est donc à M. Martinon qu'il allait avoir affaire, et la rue de la Montagne devenait le centre de ses opérations. Arrivé dans la capitale de la Belgique, César ne s'inquiéta ni des beautés de la perspective, ni de la date des monuments. Bruxelles n'avait pour lui qu'un intérêt: Granpré s'y était réfugié. Il se logea dans une obscure auberge des faubourgs; et, après s'y être installé tant bien que mal, il sortit pour aller poursuivre une première reconnaissance. La rue de la Montagne est une assez longue rue; il n'y vit qu'un seul numéro, celui que portait la lettre de la baronne, et qui avait laissé dans la tête du vieux soldat une empreinte ineffaçable. Précisément, en face du numéro suspect, se trouvait un petit estaminet qui pouvait servir de poste avancé. César s'y installa, et en fit dès lors sa résidence habituelle. Il y vida pot de bière sur pot de bière, s'enfuma comme un Flamand, s'inonda comme un Brabançon, et se livra pendant trois jours à ces exercices sans en paraître ni fatigué ni ému. L'homme de l'Empire se retrouvait, même dans les factions infiniment prolongées. Cette surveillance préliminaire avait un but: c'était de se mettre au courant des allures du faux Martinon. Avant d'agir, il était essentiel de connaître les éléments de succès, de peser les chances, de calculer le fort et le faible de l'entreprise. César appartenait à une école qui avait reculé les limites de la stratégie; il déploya en cette occasion toutes les ressources de cet art, et fit véritablement honneur à ses maîtres. Voir Granpré sans en être vu, épier ses démarches, pénétrer sa vie, sonder son intérieur, telle était la tâche du vieux soldat; il sut se mettre à la hauteur des efforts qu'elle exigeait. Ses rancunes l'inspiraient; il devenait ingénieux à force de haine. Une autre idée le soutenait: c'est que son général approuverait sa conduite, et en rendrait un compte favorable à l'empereur. Superstition bien innocente et plus commune qu'on ne le croit parmi les hommes qui furent mêlés aux pompes impériales! Les premières heures de faction ne furent pas heureuses pour César. Il eut beau faire bonne garde et tenir l'oeil fixé sur la porte de l'ennemi, rien ne parut. Trois pintes de bière avaient été consommées en pure perte! Le vieux soldat ne se rebuta pas; il revint à la charge et redoubla de vigilance. Enfin, Granpré se montra: c'était lui; César le connaissait trop bien pour s'y méprendre. Assez de fois il avait vu ce visage fin et ce sourire moqueur, ce regard pénétrant comme l'acier, ces lèvres pâles et amincies. Granpré était le fameux Martinon; cette découverte assurait un point d'appui à l'entreprise de César. Il ne s'agissait plus que de conduire les opérations de manière à ne pas donner l'éveil, et avec la prudence consommée des grands capitaines. Ce système de temporisation prolongeait le duel du vieux soldat contre la bière flamande; mais il n'est rien que ne puisse affronter un estomac qu'anime le sentiment du devoir et qui se dévoue à une oeuvre de justice. Grâce à cette enquête, suivie avec prudence, César eut bientôt complété ses renseignements. Pendant l'une des absences de Granpré, il alla frapper à la porte de son domicile et recueillit de précieuses informations. Il était rare que le faux Martinon sortit dans le cours de la matinée; renfermé dans son cabinet de travail, il mettait alors à jour sa correspondance, arrêtait ses écritures, réglait ses affaires de la veille. Granpré avait été un joueur acharné, Martinon l'était aussi: c'est une passion qui ne s'éteint qu'avec la vie. Le nom de Martinon commençait à devenir célèbre sur la place de Bruxelles comme celui de Granpré l'avait été à Paris. On s'accordait à lui reconnaître les grandes qualités de l'agioteur; la hardiesse, le sang-froid, l'ardeur dans le succès, l'impassibilité dans la défaite. C'était une étoile nouvelle qui se levait sur l'horizon des spéculations belges, et deux ou trois coups vigoureusement frappés avaient marqué sa place au premier rang. Contre un tel homme, protégé par sa position et déjà mêlé aux gens de finance, César comprit qu'il ne trouverait qu'un insuffisant appui auprès des autorités locales. Un pauvre soldat d'un côté, de l'autre un agioteur opulent; c'eût été la lutte dont parle la fable; il s'y serait brisé sans succès. De pareils détours répugnaient d'ailleurs à César; il aimait mieux aborder les gens de front et avec ses procédés militaires. Rien qu'à voir la manière dont il tordait sa moustache grise dans le cours de ses longues stations sur les bancs de l'estaminet, il était facile de surprendre chez lui une colère contenue et un besoin d'agir à l'unisson de cette colère. Ce n'était pas l'attitude d'un homme qui, avant de prendre un parti, règle ses comptes avec sa conscience; c'était une contenance ferme, décidée, qui annonçait une résolution irrévocable. Quand César crut avoir tout prévu, il se présenta chez le faux Martinon à une heure assez matinale pour ne pas le manquer. Jamais sa tenue n'avait été plus sévère ni plus irréprochable. La redingote bleue était boutonnée jusqu'au menton, le col noir encadrait un collier de barbe bien peigné, les moustaches avaient été cirées à neuf, la chevelure coupée en brosse affectait on ne saurait dire quel air rébarbatif et menaçant. Le vêtement était fort ample et aurait pu cacher un arsenal complet. Comme assortiment à cette tenue, César avait la physionomie solennelle et la pose des grands jours. Depuis les adieux de Fontainebleau, son oeil n'avait pas eu une expression plus profonde, son visage un caractère plus significatif. Ce n'était point encore l'orage; mais, aux éclairs du regard, au grondement sourd de la parole, on pouvait pressentir qu'il n'était pas loin. César sonna: un valet vint ouvrir. Granpré était chez lui, mais en conférence avec un des financiers de Bruxelles. On proposa au vieux soldat d'attendre; il aima mieux renvoyer sa visite. Il ne fallait pas perdre les avantages d'une surprise. Sa vue seule devait mettre Granpré sur ses gardes; s'offrir à lui en présence d'un tiers, c'était tout risquer. A l'aide d'un prétexte, il se retira après s'être mieux assuré de la distribution des lieux. Le cabinet de l'homme d'affaires était situé sur le derrière de la maison, dans l'angle le plus solitaire de l'appartement. On y arrivait par un corridor sombre qui servait, à isoler les pièces. Cette circonstance sembla précieuse à César; il pourrait ainsi arriver seul devant Granpré: Dieu ferait le reste. Le lendemain le vieux soldat fut ponctuel; il reprit de très-bonne heure son poste d'observation sur les bancs de l'estaminet. Le hasard le servit au delà de ses espérances. Vers neuf heures le valet de Granpré sortit pour aller faire quelques courses en ville. C'était une occasion précieuse; César s'empressa d'en profiter. Peu d'instants après il agitait la sonnette de l'homme d'affaires. Une vieille servante vint, ouvrir et lui indiqua son chemin du doigt; César fit un geste d'habitué et marcha sans hésiter vers le cabinet. La clef était sur la porte; il l'ouvrit avec précaution et entra. Granpré, en entendent le bruit de ses pas, releva la tête, le reconnut, et parut plus étonné qu'effrayé de cette apparition. Sa première impression fut de voir dans César un envoyé d'Éléonore. --Vous ici, mon brave! lui dit-il, quel bon vent vous amène, et que venez-vous faire en ces parages? Cependant, à mesure qu'il examinait mieux le vieux soldat, l'homme d'affaires perdait de sa confiance et comprenait instinctivement qu'il avait un ennemi en face de lui. César était au bout de son rôle d'emprunt: il se dédommageait d'une longue contrainte. Son oeil menaçant ne quittait pas l'oeil de Granpré, sa moustache hérissée ressemblait à la fourrure du porc-épic, ses cheveux se dressaient vers le ciel avec une énergie inaccoutumée. Dans les commissures des lèvres, dans le mouvement des narines, dans le tremblement du poignet, dans les trois plis du front, on pouvait deviner que cet homme était poussé par une fatalité inexorable, et qu'il se ferait au besoin une justice vehmique. A cette idée, Granpré se troubla pour la première fois il se sentit faible devant sa conscience. Par un mouvement instinctif, il envoya la main vers un cordon de sonnette qui était à sa portée, mais il fut prévenu; le poignet de fer de César fit justice de ce geste. --Monsieur Granpré, lui dit le vieux soldat d'une voix pénétrante, si vous commencez les hostilités, tout est perdu. Pas un geste, pas un cri, pas un mot qui puisse ressembler à une menace, ou vous êtes mort. Je suis César. Falempin, un ancien, un homme de Marengo; quand je dis que si vous bougez vous êtes mort, c'est comme si c'était fait. En prononçant ces paroles, César tira de ses poches deux énormes pistolets d'arçon, et les posa sur une table à côté de lui et à quelque distance de Granpré. L'homme d'affaires, à la vue de ces tubes foudroyants, ne put se défendre d'un sentiment d'effroi. Sa présence d'esprit l'abandonnait, sa langue était paralysée. Le vieux soldat continua: --Ne croyez-pas, dit-il, que je sois venu chez vous comme un enfant; à l'étourdie. Non, monsieur Granpré, j'ai tout calculé, j'ai tout prévu. Au moindre bruit qui se fera dans ce corridor, deux hommes tomberont ici pour ne plus se relever: vous, parce que vous avez dépouillé la fille de mon général; moi, parce que, après un coup pareil, j'éprouverai le besoin d'aller rendre mes comptes à l'empereur. Dites un mot plus haut que l'autre, et le carnage commence. --Mais, mon ami, répondit Granpré anéanti, qui peut donc vous animer à ce point contre moi? J'aime les braves, j'ai toujours eu du respect pour les braves. Vous êtes de l'ancienne armée, n'est-ce pas? --Ne battons pas la campagne, dit César, ramenant les choses sur le vrai terrain; je n'ai point de temps à perdre, monsieur Granpré. A dix heures, le convoi de Valenciennes se met en route; il faut que je sois en France avant trois heures. Il est neuf heures et un quart; jugez si je puis m'amuser à vos compliments. Par ainsi, je vais droit au fait. --Parlez, mon brave, répliqua Granpré, qui espérait gagner du temps; parlez, expliquez-vous. Je suis à vos ordres. César aimait les moyens expéditifs plus que les longs discours; il prit l'un des pistolets, l'arma et saisit l'homme d'affaires au collet: --Alors, levez-vous, ajouta-t-il, et marchons vers votre caisse. Vous avez volé, volé, entendez-vous! à la famille de mon général, deux millions, une bagatelle! Vous allez me les remettre ou je fais une boucherie. Voyons, en route. L'arme était sur la poitrine de Granpré, et une résolution si implacable respirait dans les traits de César, que l'homme d'affaires n'osait ni pousser un cri, ni faire un mouvement pour se dérober à cette terrible étreinte. Cependant, en passant devant la croisée, il jeta son corps du côté de la vitre pour voir si personne ne viendrait à son secours; mais le vieux soldat le ramena par une secousse et porta le doigt vers la détente avec un sourire farouche comme celui des démons. Granpré se sentit défaillir. --Grâce! s'écria-t-il en tombant sur ses genoux, je vais obéir. --Deux secondes de plus, monsieur Granpré, dit César d'une voix sombre, et vous alliez rendre vos comptes à Dieu. Ne vous y exposez plus; c'est sans remise cette fois. Tenez, ajouta-t-il, je suis un soldat, je vais droit au fait. S'il faut vous laisser quelques cents mille francs pour vous rendre plus souple, je vous les laisserai. Donnez-nous un million, et l'on vous tiendra quitte du reste. --Un million! s'écria l'homme d'affaires d'une voix lamentable; ai-je seulement un million? Où voulez-vous que je trouve un million? La patience du soldat était à bout; il leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de l'acte de justice qu'il allait accomplir, et ramena le canon vers la poitrine du patient. --Soit, monsieur, lui dit-il, on réglera alors avec vos héritiers. Si Granpré n'avait pas détourné l'arme, c'en était fait de lui. Il comprit que toute résistance serait vaine avec un tel homme et se résigna. Son portefeuille était sous sa main, il en tira des valeurs de diverses natures: rentes françaises, rentes belges, billets de banque, bons au porteur. César examina avec soin les titres, et compta les sommes, sans perdre toutefois de vue les mouvements de l'ennemi. Il exigea que Granpré dressât de sa main le bordereau de ces valeurs, en le menaçant de revenir à la charge si le compte n'était, pas exact. L'homme d'affaires s'exécuta machinalement; il n'avait plus le sentiment complet de ses actions. Ce passage de la vie à la mort, ces alternatives douloureuses l'avaient mis dans la situation du condamné sous le coup de la dernière heure. Il croyait avoir devant lui un bourreau; et, pour peu qu'il eût hésité, César eût, en effet, rempli ce rôle. Sa figure inexorable disait qu'il ne reculerait pas. Quand le bordereau eut été achevé, le soldat prit silencieusement cette masse énorme de litres, qui allèrent s'engloutir dans les vastes poches de sa redingote. Granpré le regardait faire d'un air stupéfait. Quelques valeurs étaient encore éparses sur le bureau. --C'est votre lot, monsieur Granpré, dit César en les examinant. Cependant, voici cinq mille francs que je m'adjuge encore. --Faites, mon brave, répondit Granpré atterré et frappé d'inertie. --Encore une restitution, monsieur, poursuivit César en mettant à part cette somme. Les Falempin et les Lalouette vous en enverront quittance. Granpré ne répondait plus; il se croyait le jouet d'un rêve. Cependant. César vidait ses poches d'une main à mesure qu'il les remplissait de l'autre. Il couvrit bientôt la table de mouchoirs en toile grossière, épais, mais solides. --Maintenant, monsieur, dit-il à Granpré sur un ton moins rude, quoique aussi ferme, il ne me reste plus qu'à remplir une dernière formalité. J'en ai du regret, mais les choses ne peuvent pas marcher autrement. J'ai quelques précautions à prendre. En disant ces mots, il mit sur l'homme d'affaires une main homérique. Celui-ci voulut en vain se débattre. L'arme terrible recommença son jeu, et la vigueur de Falempin fit le reste. César était un athlète: il bâillonna Granpré, lui lia les pieds et les mains et l'attacha fortement à l'une des colonnes de marbre qui servaient d'ornement à la cheminée. Quand cette opération fut achevée, il salua militairement sa victime, ferma la porte sur lui à double tour et en emporta la clef. Il sauvait ainsi sa retraite, et couvrait son mouvement vers la France. Quand il passa dans l'antichambre, la vieille servante s'y trouvait. --La bonne, lui dit-il avec un grand sang-froid, M. Martinon ne veut recevoir personne avant deux heures d'ici. Ayez soin de consigner sa porte. Une fois hors de la maison, César prit une voiture et se dirigea à toute vitesse vers la gare du chemin de fer. Au moment où il y arriva, la cloche de départ venait de s'ébranler pour la dernière fois. Il eut à peine le temps de monter dans un wagon: de toutes parts on fermait les portières, et la machine faisait entendre ce sifflement aigu qui ressemble au hennissement du cheval. Quelques heures après, César se trouvait en terre de France. --N'empêche, se disait-il en achevant son examen de conscience, que c'est le second crime que je commets. Voilà deux fois que je mérite d'être fusillé. XXI La noce d'Anselme. Le retour de César à l'hôtel du faubourg du Roule fut un véritable triomphe. Le conquérant des Gaules, traînant à sa suite les otages de vingt nations, ne devait pas porter la tête plus fièrement, ni fouler le sol d'un pas plus ferme. De temps en temps, comme pour s'assurer qu'il n'était pas le jouet d'un rêve, le vieux soldat portait la main sur ses poches et ne pouvait se défendre d'un mouvement de joie en constatant de nouveau la présence de son butin. Quand il rentra dans la loge, son air était majestueux, sa pose solennelle: --Femme, dit-il, le coup est fait; il ne me reste plus qu'à passer devant un conseil de guerre. Ça tournera comme il plaira à Dieu; seulement, je voudrais bien savoir ce que l'empereur en pense. César voulut, que les choses se fissent avec un certain éclat; on assembla le tribunal de famille sous la présidence du juge de paix. Le notaire d'Emma était présent à la séance. On écouta avec intérêt le récit du héros, qui déposa sur la table le fruit de son expédition et sortit pour aller attendre chez lui la visite des gendarmes. Pendant quinze jours ce fut son idée fixe; il avait compté là-dessus comme sur un dénouement obligé. Chaque fois qu'il entendait retentir le marteau de l'hôtel, il se levait pour aller s'offrir de lui-même à la justice et témoigner par cet acte spontané qu'il ne prétendait en aucune manière se dérober à ses recherches. Les gendarmes, on le pense bien, ne parurent pas; et ce fut l'un des mécomptes de César, un vide dans ses combinaisons. Cet événement changeait la situation d'Emma; elle reprenait sa place parmi les plus opulentes héritières du royaume. Au nombre des valeurs que le vieux soldat avait rapportées, il s'en trouvait un petit nombre de caduques; d'autres qui ne pouvaient être recouvrées qu'au moyen de quelques réserves, faute d'endossement régulier. On provoqua contre Granpré des jugements où l'origine des titres fut débattue. Personne ne se présenta pour une discussion contradictoire; et bientôt, au moyen de sentences ou d'arrêts définitifs, la jeune fille se vit assurer la possession légitime de ces sommes. Neuf cent mille francs furent ainsi liquidés; ce qui, joint aux cent mille écus si heureusement retrouvés par César, élevait la fortune d'Emma à plus de douze cent mille francs. L'étoile de cette maison semblait reprendre son éclat. Sous l'empire de ces circonstances, la vente de l'hôtel n'était plus une nécessité. On retira l'enchère en faisant à la baronne une offre judiciaire pour le payement de son douaire. Emma exigea qu'on y joignît une démarche auprès de sa belle-mère, pour mettre à sa disposition une partie de la fortune qu'elle venait de recouvrer si miraculeusement. Elle témoignait ainsi qu'elle ne la croyait ni la complice ni la confidente du spoliateur. Éléonore était avide, mais fière encore plus. Peut-être, se trouvait-elle, en outre, sous l'influence d'un dépit récent. Elle refusa ce qui ressemblait à une libéralité, et ne voulut pas rester liée par un bienfait. On en revint donc aux termes du droit strict, son douaire fut liquidé, et on y ajouta tout le mobilier des pièces qu'elle occupait. Désormais, le séjour de cette maison ne pouvait être qu'odieux à la baronne; tout l'y accusait; sa condamnation était écrite sur chaque mur. Ici, le général était mort sous le poids de tortures morales; là, elle avait promené le scandale de ses liaisons criminelles. A sa porte veillait un homme qui avait renversé l'édifice de ses projets; au-dessus d'elle vivait une jeune fille dont elle avait médité, accompli la ruine, et que la Providence, sous les traits d'un vieux serviteur, avait seule tirée de ce mauvais pas. Ce qui devait l'accabler plus encore que la pensée de tant de crimes, c'était la honte d'en voir avorter les effets. Elle eût porté légèrement le poids du remords; mais le sentiment de la défaite devait lui être éternellement amer. Cependant, elle résista pendant quelques semaines; elle opposa à la tempête un front d'airain. Sa présence était une protestation, une sorte de défi; elle tint à la prolonger à ce titre. Elle cacha sous un visage riant les angoisses de son coeur, et ne retrancha rien de sa fastueuse existence. Plus tard peut-être ce dernier éclair d'opulence allait-il se traduire en privations; elle se préparait de la sorte une souffrance et un regret. N'importe! l'altière créature entendit pousser l'expérience jusqu'au bout. Il ne fallait pas que l'on pût constater entre la chute de Granpré et sa propre retraite une coïncidence suspecte: elle voulait sortir de cette triste épreuve avec tous les honneurs du combat. Ce ne fut guère qu'au bout de trois semaines, et après s'être mise en règle avec l'opinion, qu'elle quitta la partie. Elle disparut un jour, et personne ne sut le chemin qu'elle avait pris. César, qui s'entendait en oraisons funèbres, se chargea de lui en faire une à la fois énergique et concise. Elle se composait de deux épithètes dignes de Tacite. Emma n'avait prêté à cette stratégie qu'une attention très-légère. Aucune pensée haineuse n'avait de racines dans son coeur: elle ne comprenait ni les inimitiés ni les raffinements du monde. Cependant, lorsque Éléonore se fut éloignée de l'hôtel, la jeune fille éprouva un moment de bien-être. L'air lui semblait plus léger, le ciel plus bleu, la nature plus riante; elle allait et venait avec une joie d'enfant. Pour la première fois depuis le jour où ses illusions s'étaient évanouies, elle eut un désir, une volonté. Muller la surprit dans des accès d'impatience tout à fait inaccoutumés. Elle voulait être obéie sur-le-champ et s'irritait des obstacles avec une vivacité mutine. Il s'agissait de renouveler en entier l'ameublement des pièces qu'avait habitées la baronne. La serre vitrée lui était surtout odieuse; elle voulait qu'on la détruisît pour la transporter ailleurs et vers la partie du jardin où elle cultivait ses pervenches. Le bon Muller se prêta à ce caprice, dont il était seul à deviner l'origine. Il pressa les ouvriers, présida lui-même aux travaux, et bientôt l'hôtel subit une métamorphose complète. La chambre du général resta seule ce qu'elle était au jour de sa mort; tous les meubles en furent conservés avec une piété religieuse. En mémoire du mort, Emma témoigna un autre désir; elle demanda instamment que Champfleury fût racheté. La négociation était difficile. Le nouvel acquéreur avait pu s'assurer de la beauté et de la richesse de ce domaine; il s'y était attaché. Cependant le notaire d'Emma conduisit l'affaire avec tant d'adresse et en vint à des propositions si avantageuses, que le marché fut conclu. Champfleury redevint la propriété de la famille Dalincour. Quand Emma signa ce contrat, une larme, qu'elle ne put contenir, tomba sur cet acte comme pour le sceller. Quel souvenir dominait alors la pensée de la jeune fille et causait cette émotion? Était-ce celui de sa mère, morte en lui donnant le jour; ou bien celui du jeune chasseur qu'elle voyait au loin, sur la lisière de la forêt ou le long des prairies qui bordent la Meuse? Ce sont là des secrets que le coeur n'ose s'avouer et que la pudeur couvre d'un voile impénétrable. Emma retrouvait son Champfleury, elle était heureuse à cette pensée. De là cette larme furtive tombée sur le contrat. Depuis la journée fatale où elle surprit pour la seconde fois les relations qui existaient entre Paul et la baronne, la jeune fille n'avait pas revu son cousin. Vernon avait appris, par le bruit public et par les instances engagées devant les tribunaux, le singulier événement qui rendait à Emma la majeure partie de sa fortune. Cette nouvelle l'avait profondément affecté. Par sa faute, il voyait s'échapper de ses mains une position magnifique et l'un des plus beaux partis de la France. --Est-ce assez de malheur! se disait-il; je tourne le dos à la fortune. Il faut décidément, Vernon, que ton étoile ne soit point heureuse. Tu as tenu entre tes doigts les millions de la _Compagnie Péninsulaire_: évanouis! Tu inspires une passion véhémente à une femme qui menait grand train: ruinée! Il te restait l'amour d'une jeune fille, belle, adorable, d'un abandon charmant; tu prétends à sa main quand elle est riche: le destin la frappe! tu la délaisses quand elle est pauvre, tu l'outrages par tes dédains: à l'instant le sort lui redevient favorable, elle retrouve une opulence fabuleuse! Si ce n'est pas là une fatalité, il n'est rien qui mérite ce nom. Tu ressembles, Vernon, à ce personnage maudit des contes arabes devant lequel les fontaines se dessèchent et les fruits des arbres se pourrissent. Puisque l'enfer s'en mêle, il n'y a pas à résister; résigne-toi, tu n'es pas de force à lutter contre lui. Plus d'une fois, au milieu de ces réflexions, l'idée de se rapprocher de sa cousine traversa l'esprit du jeune homme et lui sourit comme un beau rêve. Emma ne pouvait l'avoir oublié: son penchant pour lui était trop vif et trop sincère. Cependant, Paul éprouvait quelques scrupules: renouer ainsi, c'était revenir vers la fortune. Quoiqu'il y eût chez lui ce germe fatal de l'intérêt, qui s'attache au caractère comme le ver au fruit, pour ne le plus quitter, un peu de fierté le soutenait encore et l'empêchait de précipiter ce retour. Il sentait qu'il fallait mûrir les choses, ménager les transitions. Il se tenait donc à l'écart, espérant beaucoup du temps et décidé à mettre l'occasion à profit. Pendant que Paul faisait ce calcul, digne de Fabius, Muller en faisait un autre digne d'Annibal. Ce que celui-là cherchait à éloigner, celui-ci voulait le brusquer. Muller prenait en main la cause de Paul contre Paul même. Le digne Allemand s'était depuis longtemps aperçu que la vue du jeune homme était nécessaire à Emma, et que sa santé souffrait de son absence. De là l'intérêt qu'il prenait à Paul et le soin qu'il mettait à ménager son retour. Il y procédait sans illusion sur le compte de l'élève de Granpré: il l'avait désormais jugé. C'était une proie de plus pour le démon de l'égoïsme. Muller ne comptait que sur un seul sentiment, celui de la reconnaissance; il avait foi aussi dans la grâce d'Emma et dans une bonté d'ange à laquelle on ne pouvait résister. D'ailleurs, Emma souffrait; elle était profondément atteinte: sans être un grand docteur, Muller voyait cela. Il se mit donc en mesure de pourvoir au plus pressé. Le mariage d'Anselme, retardé par quelques, formalités civiles, devait se célébrer le jeudi suivant. Muller y vit une occasion naturelle de réunir Emma et Paul. Emma, comme bienfaitrice de Suzon, devait assister à la noce; il était facile d'y amener Paul comme le témoin d'Anselme. Le gros garçon reçut cette consigne et l'exécuta avec son intelligence ordinaire. Vernon ne pouvait refuser: il promit d'être exact au rendez-vous. --Allez, monsieur Paul, lui dit Anselme, on vous traitera dans le soigné; les choses iront bien, je m'en flatte. Ce n'est pas moi qui vous dérangerais pour vous donner des crampes d'estomac. Soyez calme, ça flambera. Des violons en masse, une messe avec serinettes, des rubans à tous les bonnets, puis un dîner de vingt-cinq couverts. Et quel menu! quel menu! Une merveille! Nous allons vous traiter en petit Balthazar. --Je n'en doute pas, répliqua Vernon; vous aviez l'air d'un fin connaisseur du temps de Granpré. --Ne m'en parlez pas, monsieur Paul; rien que d'y penser, j'en ai l'eau à la bouche et la larme à l'oil. Mais baste! ce qui est fait est fait; le morceau avalé n'a plus de goût. N'empêche que vous aurez de quoi vous divertir. Dame! quand on a du monde bien, il faut lâcher tous les robinets. Vous pouvez porter vos gants jaunes, allez; ils ne vous écorcheront pas les doigts. C'est, mademoiselle Emma qui ouvre le bal. --Mademoiselle Emma? dit vivement Vernon, ma cousine Emma? --Oui, monsieur Paul, répondit Anselme enchanté de l'effet qu'il venait de produire; oui, votre cousine Emma. C'est elle qui est la reine de la cérémonie. Elle signe au contrat, elle vient à la messe, elle danse un rigodon, le tout en l'honneur de votre serviteur et de sa compagnie. Vous pouvez mettre l'habit noir et la cravate de satin, monsieur Paul: tout le monde sera en tenue. --Ma cousine Emma! dit Vernon pensif. --Sans doute, votre cousine! répliqua Anselme; votre belle et bonne cousine, un ange du ciel, qui aime ma Suzon comme la prunelle de ses yeux. Ah çà! vous n'oublierez pas l'adresse, au moins, monsieur Vernon. Aux Thernes, entendez-vous, boulevard de Monceaux. Vous devriez coucher la chose par écrit. --N'ayez pas peur, Anselme, dit vivement Paul, je serai ponctuel. A dix heures, n'est-ce pas? --A dix heures, monsieur Paul, sans vous commander, répondit le jeune homme en prenant congé. Quand vous mettriez la chemise brodée, il n'y aurait pas plus de mal. Si vous voulez lâcher la botte vernie, ce sera encore mieux. Bon genre, allez. Fendez-vous; vous trouverez à qui parler. Le jeudi suivant, Paul Vernon montait en cabriolet à neuf heures pour se rendre à l'invitation d'Anselme. La noce avait lieu dans le cabaret du père Lalouette, que César Falempin, en sa qualité de tuteur et de père adoptif de Suzon, avait fait disposer pour le festin. Le couvert était mis dans la plus grande pièce, et un petit salon attenant recevait les convives à mesure qu'ils arrivaient. Quand Vernon entra, César et sa femme occupaient le poste d'honneur, et autour d'eux se groupaient quelques amis. Suzon se tenait dans un coin, en robe blanche, avec le bouquet et la couronne d'oranger, qu'elle ne portait ni sans embarras ni sans confusion. Le gros Anselme la courtisait à sa manière, lui faisait mille agaceries qu'il assaisonnait de propos assez légers. L'arrivée de Paul causa quelque émotion dans la compagnie; Anselme quitta sa fiancée pour aller vers lui, tandis que César et sa femme lui adressaient un salut militaire digne de la plus belle époque de l'empire. Suzon compléta cet accueil par une révérence timide: à peine osait-elle lever les yeux sur ce beau monsieur. Les présentations étaient à peine achevées, qu'un bruit de voiture se fit entendre à la porte; c'était Emma qui arrivait, accompagnée de Muller. Paul n'attendit pas qu'elle fût descendue, il courut vers elle et lui offrit la main, au moment où elle posait le pied sur le sol de l'allée. --Ma cousine, dit-il, ma bonne cousine, que j'ai donc du plaisir à vous revoir! Pardonnez-moi de vous avoir si longtemps négligée. Emma ne s'attendait pas à trouver Paul à cette fête; Muller avait voulu lui ménager une surprise. Son premier mouvement fut un saisissement mêlé de joie; elle pâlit et s'appuya sur le bras de son cousin. Cependant, les fiancés et les gens de la noce étaient accourus; il fallait faire bonne contenance. On marcha vers la petite église du faubourg, où devait s'accomplir la célébration religieuse. Emma s'y assit à côté de Paul, et des pensées à la fois douces et amères remplirent son coeur pendant que dura la cérémonie. Elle jetait sur le couple que bénissait le prêtre des regards mélancoliques et attendris; elle semblait, se dire que ce bonheur ne serait jamais le sien. Quand elle portait les yeux vers Paul, elle se sentait inondée de joie; quand elle redescendait en elle-même, un voile s'étendait sur ce bonheur et le couvrait d'une ombre lugubre. Entre elle et Paul se dressait un fantôme, celui du calcul. Il l'avait abandonnée quand elle était pauvre; il revenait parce qu'elle était riche. Cette pensée odieuse glaçait son amour; elle frémissait à l'idée de servir d'objet à un marché. Cependant, le jeune homme sentait près de sa cousine ses sentiments s'épurer. Il la regardait avec une émotion réelle, et ne pouvait se défendre d'un certain effroi en voyant les altérations que son visage avait subies. C'était toujours une fleur pleine de grâce et de beauté; mais on pouvait voir que la sève y manquait: cette beauté était triste, cette grâce languissante. De temps en temps, et sous le coup d'une émotion vive, des teintes ardentes se fixaient sur le visage, les pommettes se coloraient d'un rouge de feu. Parfois même il s'y joignait quelques accès d'une toux sèche et sonore qui faisait tressaillir Muller et qui semblait retentir jusque dans sa poitrine. La cérémonie s'acheva, et l'on regagna le cabaret où le couvert était mis. À table, Anselme fut admirable; il y tint tête à tous les convives. Son entrain, sa gaieté gagnèrent l'assemblée entière, et jusqu'à Emma. Le gros garçon n'avait rien promis qui ne fût tenu; le festin était merveilleux: César y avait pourvu. Quand il fut achevé, on ouvrit le bal. Emma eut la force de danser avec Anselme, qui exécuta en son honneur de hardis flic-flacs; Paul prit la main de Suzon et figura vis-à-vis de sa cousine. --Je vous l'ai bien dit, monsieur Vernon, disait Anselme dans l'un de ses balancés les plus audacieux, n'est-ce pas que c'est très-bien? On ne ferait pas mieux pour la noce d'un prince. --Oui, mon ami, répondait Paul en surveillant les mouvements du gros garçon; mais ménagez-vous. Vous ne serez plus bon à rien. --Bah! disait Anselme, j'en filerais vingt de contredanses de ce numéro. On voit bien que vous ne me connaissez pas. Ce fut le dernier effort d'Emma. Quand la contredanse fut achevée, elle alla rejoindre Muller, effrayé de la voir pâlir et rougir presque dans la même seconde. --Bon ami, dit-elle, partons; je ne me sens pas bien. Il faut nous en aller à Champfleury: je veux mourir où est morte ma mère. XXII Champfleury. Quand Emma revit les bords de la Meuse, le soleil regagnait à grands pas notre hémisphère, et la campagne ressemblait à une corbeille de fleurs. Les haies d'aubépine envoyaient à l'envi leurs parfums vers la voiture qui portait la jeune fille, les grands marronniers inclinaient devant elle leurs aigrettes blanches, les acacias la couvraient d'une pluie embaumée. En aucun temps, et sous aucun ciel, le paysage n'aurait pu offrir des horizons plus caressants, des lignes plus molles, des couleurs plus douces au regard. Il régnait dans l'air cette tiédeur des premiers beaux jours qui pénètre les sens et invite l'âme à une langueur pleine de charmes. Tout s'animait au loin, tout s'associait au réveil de la nature: les troupeaux dans les prés, l'oiseau sur la cime de l'arbre, l'insecte bourdonnant sur les calices entr'ouverts. Aucun détail de ce spectacle n'échappait à Emma, aucun de ces bruits ne se dérobait à son oreille. C'était la vie de ses jours heureux, les sons, familiers, l'atmosphère où elle avait puisé sa force; le lieu où elle avait grandi près du tombeau de sa mère. La fille des champs se sentait revivre au contact de cette existence pleine d'air et de soleil; sa poitrine se dilatait à cette source pure. A mesure qu'elle approchait de Champfleury, chaque site lui rappelait un souvenir: ici le moulin du village, plus loin la ferme, plus loin encore le clocher du bourg. A tous ces objets se rattachait quelque épisode de son enfance; la jeune fille les retrouvait classés dans sa mémoire, et les rappelait à Muller, heureux de ces récits. Lorsque Emma les suspendait, c'était pour contempler d'un oeil rêveur le cours de la Meuse, qui se déroulait au loin comme un filet d'argent sur un tapis d'émeraudes. Aux abords du château, l'émotion fut plus vive encore. Les arbres s'animaient, les toits d'ardoise semblaient prendre un langage. Emma revoyait son colombier et, de loin, croyait en reconnaître les hôtes; elle cherchait sur la pelouse la génisse qui accourait naguère à sa voix, elle appelait par leurs noms les chiens de garde; elle s'imaginait apercevoir, dans le lointain de la perspective, sa vieille nourrice, filant son lin debout, tout en gardant le troupeau. Chaque villageois qui passait était pour elle une découverte; on eût dit qu'elle retrouvait d'anciens amis. Quand ils parlaient, c'était un autre bonheur: cet accent, cet idiome local avaient pour elle un charme infini; elle s'y plaisait comme à l'idée du pain bis et de la jatte de crème. Elle marcha ainsi de joie en joie, de surprise en surprise, jusqu'au moment où la voiture s'arrêta dans la cour du château. Ces émotions retombaient sur son coeur comme la rosée matinale sur la tige des plantes; elles y répandaient une fraîcheur salutaire et tempéraient l'ardeur fatale de ses souvenirs. --Comme il fait bon vivre ici! disait-elle à Muller; tout y est meilleur, les hommes et la nature. Voyez, bon ami, quel air de fête partout; ces prés se sont parés pour nous recevoir, les arbres nous offrent des bouquets, la Meuse nous sourit de loin, et les Vosges nous envoient des saluts harmonieux. Il n'est pas jusqu'au vieux donjon qui ne se soit revêtu d'un rayon de soleil, comme d'un habit d'étiquette. Oh! qu'il fait bon vivre ici! En répétant ces mots, elle s'élança joyeuse hors de la calèche de voyage, et trouva sur le perron les gens du château empressés de la recevoir. Emma avait laissé à Champfleury des regrets bien vifs; longtemps elle avait été la fée du pays, la providence des malheureux. Son retour fut l'événement du jour à plus de trois lieues à la ronde. De toutes parts on accourut pour voir la fille du général, et ces braves villageois s'en allaient heureux d'avoir pu embrasser un coin de son vêtement. C'était une réception de reine; le salon ne désemplissait pas. Muller craignit que cette fatigue nouvelle, ajoutée à celle du voyage, n'épuisât les forces d'Emma; il fit quelques observations. --Non, bon ami, soyez sans crainte, répondit la jeune fille; la vue de ces braves gens me fait du bien; ils m'apportent la joie et la santé; laissez-les venir. --Demain, dit Muller en insistant, demain, Emma; cela vaudra mieux; vous serez plus reposée. --A quoi bon! répondit la jeune fille. Quand le plaisir est là, pourquoi dire demain? Sommes-nous sûrs de demain? ajouta-t-elle avec un accent plus mélancolique. Bon ami, je suis heureuse, et le bonheur donne de la force. Laissez-moi remplir jusqu'au bout mes devoirs de châtelaine. --Soit, dit Muller; excusez alors la liberté qu'a prise votre vassal. Je vais voir ce que sont devenus nos herbiers. Le mois qui suivit l'arrivée d'Emma fut rempli de pareilles fêtes. Le curé du village vint la voir, et ne plaida pas en vain pour ses pauvres. La commune se plaignait de ses routes; Emma y pourvut mieux qu'un conseiller municipal. Elle voulut que Champfleury eût une école, et assura le traitement de l'instituteur. Pas un indigent ne s'adressa vainement à elle; une souffrance révélée était une souffrance secourue. Sans blâmer ces libéralités, Muller eût désiré qu'Emma en réglât mieux l'emploi; là-dessus s'engageaient entre eux des débats où le digne Allemand était toujours vaincu. --Me défier de gens qui tendent la main! disait Emma; mais, mon bon ami, où avez-vous donc la tête? Est-ce que vous croyez que l'on fait ce métier-là de gaieté de coeur? Ainsi, Emma s'initiait à une vie nouvelle, et trouvait un aliment à son activité. Pendant son absence, le château avait été fort négligé, et le changement de maître n'avait pas peu contribué à son dépérissement. La jeune fille fit venir des ouvriers du chef-lieu, ordonna les travaux, les surveilla elle-même. Muller se résignait au rôle d'intendant, trop heureux de ne figurer qu'en seconde ligne. Emma prenait de l'intérêt à ce qui se passait autour d'elle: c'était beaucoup; il en résultait une diversion heureuse à ses douleurs récentes, et un précieux moyen de guérison. On remonta l'écurie, on songea à la basse-cour, on repeupla la garenne. Tous les oiseaux rares qu'Emma avait rassemblés dans sa volière étaient morts faute de soins; il fallait combler ces vides et recommencer sur de nouveaux frais. L'humidité avait attaqué les herbiers et les cadres d'insectes: c'était encore une besogne à refaire. Ce changement d'habitudes opéra sur la jeune fille une métamorphose complète. Elle se remettait à vue d'oeil, elle prenait chaque jour un meilleur visage. Cet air natal avait en lui quelque chose de si puissant et de si généreux, il agissait si activement sur ces organes où sommeillait la plus grande des forces, celle de la jeunesse, que peu à peu les symptômes les plus fâcheux disparurent pour faire place à des signes évidents de réaction. Le teint reprit ses tons naturels, la respiration devint plus libre, la toux disparut, les yeux perdirent leur éclat fébrile. Champfleury agissait donc plus puissamment que la science des docteurs, et fournissait la preuve de ses vertus souveraines. Le ciel, l'air, le régime, ces grands modificateurs; le temps, qui adoucit les blessures; l'activité physique, qui trompe les douleurs de l'âme: tout contribuait à ranimer en elle les sources de la vie. On entrait d'ailleurs dans la belle saison; l'air était doux, la température égale, rien ne contrariait un rétablissement prochain. Pour seconder ce triomphe de la jeunesse et de la nature, Muller n'oubliait, ne négligeait rien. Il avait lu dans quelques livres que l'oxygène exhalé par les arbres est favorable aux poumons, et il en concluait qu'en passant une grande partie de la journée sous les voûtes des grandes forêts il procurerait à son élève une atmosphère propre à accélérer sa guérison. Ce fut dès lors pour lui un souci que de préparer des excursions dans toute la chaîne des Vosges, et promener Emma sous ces ombrages séculaires. C'était tantôt un site, tantôt une ruine qu'il s'agissait de visiter; une leçon d'histoire ou de botanique, un acte de bienfaisance ou un dîner sur l'herbe: les prétextes ne manquaient jamais à Muller. Il tenait ainsi la jeune fille en haleine, et l'empêchait de se blaser sur cette vie des champs, qui a, au début, tout le charme d'une idylle, et qui devient, à la longue, monotone comme les sables du désert. Parfois des surprises donnaient à ces excursions un attrait de plus. Dans les bois voisins du château, Muller avait fait disposer des chalets rustiques au moyen de quelques planches recouvertes de feuillage. Quand la fatigue commençait à gagner Emma, un de ces réduits s'offrait à point nommé avec du laitage, de la crème et de ce bon pain villageois dans lequel la jeune fille mordait avec délices. Cette collation si frugale et si bien accueillie était du plus strict régime: Muller déguisait les prescriptions des docteurs sous les apparences du plaisir. --Savez-vous, bon ami, que vous me gâtez! disait Emma en portant dans ce repas improvisé l'appétit que donne la promenade. Que cette crème est donc délicieuse! --Parfaite, répondit Muller en prenant sa part du festin; c'est Georgette qui l'a apportée ici ce matin. Vous ayez été si bonne pour son aïeule. C'est une surprise qu'elle aura voulu vous ménager. --Les bonnes gens! disait Emma. Je ne sais comment on peut être dur pour ce peuple de la campagne. Comme il souffre avec patience! comme il aime ceux qui le traitent bien! Le riche est injuste envers eux. --Oh! bien injuste! répondait Muller, s'associant à la pensée de la jeune fille; bien injuste, Emma! Le riche ne tient pas compte comme il le devrait des sueurs du pauvre. Entre le laboureur qui pousse le soc et le boeuf qui ouvre le sillon, le riche fait peu de différence. Ce sont deux services qui, à ses yeux, se ressemblent beaucoup. L'essentiel, pour lui, c'est que le blé lui appartienne. La belle saison s'écoula au milieu de ces distractions que Muller multipliait sous les pas de sa pupille. Cependant, quelque soin qu'il prît à les varier, il ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'elles perdaient graduellement de leur attrait; Dans les premiers mois de son séjour, Emma avait paru jeter un voile sur le passé et l'effacer complètement de sa mémoire. Pas un mot sur Paris, rien qui, de près où de loin, se rattachât à Paul Vernon. Muller se réjouissait de ce changement: il y voyait le signe d'une cure complète, et croyait que le temps achèverait ce que Champfleury avait si bien commencé. Le temps agit en sens contraire. Emma, insouciante d'abord, devint chaque jour plus sérieuse et plus réfléchie; elle prit moins de goût aux choses qui jusqu'alors l'avaient intéressée, laissa à Muller le soin du commandement, et se retrancha de nouveau dans ses habitudes de mélancolie et de méditation. L'Allemand comprit qu'il s'était flatté d'un succès trop prompt et que le champ était encore ouvert aux inquiétudes. Cela devait être. Emma ne pouvait supporter longtemps sans souffrir les tristesses de l'isolement. Autour d'elle se réunissait tout ce qui rend la vie heureuse: la richesse, la considération, les honneurs du rang, les ressources de l'intelligence; et elle en était réduite à jouir seule de tout cela, sans entrevoir le moment où elle y associerait un coeur digne du sien et qui méritât cette préférence. A mesure qu'il s'opérait chez elle un retour plus complet vers la santé, ce vide de l'âme, ces élans vagues vers un avenir inconnu se manifestaient avec plus de force et troublaient la sécurité de son esprit. La pureté sans tache dans laquelle s'était écoulée sa vie n'excluait pas un travail d'imagination qui, à son insu, la dominait. Elle n'avait jamais lu d'autre roman que celui qui s'agitait dans son coeur; mais ce roman était inépuisable, et chaque jour elle y ajoutait un nouveau chapitre. Avec une mère pour la guider, la jeune fille n'aurait pas été la proie de ce long combat. Une mère sait armer son enfant contre les déceptions et la préparer aux épreuves qui l'attendent. Emma s'était élevée pour ainsi dire toute seule, avec Muller pour confident et sa conscience pour guide. Ces deux tuteurs ne suffisaient pas. Entre l'élève et le précepteur régnaient une certaine distance de condition et une réserve bien naturelle chez une jeune fille. Muller devinait plus de choses qu'on ne lui en confiait, et il était loin de tout deviner. Les fluctuations de ce coeur lui échappaient aussi bien que ses angoisses. Vers la fin du mois d'août, la mélancolie d'Emma prit un caractère taciturne qui affligea profondément son précepteur. Elle ne se trouvait bien que seule, et souffrait avec impatience qu'on l'accompagnât dans ses promenades solitaires. Muller respectai! ce caprice et s'éloignait les larmes aux yeux. Cette époque de l'année était celle où, pour la première fois, elle avait vu Paul Vernon, et elle se rappelait tous les détails qui se rattachaient à son séjour à Champfleury. Elle était enfant alors, gaie, rieuse, sans souci de l'avenir. Combien l'horizon s'était assombri depuis ce temps! Quelles dures leçons lui avait infligées le destin! Et pourtant combien le bonheur était près d'elle encore! Paul n'était pas marié; la liaison passagère qu'il avait formée venait de se rompre. Libres tous deux, qui les empêchait de s'unir? Paul s'était éloigné d'elle, mais ne fallait-il pas excuser un écart de jeunesse? Peut-être n'était-il pas aussi corrompu qu'on le croyait, et l'amour d'ailleurs ne pouvait-il pas faire un miracle? Voilà sur quel terrain s'aventurait l'imagination de la jeune fille, quels problèmes elle se posait pour les résoudre dans le sens de sa passion. À Paris, sur le théâtre de ses torts, Paul n'aurait eu que peu de chance de rentrer en grâce; à Champfleury, tout lui était propice, la voix des souvenirs, les conseils de l'isolement. Plus la solitude agissait sur Emma, plus la chance devenait favorable au beau cousin, plus elle se sentait ramenée impérieusement vers lui. Tout ce qui pouvait flatter ce sentiment trouvait accès auprès d'elle, tandis qu'elle en éloignait tout ce qui lui était contraire. Elle avait peur des scrupules de Muller et se défiait de sa bonté; de là sa réserve à son égard et son système de réticences. Comme but favori de ses promenades, Emma avait choisi la lisière d'un petit bois que Paul Vernon traversait toujours quand il revenait de ses grandes chasses sur les crêtes des Vosges. C'était là qu'elle avait autrefois coutume de l'attendre; c'est là qu'elle se rendait chaque jour. Une sorte de carrefour pratiqué à l'entrée du bois permettait d'embrasser d'un coup d'oeil les divers sentiers qui le traversaient. Un soir qu'Emma était allée, comme d'habitude, s'asseoir sur un tertre de gazon ménagé en avant des taillis, elle crut apercevoir dans l'une des avenues une apparition familière. Elle eut peur; un nuage passa devant ses yeux. -Ah! mon Dieu! dit-elle, mon Dieu! serait-ce lui? Tout son corps frémissait; elle s'appuya sur une branche voisine, comme si elle eût craint de défaillir. L'apparition se rapprochait et devenait de plus en plus distincte. C'était lui, en effet; c'était Paul Vernon, en costume de chasse, tel qu'Emma l'avait gravé dans ses souvenirs. Il s'approcha de la jeune fille, tremblante d'émotion et de surprise. --Quoi! ma cousine, lui dit-il, c'est vous! Vous ici toute seule! --Oui, mon cousin, répondit Emma heureuse et troublée; oui, c'est bien moi: je vous attendais. XXIII Un rayon de soleil entre deux orages. Cet élan de la jeune fille avait été si spontané, qu'elle y trahit en quelques mots le voeu secret de son coeur et l'idée fixe de sa sollicitude. A peine les eut-elle prononcés, qu'elle s'arrêta, toute confuse. Ses yeux s'abaissèrent par un chaste retour sur elle-même; ses joues se couvrirent du vermillon le plus vif; un embarras plein de grâce et de pudeur régna dans sa contenance. Il se fit entre elle et son cousin un silence expressif pendant lequel leurs pensées seules se répondaient. Enfin, Emma leva timidement sur le beau jeune homme des yeux pleins de tendresse et d'abandon. --Venez, Paul, lui dit-elle; la nuit se fait; il est temps de regagner le château. Elle lui tendit une main, dont il s'empara avec vivacité, et ils marchèrent ainsi sans échanger une parole: le bonheur de se sentir l'un près de l'autre leur suffisait. La présence de Vernon ne tenait point à des motifs romanesques, mais aux causes les plus naturelles et les plus simples. La saison des chasses approchait; et l'un des propriétaires du voisinage, grand amateur de vénerie, avait invité le jeune homme à venir passer chez lui une partie de l'automne. Paul avait accepté avec empressement un double attrait le poussait vers Champfleury. A peine arrivé, il s'était empressé de se rendre auprès de sa cousine et l'avait trouvée sur son chemin. Ainsi s'expliquait cette rencontre fortuite; Muller n'y vit rien de plus. L'imagination d'Emma ne se contentait pas d'une réalité aussi prosaïque; son thème était tout autre. Dans le hasard qui l'avait conduite au-devant de son cousin, elle voyait le doigt de la Providence. Pourquoi résister encore? Pourquoi lutter? Le ciel s'en mêlait, il réunissait deux coeurs que l'orage avait séparés. L'absence avait dû être une expiation nécessaire; le retour marquait l'aurore d'un bonheur nouveau. La jeune fille s'exaltait à ces pensées; il lui semblait soulever le voile qui couvrait l'avenir et y apercevoir une longue suite de beaux jours. Qu'eût-elle fait, d'ailleurs, seule en ce monde, sans un bras pour la soutenir, avec le vide dans son coeur comme dans son existence? Quel que fût le sort qui l'attendait, il ne lui restait plus qu'à céder; car son amour, c'était sa vie même. Sa résistance était à bout; elle ne pouvait plus fuir son destin. Quand cette détermination fut bien prise, la physionomie d'Emma recouvra une sérénité que depuis longtemps elle avait perdue. Le sourire revint sur ses lèvres et ne les quitta plus; une joie douce anima ses traits, une grâce charmante releva le prix de ses paroles. Elle avait, vis-à-vis de Muller, à expier des torts récents; elle se montra charmante pour lui, et mit une sorte de coquetterie à lui plaire. La soirée s'écoula ainsi, au milieu de mille attentions et de mille soins. De temps en temps, Emma quittait le salon et allait donner quelques ordres, puis elle revenait joyeuse comme l'oiseau. Il était déjà tard quand Paul se leva pour prendre congé. --Halte-là, mon cousin, lui dit la jeune fille; on ne sort pas ainsi de nos domaines. Nous avons à Champfleury droit de haute et de basse justice: demandez plutôt à Muller. --C'est dans nos chartes, répliqua celui-ci en riant et sans savoir où Emma voulait en venir. --Soit, dit Paul; mais je n'ai rien à craindre de vos arrêts, ma cousine. Je ne suis point un vassal rebelle. --Vous l'entendez, bon ami, poursuivit la jeune fille. Ce que c'est que l'habitude chez les grands coupables! elle détruit le sentiment de la faute. --Mais encore, répondit Vernon, faut-il savoir ce que vous avez à me reprocher, ma cousine. --Quoi! monsieur, dit Emma en croisant ses bras pour se donner l'air d'un juge sévère, vous venez dans les Vosges, et c'est chez un étranger que vous descendez! Il est impossible que l'on n'ait pas prévu ce crime-là. Outrager l'hospitalité dans la personne d'une cousine! Qu'en dites-vous, Muller? --C'est un cas très-grave, répondit le précepteur; les lois des Ripuaires l'avaient prévu; il s'agit de la peine de mort. --Nous serons moins rigoureux, dit la châtelaine en gardant son sérieux; nous nous contenterons de la prison perpétuelle. Vous connaissez le pavillon du petit parc, bon ami? --Oui, madame la baronne, répliqua Muller, qui s'associait à ce jeu; un cachot véritable. --Eh bien, poursuivit Emma, c'est là que nous enfermerons notre captif. Je vous institue son geôlier, monsieur Muller; vous m'en répondez sur votre tête! Paul était enchanté, cependant il se défendit pour la forme. C'était tantôt la crainte de causer trop d'embarras, tantôt celle de se montrer impoli vis-à-vis de son hôte actuel, puis les bagages qui étaient loin, et d'autres prétextes encore. Emma trouvait réponse à tout. --Mon cousin, disait-elle, c'est jugé et bien jugé; il n'y a plus à en revenir. Votre hôte est prévenu et vous excuse; vos bagages sont dans le pavillon du parc. Tout s'est fait pendant que vous causiez avec nous ce soir, Ainsi, résignez-vous, c'est sans appel. --Il faut vouloir tout ce que vous voulez, ma cousine, dit le jeune homme en lui serrant la main avec tendresse. Le pavillon était à une petite distance du château: Emma ne voulut laisser à personne le soin d'y installer son prisonnier. Les domestiques s'acheminèrent avec des falots; Muller les suivait, ainsi que les deux amants. Emma s'appuyait sur le bras de Paul et marchait avec une légèreté telle, qu'on eût dit qu'elle ne touchait pas la terre. La nuit était magnifique: les étoiles brillaient comme des diamants. Le long des arbres couraient ces sons harmonieux de la nuit qui semblent bercer la terre endormie.. --Emma! disait Paul à demi-voix et avec un accent qui allait au coeur de la jeune tille, où est le bonheur, si ce n'est ici? --Oui, répondit-elle inondée de joie, ici et point ailleurs, Paul, restons où nous sommes bien. Leurs mains s'étaient rapprochées et ne se quittèrent plus qu'au moment où on arriva devant le pavillon. Du temps du baron, ce bâtiment avait été l'objet d'une dépense considérable. Il y venait coucher pendant la saison de la chasse, et s'était plu à l'embellir. A proprement dire, c'était plutôt un logement complet qu'un simple pavillon. Situé dans le centre d'un rond-point, il avait pour perspective, d'un côté un petit lac sur lequel s'ébattaient des cygnes, de l'autre une large allée d'ormes qui descendait vers la Meuse. Le mobilier en était moderne, riche, presque fastueux: des tableaux de prix ornaient les murs, une bibliothèque pourvue de livres choisis y offrait une ressource contre l'oisiveté. Un sage aurait pu s'y plaire; à plus forte raison un amoureux. Paul prit possession de son domicile avec un bonheur réel et s'endormit au milieu des songes les plus riants. Depuis ce jour, la vie des deux amoureux ne fut qu'un perpétuel enchantement. Emma ne voulait pas que Paul renonçât pour elle à ses goûts favoris; mais elle arrangeait si bien les choses, que, au fort de ses plus grandes chasses, elle se trouvait sur son passage comme une fée familière, sans qu'on pût dire comment elle y était venue. Muller trouvait parfois ces excursions un peu rudes; mais le digne homme était si heureux du bonheur de son élève, qu'il n'osait pas se plaindre, et dissimulait de son mieux la fatigue qu'il éprouvait. La joie de ces enfants le spectacle de leur mutuelle tendresse l'enivraient et le rajeunissaient. Il voyait enfin rentrer dans cette maison la gaieté et l'amour, deux hôtes qui, depuis si longtemps, s'en étaient éloignés. Tous les nuages s'étaient dissipés peu à peu, le ciel avait repris son azur. La jeunesse a un charme puissant auquel rien ne résiste, ni les soupçons du coeur, ni les alarmes de la raison. Le passé avait fui; il n'en restait qu'une page blanche, sur laquelle le couple fortuné avait inscrit la date de ses amours. Dès lors, l'union prochaine d'Emma et de Paul devint un fait public à plusieurs lieues à la ronde. Le dimanche, à la messe solennelle, on les voyait s'asseoir ensemble au banc d'honneur; à la promenade, aux fêtes du village, partout, ils étaient inséparables. Les fermiers de Champfleury saluaient Paul comme un maître; les autorités municipales étaient pleines de déférence pour lui. C'était une souveraineté anticipée. Quoique Vernon éprouvât pour sa cousine une tendresse réelle, il restait encore chez lui quelque place pour un autre sentiment. Sa passion n'avait pas, comme celle d'Emma, ce caractère exclusif qui ferme le coeur à toute pensée étrangère. Il aimait, sans doute, mais il calculait aussi. Les leçons de Granpré ne pouvaient s'effacer d'une manière aussi rapide. Dès qu'il fut certain de cette alliance, objet de tous ses voeux, il se prit à jouer sérieusement le rôle de maître, et voulut s'initier d'avance à la gestion d'intérêts qui allaient devenir les siens. Jusqu'alors Muller avait tout réglé, tout administré. Paul se fit rendre des comptes, et engagea plus d'une fois à ce sujet des discussions interminables. Il demandait des justifications à propos des plus petites minuties, s'inquiétait des moindres détails, faisait subir au pauvre Allemand des interrogatoires dont celui-ci s'échappait le coeur navré. Dans les débuts, le jeune homme apportait à cette espèce d'enquête quelque discrétion et quelque réserve; mais peu à peu, enhardi par l'impunité, il poussa les choses jusqu'à la plus injurieuse défiance. L'élève de Granpré se retrouvait tout entier. Muller aurait eu un moyen de mettre un terme à ces odieux procédés, c'eût été d'en parler à Emma; mais plutôt que de recourir à ce moyen extrême il eût préféré toutes les humiliations du monde. Désormais, pour la jeune fille, la perte de ses illusions était le coup de la mort. Il la voyait heureuse, florissante: il eût craint de troubler par sa faute cet heureux retour vers le bonheur et la santé. Il se résigna donc à souffrir en silence. Il fallut peu de temps à Paul pour retrouver les instincts les plus âpres de l'homme d'affaires, et cette passion du calcul qui distinguait son maître. La perspective d'une fortune considérable l'enivrait et troublait sa prudence habituelle. Sous prétexte de soulager Muller, il fit porter dans son pavillon les titres de famille, les baux, les conventions, les actes authentiques et privés, enfin tous les éléments d'une vérification générale. Ces titres, rédigés dans le grimoire habituel des gens de loi, étaient, pour lui la plus douce, la plus attachante des lectures; il s'en inspirait, il s'en nourrissait chaque jour et à toute heure. Quand il avait besoin d'un renseignement, il envoyait chercher Muller, et tenait avec lui de longues séances. Parfois l'Allemand lui résistait et éclatait en reproches; Paul, en élève de Granpré, passait outre et revenait à la charge avec une insistance nouvelle. Jamais il ne laissait changer une thèse d'intérêt en une thèse de sentiment; jamais il ne se payait de considérations d'un ordre moral pour excuser un sacrifice matériel. Il n'admettait pas ces confusions, indignes d'un logicien tel que lui, et voulait qu'on traitât avec le coeur les affaires de coeur, avec le calcul les affaires de calcul. Ces séances avaient lieu dans l'une des pièces du pavillon, située en face de l'allée qui menait au château. C'était un petit salon octogone éclairé par des croisées garnies de stores. Quand le soleil était haut, ces stores tempéraient la clarté du jour tout en laissant quelque jeu à la brise extérieure. Ces stores ne fermaient pas non plus assez hermétiquement les ouvertures, qu'on ne pût entendre du dehors une conversation engagée à haute voix, surtout quand les interlocuteurs y mettaient quelque vivacité. Seulement, il était rare que les personnes du château vinssent de ce côté, et les secrets des séances du pavillon étaient ainsi gardés par sa position discrète et solitaire. Un jour que le débat s'était prolongé plus longtemps que de coutume, Emma éprouva un sentiment d'impatience inusité et presque fatal. Depuis deux heures, elle attendait Paul au château, et Paul ne paraissait pas. Elle eut voulu interroger Muller; Muller aussi se trouvait absent. Où étaient-ils tous deux, et pourquoi la laissaient-ils seule? Voilà quelle question se posait Emma. Elle n'y céda pas d'abord; mais peu à peu elle sentit un tel vide à ses côtés et dans son coeur un trouble si étrange, qu'elle résolut d'échapper à ce malaise en allant, à la découverte. Les plus grandes chances étaient du côté du pavillon: aussi se dirigea-t-elle vers l'allée qui y conduisait. Cette avenue était couverte d'un gazon ras et serré qui amortissait le bruit des pas; elle parvint de la sorte jusqu'au seuil même du salon octogone sans que rien vînt trahir sa présence. La discussion continuait entre Paul et Muller; l'accent avait atteint son plus haut diapason. Emma, inquiète, s'arrêta pour écouter: --Oui, disait une voix que la jeune fille ne reconnut que trop, oui, monsieur Muller, je vous répète qu'il serait absurde de s'obstiner dans un placement pareil: c'est contre toutes les règles. --Une propriété de famille, monsieur Paul! disait l'autre voix; aliéner une propriété de famille! Songez-y, mademoiselle Emma n'y prêtera jamais les mains. --Allons donc! un objet qui ne rend pas deux et demi pour cent, répondit Paul. On voit bien que vous n'êtes pas financier, monsieur Muller. --Non, monsieur, dit Muller avec un accent de reproche, et je m'en honore. Je ne pousse pas le calcul si loin. Vous ne voyez dans cette terre que le revenu; moi, je vois les souvenirs qui s'y rattachent; mademoiselle Emma aussi. C'est un legs de son père, le lieu où sa mère a rendu le dernier soupir. Voilà pourquoi elle l'a rachetée au prix de quelques sacrifices. --Bah! des raisons de sentiment, répliqua Paul; cela n'a plus de cours. Deux et demi pour cent, monsieur Muller, c'est à quoi se réduit la question. Si vous trouvez un pareil placement convenable, je n'ai rien à ajouter. De l'argent que nous pourrions faire valoir à raison de six... Trois et demi pour cent de perdus. Fi donc! Décidément, il faudra vendre. Chacune de ces tristes paroles pénétrait le coeur d'Emma et y rouvrait ses blessures; elle n'eut plus la force de se tenir debout et s'appuya sur le mur qui régnait entre les croisées. L'entretien continuait. --Et ces baux, disait Paul, a-t-on jamais rien vu de plus naïvement fait! Soixante, quatre-vingts francs l'hectare, pour des terres qui en valent bien, haut la main, cent quarante et cent cinquante! Autant vaudrait prendre des poignées d'or et les jeter dans la Meuse! ils sont bien heureux, vos manants. --Monsieur Paul, répondit Muller d'une voix sévère, ces manants sont d'anciens serviteurs, fort attachés à la famille. C'est le général qui a signé ces baux; il était fils de cultivateur et il s'y connaissait. Il a voulu autour de lui des heureux et non des misérables. N'insultez point à sa mémoire. --Soit, monsieur Muller, répliqua le jeune homme; mais avec moi il en retournera autrement, je vous le jure. Peste, comme vous les défendez! Est-ce que vous auriez par hasard un pot-de-vin sur l'affaire? A cette imputation outrageante, Muller ne put se contenir; sa colère éclata. --Monsieur, dit-il, en se levant, voilà un propos odieux; j'aurai le soin de ne plus m'exposer à rien de semblable. Il se dirigea vers la porte; et en sortant il aurait immanquablement aperçu Emma, si la jeune fille, par un mouvement plus prompt que la pensée, n'eût tourné l'un des angles que formait la construction. Muller sortit fort agité et gagna la grande avenue, tandis qu'Emma se rejetait du côté du parc et allait égarer sa douleur dans les allées les plus solitaires. XXIV La chute des feuilles. Deux heures après qu'elle eut surpris cet entretien, Emma rentra au château l'oeil égaré, la figure sombre. Une fièvre ardente s'était emparée d'elle, ses membres s'agitaient en proie au frisson. Elle voulut lutter, mais en vain: le mal la vainquit. Il fallut regagner péniblement sa chambre et se jeter sur un lit, que la souffrance et le délire vinrent assiéger. Ni Muller ni Paul ne comprenaient rien à cette rechute soudaine; en fille héroïque, Emma gardait le silence; elle avait résolu de mourir avec son secret. Muller envoya de tous les côtés afin de chercher des secours. Un domestique du château courut à franc étrier vers le chef-lieu pour en ramener un médecin, tandis qu'un homme de confiance se dirigeait en poste vers Paris avec l'ordre de ne point en revenir sans un praticien célèbre. En attendant, il pourvut lui-même au plus pressé. Le docteur du chef-lieu arriva; il se trouva être un homme instruit, expérimenté, comme on en rencontre tant aujourd'hui dans nos provinces. Il n'hésita pas un instant sur la nature du mal: c'était une inflammation de poitrine, qui exigeait un traitement énergique et prompt. Tout fut mis sur-le-champ en usage, avec une décision qui n'excluait pas la prudence. L'état de la jeune fille était des plus graves; le pouls s'élevait de plus en plus, la respiration devenait pénible, la tête s'embarrassait. Un désordre au cerveau pouvait se déclarer et rendre impuissants les efforts de l'art. On agit donc avec vigueur et de manière à conjurer ces fâcheux symptômes. Pendant cinq jours et cinq nuits, aucune amélioration sensible ne se manifesta. La fièvre était toujours vive, le délire opiniâtre. La jeune fille semblait se débattre sous une obsession constante: de temps à autre, elle portait autour d'elle un regard effaré, puis elle s'engloutissait dans ses oreillers comme pour échapper aux poursuites d'un fantôme. Des paroles entrecoupées, des phrases sans suite s'échappaient de ses lèvres, et le nom de Paul était le seul qui y trouvât place. Tantôt elle le prononçait avec une expression de tendresse qui eût amolli les rochers: tantôt elle y apportait un dédain, une colère manifestes. Dans le cours de ces rêves fiévreux, il n'était pas rare qu'elle se mît sur son séant et envoyât la main dans le vide comme si elle eût voulu se saisir de quelque objet; parfois même elle rejetait violemment les couvertures et, fredonnant un air de chasse, elle essayait de s'élancer hors de son lit. Deux femmes, qui ne la quittaient pas, avaient beaucoup de peine à contenir ces accès de délire et ces gestes désordonnés. On voyait que l'âme et le corps étaient à la fois atteints chez la malade, et que la force de la jeunesse s'y trouvait aux prises avec l'énergie de la douleur. Depuis qu'Emma reposait sur son lit d'angoisses, personne ne dormait dans le château; tout ce qui l'entourait souffrait comme elle et avec elle. Le docteur n'abandonnait que rarement le chevet. Muller y restait des heures entières abîmé dans son désespoir. Paul eût aussi voulu s'y établir; mais sa présence jetait Emma dans une agitation si grande, que le médecin le pria de s'abstenir désormais. Le jeune homme en fut donc réduit à errer autour de la chambre et à y attendre des nouvelles avec anxiété. Le coeur de Vernon n'était point mauvais; seulement, le bien y sommeillait et ne reprenait le dessus que dans les occasions décisives. La maladie d'Emma amena une de ces réactions; Paul y prit une part profonde et sincère. S'il eût suffi de donner quelques années de sa vie pour prolonger les jours de sa cousine, il l'aurait fait avec joie; sans arrière-pensée, sans calcul. C'était un caractère où la nature et l'éducation se livraient un perpétuel, combat; généreux au fond, mais enchaîné à l'intérêt par des habitudes invétérées. Tant que sa cousine fut mourante, aucune autre pensée n'eut de place dans son esprit; il s'y intéressait pour elle-même et non pour cette dot qu'elle menaçait d'emporter dans sa tombe. Enfin, le sixième jour, le docteur donna quelque espoir: il y eut du mieux dans l'état de la malade. Le pouls se modérait graduellement, l'oeil n'avait plus l'aspect vitreux, le sommeil redevint plus tranquille, le délire cessa. Emma parla aux personnes qui entouraient son lit; elle tendit la main à Muller, que la joie suffoquait, et demanda elle-même à voir son cousin. Quand Paul entra, il passa sur ses traits une expression de douleur contenue; mais elle eut bientôt triomphé de ce mouvement, et ne laissa plus voir que de la douceur et de la bonté. De pareilles émotions pouvaient être dangereuses; on les abrégea, et le silence se fit de nouveau autour du lit de la jeune fille. Ce fut dans cette première période de la convalescence qu'arriva le célèbre praticien de Paris. Son confrère de province lui avait ravi les honneurs de la cure; il ne lui restait plus rien à faire, si ce n'est à approuver ce qui s'était fait. Ainsi se passent presque toujours les choses. Seulement, il y eut entre les deux docteurs la séance obligée où ils arrêtèrent en commun la marche à suivre pour accélérer la guérison. Rien de plus simple: un régime doux, un exercice modéré, point d'imprudence et peu d'émotions, le logis dans les jours froids ou pluvieux, les rayons du soleil dans les beaux jours. La conférence où ceci fut arrêté se passait dans une petite pièce attenante à la chambre d'Emma, et il était facile d'y entendre le bruit d'une petite toux sèche et opiniâtre qui venait de se déclarer chez la malade. --Diable! dit le médecin de Paris, vous n'êtes pas au bout de vos ennuis, mon confrère; voilà un mauvais son de cloche. --Je l'avais déjà remarque, répliqua le médecin de province: le coffre n'est pas fort. --Soignez les bronches, dit en insistant le docteur parisien. Diable! diable! ajouta-t-il en levant la séance, je n'aime pas cette toux-là. Deux jours après, Emma pouvait se lever et passer la journée au coin du feu; les forces lui revenaient à vue d'oeil, sa convalescence marchait à pas rapides. Seulement, la toux persistait et prenait un caractère périodique. Les accès n'en étaient ni longs ni fréquents, mais ils se succédaient avec régularité, et des sueurs abondantes s'y joignaient. Quoique le pouls n'eût plus ce mouvement déréglé qui signale les ardeurs de la fièvre, il n'était pas redescendu à la limite désirable et avait conservé un peu d'accélération. Ces symptômes inquiétaient le docteur: mais ils semblaient si peu graves auprès de ceux dont la nature et l'art venaient de se rendre maîtres, que personne au château ne s'associait à ses inquiétudes. Peut-être la jeunesse d'Emma aurait-elle été plus forte que ces secousses, si un tourment moral ne fût venu les aggraver. La scène du pavillon, les mots cruels qu'elle y avait recueillis étaient pour elle l'objet d'un désespoir désormais sans fin. Le dernier voile venait de tomber; plus de rêve, plus d'illusion possible. Lutter contre des instincts si enracinés ou en supporter les tristes conséquences étaient deux perspectives également odieuses à sa pensée. Elle avait envisagé le mariage comme un concert, non comme un duel; elle se sentait trop fière pour subir la tyrannie du calcul et trop résignée pour la combattre. Entre les deux écueils, il n'y avait qu'une ligne à suivre, celle de l'oubli du passé. Assez de songes, assez de fol espoir! il fallait rentrer dans le monde réel après avoir longtemps poursuivi des chimères. Une barrière, cette fois infranchissable, s'élevait entre elle et son cousin. Une pareille résolution ne put pas entrer dans le coeur de la jeune fille et y prendre un caractère formel sans y occasionner de profonds déchirements. Emma souffrait comme le Spartiate, en dévorant sa douleur, mais sa souffrance n'en était que plus vive. Décidée à laisser ignorer à Paul le motif réel qui l'éloignait d'une union longtemps désirée, elle était obligée de se retrancher derrière le chapitre des subterfuges, d'alléguer le soin de sa santé, les ordres rigoureux du médecin, enfin d'employer mille ruses qui répugnaient à ses habitudes nobles et franches. Pour que son cousin ne soupçonnât pas la vérité, elle se voyait contrainte aussi de l'accueillir avec le même sourire et de lui témoigner la même affection. Ces mensonges la navraient; vingt fois elle fut sur le point d'y renoncer; cependant sa bonté l'emportait toujours: elle craignait de blesser Paul, d'inquiéter Muller; elle aimait mieux endurer seule ce mal secret que d'en laisser retomber la plus légère partie sur les autres. C'est ainsi que son état allait chaque jour empirant, et qu'aux ravages d'une fièvre lente s'unissaient les tortures d'une âme ulcérée. Les premiers froids de l'automne aggravèrent cette situation. Autant l'air vif des montagnes lui avait été favorable pendant la belle saison, autant il devint meurtrier quand l'automne ramena les horizons brumeux et les courtes journées. La Meuse était devenue le siège d'un brouillard permanent que le soleil dissipait avec peine, et qui, plus d'une fois, couvrit le château, d'un voile humide et épais. Les feuilles jaunies se détachaient des arbres et roulaient au loin, chassées par la brise. La nature prenait le deuil comme le coeur d'Emma. A peine, de loin en loin, se faisait-il un peu d'azur dans le ciel; encore n'avait-il ni la pureté ni la transparence accoutumées. L'influence de la saison agit sur la santé de la jeune fille de la manière la plus funeste; les symptômes qui avaient alarmé Muller reparurent: la toux devint plus fréquente, le pouls plus capricieux et plus irrégulier. La destruction commençait, et, loin de la retarder, la jeunesse en hâtait les progrès. Bientôt les forces d'Emma s'affaiblirent; elle ne put pas supporter sans fatigue la plus courte promenade. Il fallait que Muller et Paul la soutinssent chacun de leur côté; qu'ils l'aidassent à gravir les marches du perron, trop pénibles pour sa poitrine oppressée. Elle, cependant, leur souriait, mais d'un sourire qui avait déjà l'expression de celui des anges. Cette âme ne tenait plus à la terre que par un lien si léger, qu'à chaque instant on pouvait croire qu'il allait se rompre. Bientôt il ne fut plus possible à la malade de sortir du château; ses jambes affaiblies la portaient avec peine. Elle ne quitta plus son fauteuil, et passa ses journées avec Muller devant un grand feu et à l'abri d'un écran mobile. Tout était pour elle un sujet de fatigue, la parole surtout; aussi se ménageait-elle dans l'entretien. Mais ce qu'elle disait était marqué au coin d'une grâce infinie et d'une bonté inaltérable. Elle songeait à tout, à ses pauvres que le froid allait assaillir, à ses fermiers que la saison retardait dans leurs travaux, à Muller qu'elle consolait, à Paul dont elle cherchait à élever l'âme, à ses serviteurs, à tout ce qui lui était cher. Jamais une plainte, jamais un reproche; elle étouffait la douleur afin qu'autour d'elle on n'en ressentît pas le contre-coup; elle semblait déjà vivre dans un monde meilleur et au-dessus des misères du nôtre. Ce fut ainsi qu'elle s'éteignit, toujours aimante, toujours chaste, toujours dévouée. La mort ne la surprit pas: elle l'attendait; quand elle la sentit venir, elle se tourna du côté de Muller, et lui remit un pli cacheté. --Prenez ceci, lui dit-elle; vous l'ouvrirez quand je ne serai plus: c'est mon dernier voeu. Puis, tendant une main à son précepteur, l'autre à Paul, elle ajouta d'une voix douce: --Adieu, mes amis, c'en est fait; nous nous retrouverons Là-haut, Adieu. La vie la quitta avec ces mots; elle mourut, la lèvre parée d'un dernier sourire. Paul s'agenouilla au pied de ces restes bien-aimés, tandis que Muller contemplait avec une sombre tristesse le visage de son élève, de son enfant. Le premier soin du précepteur, quand il se fut arraché à cette douloureuse scène, se porta vers le dépôt qu'Emma lui avait confié. Il l'ouvrit et lut ce qui suit: «Ceci est ma dernière volonté. «Je laisse à la femme de mon père, la veuve du général Dalincour, deux cent mille francs sur les sommes qui sont déposées chez mon notaire. J'espère que ma belle-mère voudra bien accepter ce souvenir de celle qui n'est plus et qui n'a jamais cessé de faire des voeux pour son bonheur. «Je laisse à mon ami Muller cinquante mille francs; c'est tout ce qu'il accepterait de moi, mais je veux absolument qu'il les accepte. Je lui laisse aussi ma bibliothèque, mes oiseaux, mes herbiers, tout mon mobilier de jeune fille, tous les effets à mon usage. Je désire qu'aucun de ces objets ne soit distrait de ses mains. «Je laisse à César Falempin et à sa femme vingt mille francs en mémoire de leurs bons services; ces vingt mille francs reviendront à Suzon après leur mort. «J'institue pour mon; légataire universel mon cousin Paul Vernon, et lui laisse le reste de ma fortune; mais aux conditions suivantes, qui sont expresses et rendraient nulle toute disposition en sa faveur s'il y dérogeait: «La première condition, c'est que la terre de Champfleury ne pourra pas être aliénée avant quinze ans d'ici. «La seconde condition, c'est que tous les baux actuels seront renouvelés aux mêmes prix et clauses pendant ces quinze années; les fermiers ayant le droit de se prévaloir de cette réserve de mon testament, qui est faite en leur faveur. «Moyennant quoi, mon cousin Paul Vernon entrera en jouissance de tous mes biens; et, faute par lui de déférer aux voeux que j'exprime, mon ami Muller pourrait les revendiquer pour en faire tel usage qu'il lui conviendrait. «Je désire que mes restes mortels reposent près de ceux de ma mère. «Fait au château de Champfleury, le... «Emma Dalincour.» Ce testament fut un trait de lumière pour Muller; il vit à quelles atteintes la jeune fille avait succombé. Paul le comprit aussi et en éprouva quelque remords. Pour tromper ce sentiment, il fit élever un monument fastueux à sa cousine; mais, à six mois de là, ces impressions étaient effacées, et Muller restait seul à pleurer sur la tombe de la pauvre Emma. Ainsi s'en vont les âmes d'élite, comme si la terre se refusait désormais à les porter. Dispersées au milieu d'une génération avide, âpre au gain, dépourvue de culture morale, elles se sentent hors de leur place, y étouffent et y meurent. C'est le sort de toute plante féconde dans un champ qu'envahissent les ivraies. Vernon entra en possession de la fortune de sa cousine, et bientôt il ne lui resta plus de ce souvenir qu'un sentiment d'humeur contre les restrictions dont elle avait entouré son héritage. L'histoire de cet enfant du siècle serait, trop longue à raconter en quelques lignes; un jour peut-être m'en occuperai-je avec détail. Ce sera à la fois la sanction et l'expiation du mélancolique épisode qui vient de clore ce récit. Quant aux autres personnages qui y ont figuré, peu de mots suffiront pour fixer le lecteur sur leur destinée. La baronne a déposé un faux orgueil pour accepter le legs d'Emma; c'est aujourd'hui sa seule ressource et celle de Granpré, qu'a ruiné le tapis vert de la bourse. Ce couple, bien fait pour s'entendre, a fini par s'associer d'une manière légitime. Madame la baronne Dalincour est aujourd'hui madame Granpré. César Falempin et sa femme continuent d'habiter l'hôtel du faubourg du Roule, où ils sont visibles de six heures du matin à onze heures du soir. César attend les gendarmes de pied ferme; il demeure persuadé que la justice l'oublie et qu'il est un grand criminel. Anselme et Suzon conduisent de la manière la plus brillante le cabaret des Thèmes. Anselme est le plus grand consommateur de son établissement; mais Suzon est une ménagère si alerte, si vigilante, si économe, qu'elle répare amplement les brèches causées par les appétits immodérés de son mari. Toute la famille est restée fidèle à la mémoire d'Emma et la bénit chaque jour; César la place immédiatement, au-dessous de celle de l'empereur. Quant au grand Vincent, il persiste à croire qu'il n'y a de moral ici-bas que ce qui est matériel, et il vient de prouver, pour la quarantième fois, que le dernier mot du génie humain est de faire circuler les gens à raison d'un kilomètre par minute. FIN DES IDOLES D'ARGILE. End of the Project Gutenberg EBook of Les Idoles d'argile., by Louis Reybaud *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES IDOLES D'ARGILE. *** ***** This file should be named 47987-8.txt or 47987-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/7/9/8/47987/ Produced by Rénald Lévesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.